La Bolivie après Evo Morales. Comprendre une situation géopolitique instable

20 novembre 2019

Temps de lecture : 7 minutes
Photo : Cette fois-ci, ni l'armée ni la police n'ont soutenu le dictateur (c) Sipa AP22400477_000004
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La Bolivie après Evo Morales. Comprendre une situation géopolitique instable

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Depuis le 10 novembre 2019, jour de la démission d’Evo Morales de la présidence, un intense débat agite divers milieux médiatiques et politiques internationaux. Pour en comprendre les enjeux, il convient de revenir sur quelques faits qui permettent d’évaluer la signification de la fin (peut-être provisoire) de l’un des régimes les plus corrompus et répressifs de l’histoire bolivienne.

 

Pendant presque quatorze ans, la Bolivie a été le laboratoire d’une expérience remarquable de transformation de la société, de redistribution spatiale de la population, de manipulations juridiques et institutionnelles et, surtout, de réécriture de l’histoire. Ce « Processus de Changement » (Proceso de cambio), symbolisé plus que dirigé par Evo Morales, et soutenu par des forces sociales très concrètes et aux intérêts partiellement divergents, s’est heurté au cours du premier tiers du mois de novembre 2019 à la phase finale d’une vaste résistance populaire, conduisant à la démission d’Evo Morales le 10 novembre, et à son exil doré à Mexico.

Bolivie : trois séquences qui ont conduit à affaiblir le pays

À l’heure où ces lignes sont écrites, il est encore impossible de prévoir le cours futur des événements. Surtout, la question de savoir si le gouvernement de transition de la Présidente Jeanine Añez parviendra à pacifier un pays convulsionné par les opérateurs politico-militaires du MAS (Movimiento al Socialismo, parti de Morales), et à organiser des élections présidentielles et législatives transparentes dans les meilleurs délais reste posée.

Pour comprendre les faits et les enjeux de la situation bolivienne actuelle, après un bref rappel de quelques données de base, il est nécessaire d’évoquer trois questions clés : d’abord celle de la nature du changement de régime en cours ; ensuite celle des forces d’opposition au « evismo », dont les divisions restent problématiques ; enfin, l’aspect proprement géopolitique du conflit en cours, au niveau tant interne qu’international.

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La crise actuelle est le produit du télescopage d’au moins trois séquences temporelles de durée inégale. Il y a d’abord le long processus inauguré notamment depuis la révolution de 1952 et la réforme agraire, et approfondie ultérieurement sous diverses formes (par exemple par la Loi de Participation Populaire de 1994 qui permit l’émergence de dirigeants paysans/indigènes au plan local et national). Ces transformations vont servir de toile de fond à une « indigénisation » racialiste des discours et des pratiques, qui se répandra de façon croissante à partir de 1992 (le « cinquième centenaire » de la conquête espagnole), étant amplement promue par des secteurs « engagés » de l’Église catholique, des ONG internationales et des anthropologues militants. Et ce jusqu’à devenir hégémonique au sein d’une gauche dont les fondements idéologiques (et financiers) s’effondrent avec la disparition du « camp socialiste », et dont les bases ouvrières (surtout des mines) sont démantelées et « relocalisées » en 1985.

Ce phénomène donne lieu à une deuxième séquence, qui débute vers 2000 (« Guerre de l’eau à Cochabamba) ; se poursuit en 2003 avec la « Guerre du gaz » et la démission du Président Gonzálo Sánchez de Lozada, et se conclut en 2005 avec l’élection d’Evo Morales, après le retrait du Président Carlos Mesa, dont la faiblesse et les ambiguïtés ont considérablement favorise ce dénouement.

Enfin, après presque quatorze ans de gouvernement du MAS, la dernière séquence, actuelle et beaucoup plus brève, commence le 20 octobre 2019, date des élections présidentielles et législatives, dont les « résultats » sont entachés par des fraudes monumentales, permettant une victoire de Morales au premier tour. Ce qui conduit une opposition divisée et, surtout, une bonne partie de la société civile à se mobiliser en faveur de la démocratie et contre le coup de force électoral en cours. C’est d’ailleurs la publication du rapport d’expertise électorale de l’OEA (Organisation des États américains, institution généralement très prudente…), le 10 novembre, qui constate la fraude massive organisée par le gouvernement, qui précipite la démission d’Evo Morales.

Entretemps, durant une vingtaine de jours des centaines de milliers de citoyens ont participé dans les principales villes à des « grèves civiques » et à des blocages de la circulation, exigeant de nouvelles élections et le départ d’Evo Morales.

La difficile transition démocratique

Sur la base de ces antécédents, il est possible de commencer à répondre aux trois questions indiquées plus haut.

