<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Barcelone la schizophrène

8 juillet 2020

Temps de lecture : 7 minutes
Photo : La ville de Barcelone, en Espagne. Photo : Pixabay
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Barcelone la schizophrène

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Barcelone séduit. Jusqu’à cette année, elle était connue du monde entier pour son attrait touristique, ses opportunités en affaires, son image avant-gardiste et son « vivre ensemble » festif. 2017 a brutalement modifié la donne, en y ajoutant une campagne anti-touristes, un attentat djihadiste et une grave crise politique sécessionniste. Circonstances malheureuses ou atavisme ?


 

La ville est située sur la Méditerranée, au nord-est de l’Espagne. Son port naturel adossé à une riche plaine littorale, repéré par les Romains et aménagé au cours des siècles, a fixé sa vocation marchande. Avant que la Castille ne s’oriente vers l’Atlantique et la conquête de l’Amérique, Barcelone, aux xiv-xve siècles, a dominé commercialement la Méditerranée occidentale et poussé des pointes au-delà (Baléares, Sardaigne, Sicile, Athènes) sous la Couronne d’Aragon. Maritime et périphérique, à la différence de Madrid. Ses élites l’ont voulue « ouverte », européenne, voire cosmopolite.

Au commencement était le commerce, puis l’industrie

Depuis la fin du xviiie, elle s’est industrialisée, plus tôt que la capitale espagnole. Elle a même donné naissance à une entreprise d’automobiles de luxe, Hispano-Suiza. Les ambitions de la ville se sont manifestées par les deux grandes Expositions universelles de 1888 et 1929, et les coûteux jeux Olympiques de 1992.

La ville, jadis place militaire, s’est transformée aux xixe et xxe siècles, d’abord par la destruction des murailles et de la Citadelle, son extension selon un remarquable plan orthogonal rationaliste et égalitaire, l’annexion des faubourgs et des villages alentour. Elle a des quartiers de musées, de technologie et de plaisirs. De là son aspect de grande ville et son caractère naguère à la fois bourgeois (négociants, industriels, banquiers) et prolétarien.

Face à Madrid « retardataire » et à l’État espagnol centralisateur, ses élites ont soutenu le catalanisme, mouvement culturel, politique et régionaliste, en arguant de la langue catalane des campagnes et petites villes de l’intérieur. Cette posture de victime perdure dans la crise indépendantiste actuelle : Barcelone et la Catalogne se sentent brimées, opprimées, réprimées par le pouvoir central.

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La « ville folle »

Barcelone a une tradition séculaire de rébellion, qu’elle attribue à un goût atavique pour la démocratie.

Elle a été un foyer d’autonomisme bourgeois et un laboratoire de révolution. Du xixsiècle à l’époque de Franco, l’industrialisation et la construction ont amené une masse de paysans (catalans d’abord, puis d’Andalousie et d’Estrémadure), réduisant de ce fait l’identité catalane dans la ville. Elles ont aussi créé un prolétariat très politisé. Des années 1890 à la fin de la Guerre civile, Barcelone (« la ville des bombes») a été un foyer mondial de l’anarchisme et du syndicalisme révolutionnaire. La ville a organisé une « Olympiade populaire » en 1936 pour contrer les JO de Berlin, mais elle a été annulée pour cause de guerre civile. En réaction au soulèvement militaire du 19 juillet 1936, les milices anarcho-syndicalistes (CNT-FAI) et les marxistes-révolutionnaires (POUM) prennent le pouvoir plusieurs mois à Barcelone, terrorisent les patrons, assassinent l’évêque, brûlent des églises et, donnant la priorité à la révolution et à la guerre sociale sur la guerre civile contre les Nationaux, collectivisent jusqu’aux cordonneries et aux salons de coiffure.

Après leur élimination par les troupes gouvernementales et les communistes en mai 1937 (le leader de la POUM, Andres Nin, est exécuté sur l’ordre des agents soviétiques), la ville passe sous le contrôle du gouvernement républicain (appuyé par les communistes), réduisant à rien l’autonomie catalane.

 

Capitale de la Catalogne, deuxième ville d’Espagne

Barcelone revendiquait depuis la fin du xixe siècle le statut de grande ville européenne, en avance économiquement, politiquement, intellectuellement et même moralement et artistiquement (en liaison avec la France et l’Europe), sur la capitale de l’État espagnol dont elle fait partie. On l’appelait « le Paris de la Méditerranée ».