Premièrement, celle du coup d’État. Ce thème abondamment agité depuis le 10 novembre par la gauchosphère locale et mondiale, suivant le code binaire habituel (lorsque la gauche gagne, c’est une révolution libératrice ; lorsqu’elle perd, il s’agit d’un coup d’État « fasciste », « raciste » etc.), mérite examen. En effet, si coup d’État a eu lieu, ce fut l’œuvre d’Evo Morales et de son gouvernement. Et il se réalisa en deux temps. D’abord en annulant par diverses arguties juridiques le résultat du référendum du 21 février 2016 (qu’il a perdu), portant sur son droit à postuler à un quatrième mandat en 2019, en violation flagrante de la Constitution qu’il avait lui-même promulguée[1]. Ensuite, en organisant avec un Tribunal électoral entièrement soumis au régime la fraude massive dont il a été question plus haut.

À la suite de sa démission, la succession présidentielle revient au vice-président (également démissionnaire dans ce cas) ; à la présidente du Sénat (qui a aussi démissionné), et alors à la seconde vice-présidente du Sénat (Jeanine Añez), sachant que le premier vice-président avait également fait défection. Cette succession présidentielle a été ratifiée par le Tribunal constitutionnel bolivien. Et ce, même si la démission d’Evo Morales n’a pas pu être ratifiée par le Congrès en raison du boycott des parlementaires du MAS. En outre, l’Armée n’a joué aucun rôle dans la chute d’Evo Morales, se contentant d’observer une prudente neutralité, sauf au tout dernier moment où le Haut Commandement, face au risque d’un déchainement de violence par les organisations liées au MAS (au moins quatre morts chez les opposants ; aucun chez les partisans du régime…), préconise la démission du président. Cette attitude sera d’ailleurs très différente de celle de la Police, qui en se mutinant et ralliant la population le 9 novembre a précipité l’effondrement du régime.

Deuxièmement, concernant les forces qui ont combattu et vaincu (pour l’instant) le régime du MAS, il faut savoir que le probable vainqueur des élections, Carlos Mesa (ancien président de centre gauche au parcours sinueux), a recueilli un grand nombre de voix (mais on ignore combien en réalité), non en raison de sa personne ou de son programme (flou), mais parce qu’il apparaissait comme le mieux placé pour battre Evo Morales ; l’effet du « vote utile » ayant joué ici un rôle majeur. Hormis cette composante politique (avec des partis au demeurant divisés par des enjeux personnels et régionaux), l’opposition comprend au moins deux autres strates qui s’avérèrent déterminantes. D’abord le mouvement civique, d’où deux jeunes dirigeants ont émergé au cours des derniers mois : Luis Fernando Camacho (Santa Cruz) et Marco Pumari (Potosí), concrétisant une nouvelle unité entre l’Orient et l’Occident du pays. Ensuite un ensemble de groupes et d’organisations, surtout de jeunes, qui ont soutenu une mobilisation populaire éprouvante durant trois semaines, comme la Resistencia Feminina à Santa Cruz et la Resistencia Cochala à Cochabamba.

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Reste maintenant à voir si la convergence de ces forces, qui a été essentielle pour accroître la pression et finalement abattre le régime de Morales, aura la capacité de s’unir à l’heure de l’élaboration d’un programme de reconstruction nationale et de gestion politique et économique d’un pays encore très divisé, et sans doute également menacé par une grave crise économique, due notamment au fort endettement externe (principalement avec la Chine), et aux conséquences d’une corruption généralisée suscitant une importante fuite de capitaux.

Que vont faire les producteurs de cocaïne ?

Enfin, le départ d’Evo Morales témoigne de la désarticulation, peut-être provisoire, de l’édifice politique qui a maintenu, tant bien que mal, son régime de moins en moins populaire et de plus en plus répressif en place. Là encore il est capital d’en connaître les principales composantes.

En tout premier lieu, il y a les quelque 50.000 producteurs de coca et de cocaïne du Chapare (nord du département central de Cochabamba) qui constituent le cœur du MAS, et dont Evo Morales est le dirigeant syndical inamovible et incontesté. À ce noyau du Chapare, qui est à l’origine de la construction du projet et de l’instrument politico-militaire cocalero, fortement lié aux intérêts du narcotrafic, se sont agrégés divers mouvements, syndicats, partis, organisations, ONG, etc., grâce au recours à deux discours structurants.

L’indigénisme/indianisme d’abord, comme vecteur identitaire des populations paysannes, surtout andines, tel qu’il fut répandu (et subventionné) par divers acteurs (notamment européens), pour qui la cause des peuples autochtones est sacrée partout (sauf en Europe…).