Cela fut vrai un temps, au xixe et dans la première moitié du xxe siècle, ce ne l’est plus aujourd’hui. L’agglomération de Barcelone a été dépassée, malgré le boom économique de l’époque franquiste, par celle de Madrid. D’autres régions ont un PIB par tête supérieur. C’est la deuxième ville d’Espagne, avec 1,6 million habitants (3,2 millions pour l’agglomération, contre 3,1 et 6,5 pour Madrid).

Elle est la capitale incontestée de la Catalogne (Communauté autonome depuis le Statut révisé de 2006-2010), représentant 40 % de sa population. Est-elle pour autant la capitale d’une nation ? Elle fut celle du royaume wisigoth, puis du petit comté de Barcelone peu à peu étendu au Moyen Âge à la Catalogne entière. Mais elle a appartenu à l’Empire franc et après 1137, date de l’union par mariage du comté de Barcelone à la Couronne d’Aragon, la cour et les institutions du royaume ne sont que partiellement dans la cité. Et même lorsque la Catalogne se sépare temporairement du reste de l’Espagne en 1640-1652, puis en 1705-1714, c’est pour demander la protection du roi de France ou celle du prétendant autrichien contre le roi Philippe V, petit-fils de Louis XIV. Après la chute de Barcelone le 11 septembre 1714 (le jour de cette défaite a été retourné depuis en manifestation nationaliste catalane, la Diada), elle perd ses privilèges pour plus de deux siècles.

Barcelone a proclamé quatre fois la république (en 1641, 1873, 1931 et 1934), et une cinquième le 27 octobre 2017. La Seconde République lui accorde l’autonomie en 1932, en accord avec les partis de gauche. En octobre 1934, alors que le centre-droit est au pouvoir, les nationalistes alliés à la gauche s’insurgent et proclament « la République catalane dans la Fédération ibérique » (qui n’existe pas). Le mouvement est étouffé par les forces de l’ordre, puis il triomphe à nouveau lorsque la gauche revient au pouvoir en Espagne avec le Frente popular en février 1936. Mais il ne s’agit pas alors de sécession. Sous Franco, Barcelone, capitale de la province de Catalogne rentre dans le rang. Mais elle se modernise et n’est pas refermée sur elle-même : elle organise le Congrès eucharistique mondial en 1952, construit le stade de Camp Nou et accueille les Beatles en concert. Le boom touristique commence.

 

Une ville divisée

Le « processus » sécessionniste actuel date de 2008, avec des groupes financés par des patrons comme l’Omnium central et l’Assemblée nationale de Catalogne, puis la courte victoire des indépendantistes aux élections de 2015.

Quel est le rôle de Barcelone dans la crise indépendantiste de 2017 ? La ville, moins catalane que les régions de l’intérieur, est pourtant le centre et le moteur du mouvement de sécession. Elle a depuis 2015 une municipalité de gauche, « Barcelo en comu », qui regroupe des organisations comme Podemos, la maire Ada Colau étant issue d’un mouvement contre les expulsions de locataires. Au niveau régional, celui de la Généralité (vieille institution catalane du xiiie ranimée par le statut d’autonomie), la majorité du Parlement catalan, aujourd’hui sécessionniste, associe le centre, la gauche et l’extrême gauche, en particulier le parti anticapitaliste, socialiste, anti-européen et pancatalaniste CUP (Candidature d’unité populaire) qui est le véritable organisateur des mobilisations sécessionnistes. Depuis 2015, la Généralité est entrée en rébellion ouverte contre le pouvoir central représenté par Rajoy, qui l’a destituée récemment en attendant de nouvelles élections.

Dans ce contexte, la position de Barcelone est paradoxale et contradictoire. L’agglomération est, du fait de sa démographie, la partie de la Catalogne la moins favorable à la sécession qui couperait du reste du pays les descendants d’« immigrés » espagnols. Ainsi, les quartiers ouvriers de Nou Barris ou Santa Coloma sont contre la sécession, tandis que Gracia « gentrifié » et politisé à gauche par les mouvements alternatifs est pour l’indépendance. La jeunesse libertaire (dans la tendance « Nuit debout » et « Occupy ») s’insurge contre l’autorité de Madrid et les violences de la police nationale (deux blessés hospitalisés lors du référendum d’indépendance). La maire, proche du parti de gauche radicale Podemos, a pourtant adopté une attitude ambiguë sur ce vote. À cela s’ajoutent les prises de position des people (chanteurs, sportifs). Le président et tel joueur du club de foot mondialement connu, le Barça, se sont déclarés pour le vote d’indépendance. Le club, créé en 1895 par un Suisse, s’est toujours voulu à la fois catalaniste et cosmopolite (on le voit aujourd’hui dans le recrutement de ses joueurs) et victime de Franco, pour accuser de franquisme son rival Espanyol, créé à la même époque avec l’appui du roi, plus espagnol en effet (on le voit aussi dans le recrutement de ses joueurs). Dans les années 1940-1950, le Barça a toutefois accueilli des champions fuyant la Hongrie communiste, dont l’un déclara avoir « trouvé la liberté » dans l’Espagne de Franco.