Il en est résulté une racialisation sans précédent des identités (au nom de l’« antiracisme », comme il se doit), au sein d’une population très majoritairement métisse (dont fait partie Morales qui ne parle aucune langue amérindienne), et où la dynamique des identités est bien plus complexe que les observateurs superficiels le supposent.

L’anti-impérialisme, ensuite, surtout dirigé contre les États-Unis, dont les actions de lutte contre la production et le trafic de drogues affectent gravement les activités hautement lucratives des cocaleros du Chapare. Ici la convergence avec le discours habituel de la gauche bolivienne fut assez aisée ; et il est toujours plus « esthétique » de se réclamer de la « souveraineté des peuples » que du trafic de cocaïne.

Autour du noyau cocalero, diverses organisations et secteurs (paysans/indigènes, mineurs, commerçants, contrebandiers, entrepreneurs plus ou moins formels, etc.) vont s’agglutiner autour du MAS, mais souvent de manière instable et conditionnée l’accès à des prébendes et autres gratifications, ce qui rend (partiellement) compte de l’énorme corruption qui a prévalu tout au long du « Proceso de Cambio ».

Enfin, l’Armée, dont les cadres supérieurs ont été très souvent sélectionnés en fonction de critères politiques (mais qui n’est finalement pas intervenue pour sauver le régime), a joué un rôle important dans la perpétuation du système de pouvoir en vigueur au cours des quatorze dernières années. Et ce, à la différence de la Police qui, tout en étant étroitement contrôlée, mais en même temps socialement et géographiquement plus près de la population, a finalement fait défection.

La fin de l’alliance bolivarienne

À ces éléments de géopolitique interne, il convient d’ajouter quelques rapides indications concernant la géopolitique régionale. Durant le gouvernement d’Evo Morales, la Bolivie s’est trouvée alignée d’abord et sous l’emprise ensuite des protagonistes du « socialisme du XXe siècle », à commencer par le Venezuela et Cuba, qui y déployèrent des militaires et diverses sortes d’« experts » en programmes sociaux destinés au quadrillage de la population. En outre des accords de coopération plus ou moins importants existent avec l’Iran, la Russie et, surtout, la Chine qui a pris une place démesurée dans l’économie bolivienne.

L’avenir montrera l’évolution de ces relations. Ce qui est en revanche certain, c’est que la chute du régime d’Evo Morales représente un coup très dur pour la gauchosphère mondiale, dont une importante source de financement via le Venezuela (plaque tournante de distribution d’une partie de la cocaïne bolivienne en provenance de l’aéroport de Chimoré dans le Chapare) est maintenant sérieusement compromise. Ce qui explique par ailleurs ses réactions extrêmement véhémentes aux événements en cours, et ses efforts pour promouvoir, tant qu’elle en aura les moyens, un niveau de violence suffisant pour empêcher la pacification du pays et la transition démocratique souhaitée par une grande majorité des Boliviens.

[La rédaction de cette analyse s’est conclue le 20 novembre 2019]

Références

D. Dory, « Bolivie : la recomposition traumatique du système politique », Cahiers des Amériques latins, n°44, 2003.

https://journals.openedition.org/cal/7442

J-C. Roux, La question agraire en Bolivie, L’Harmattan, Paris, 2006.

D. Dory, «Polarisation politique et fractures territoriales en Bolivie », Hérodote, N° 123, 2006 https://www.cairn.info/revue-herodote-2006-4-page-82.htm#

D. Dory, « Une approche géohistorique des dynamiques ethniques en Bolivie », in : J-P. Lavaud ; I. Daillant, (Dir.), La Catégorisation ethnique en Bolivie, L’Harmattan, Paris, 2007, pp. 21-­68.

D. Boulanger, « La Bolivie au bord du gouffre », Le Débat, N° 203, 2019, pp. 32-42.

https://www.cairn.info/revue-le-debat-2019-1-page-32.html

 

[1] La constitution interdit de se présenter à plus de deux mandats présidentiels consécutifs. Evo Morales l’a enfreinte en se présentant à un troisième mandat, puis à un quatrième, alors que le référendum l’autorisant à cela avait été rejeté par la population. La constitution actuelle a été adoptée par Evo Morales lui-même.

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À propos de l’auteur
Daniel Dory

Daniel Dory

Daniel Dory. Chercheur et consultant en analyse géopolitique du terrorisme. A notamment été Maître de Conférences HDR à l’Université de La Rochelle et vice-ministre à l’aménagement du territoire du gouvernement bolivien. Membre du Comité Scientifique de Conflits.
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