Enfin, l’indépendantisme catalan est un nationalisme identitaire anti-espagnol (parfois qualifié de populisme), dans une ville qui parle catalan à 60 % et castillan à 97 %, se veut européenne (« Catalogne, nouvel État d’Europe ») et même « globale ». 17 % des habitants de l’agglomération sont nés à l’étranger. Il y a dans la ville 20 000 Pakistanais, 13 000 Marocains (la mosquée porte le nom du conquérant de l’Espagne). L’attentat commis le 17 août sur les Ramblas (17 morts) par des djihadistes issus de l’immigration marocaine a donné lieu à une manifestation de protestation verbale désormais rituelle en Europe. Son slogan (« Nous n’avons pas peur ») a été vite repris par les partisans du vote d’indépendance face au pouvoir central.

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Des associations de voisins et de droit au logement dénoncent depuis 2009 les nuisances du tourisme de masse (8 millions de visiteurs en 2016), qui est une des principales ressources de la ville : bruit, saleté, hausse des prix, surtout dans les sites historiques et les quartiers de fiestas nocturnes. Des tags sont apparus sur les murs. Un bus de touristes a été vandalisé. Au zoo, une affichette a conseillé aux touristes d’entrer dans les cages aux lions et aux crocodiles. Encore un réflexe identitaire en contradiction avec les prétentions cosmopolites d’une cité en fait schizophrène.

Le schéma actuel a des analogies et des différences avec les crises que Barcelone a connues dans le passé : le rejet du pouvoir central de Madrid lorsqu’il est monarchique ou de droite, et la tendance républicaine. Il y a aussi la référence insistante aux grands ancêtres de la liberté catalane (Casanova, Macia, Lluis Companys, qui ont leurs rues, leurs statues et leurs mémoriaux, et sont l’objet d’un culte officiel du gouvernement et de la mairie). Le bâtiment de la Généralité dans la Vieille Ville, en face de la mairie, est un lieu de cette mémoire politique. C’est de son balcon qu’à plusieurs reprises ont été proclamées l’autonomie, la république, et récemment l’indépendance virtuelle, avant le vote du Parlement. Il y a aussi le fort de Montjuich, qui a joué son rôle dans tous les sièges de la ville et qui a servi de prison politique lors des répressions de droite et de gauche au xxe siècle (on y a fusillé les militaires nationalistes insurgés de 1936 et les républicains sous Franco).

La crise actuelle a réveillé une extrême gauche libertaire et suscité récemment des réactions nationalistes espagnoles. Le mouvement indépendantiste, légèrement minoritaire, a créé un clivage désormais politique et non plus social. Des manifestations anti-sécessionnistes aussi massives lui répondent. Des grandes sociétés transfèrent leur siège social hors de Catalogne. La suspension (provisoire) de l’autonomie par le gouvernement de Madrid ne va pas réduire le poids ni le rôle de Barcelone. Le mouvement sécessionniste et le conflit entre les gouvernements de Barcelone et de Madrid ont en revanche déjà recréé une division profonde, voire une certaine propension au chaos, qui sont une tradition de la ville. Pacifique pour l’instant.

À propos de l’auteur
Thierry Buron

Thierry Buron

Ancien élève à l’ENS-Ulm (1968-1972), agrégé d’histoire (1971), il a enseigné à l’Université de Nantes (1976-2013) et à IPesup-Prepasup. Pensionnaire à l’Institut für Europaeische Geschichte (Mayence) en 1972-1973. Il a effectué des recherches d’archives en RFA et RDA sur la république de Weimar. Il est spécialisé dans l’histoire et la géopolitique de l’Allemagne et de l’Europe centre-orientale au XXe siècle.
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