<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Amilcar Cabral : la révolution en pensée et en action

23 mars 2021

Temps de lecture : 7 minutes
Photo :
Abonnement Conflits
Abonnement Conflits

Amilcar Cabral : la révolution en pensée et en action

par

En 1994, Nelson Mandela était élu à la présidence de l’Afrique du Sud. Le jour de son élection, il fut félicité par la belle-sœur d’Amilcar Cabral (assassiné en 1973) qui lui dit : « You are the best ! » À quoi ce dernier répondit : « No, there is Cabral ! » C’est l’un des hommages les plus remarquables qu’ait reçu Amilcar Cabral, dirigeant africain exceptionnel, injustement méconnu aujourd’hui, après avoir été célébré, au mitant des années 1960, comme l’un des représentants majeurs des luttes de libération.

Cabral fut, entre autres, la figure exemplaire de la Tricontinentale qui se tint à La Havane en 1966, le seul qui, à une période où l’inflation révolutionnaire était monnaie courante, consacra son discours à ce qu’il appelait « l’examen de nos propres faiblesses », ce qui sans doute n’était pas le souci des dirigeants rebelles d’Amérique latine, d’Afrique et du Moyen-Orient. Ceux-ci parlaient haut, mais se regardaient avec complaisance parce que la dénonciation du colonialisme était devenue un thème porteur. Une douzaine d’années plus tard, le bilan était maigre. Une seule guérilla en Amérique latine avait réussi à prendre le pouvoir au Nicaragua. Entre-temps, nombre de « focos » (entamer la lutte armée sans préparation de la population) s’était effondrés avant même d’avoir pu organiser les populations locales. À terme, celui qui avait triomphé au Nicaragua, Daniel Ortega, faisait finalement tirer sur son peuple (2018) pour conserver le pouvoir à tout prix. En Afrique, des révolutions s’achevaient en tyrannie (Érythrée), des indépendances terminaient en farce sordide (Ouganda avec Amin Dada) ou grotesque (République centrafricaine avec l’empereur Bokassa). En Asie, des expériences, un temps admirées par certains, apparaissaient finalement comme des dictatures génocidaires (Cambodge). L’esprit du temps, celui du tiers-mondisme, s’effaçait et Amilcar Cabral fut oublié, tandis que l’icône d’Ernesto Che Guevara, le dernier héros blanc, était sur tous les T-shirts.

L’enfant du Cap-Vert, l’étudiant de Lisbonne

Amilcar Cabral est né de parents cap-verdiens en 1924, en Guinée portugaise où son père était instituteur. Il passa son enfance au Cap-Vert et y fit par la suite ses études secondaires. La particularité du Cap-Vert est qu’il est peuplé de métis christianisés considérés par les Portugais comme assimilados et que ces derniers utilisaient comme des agents indirects de leur domination en Guinée. Amilcar Cabral arriva à 21 ans à Lisbonne où il fit des études d’agronomie. Il y resta sept années avec de fréquents retours au Cap-Vert. Tous les étudiants d’origine africaine au Portugal étaient des assimilados, issus du Cap-Vert, de Sao Tomé, d’Angola ou du Mozambique. Parmi ceux-ci se trouvaient nombre de dirigeants des futurs mouvements de libération anticoloniaux – Agustinho Neto, Viriato Da Cruz, Mario de Andrade (Angola) Eduardo Mondlane, Marcelino dos Santos, (Mozambique). Ils créèrent le Centro de Estudios Africanas pour procéder, comme le dit Cabral, à une « réafricanisation des esprits ». Ce petit groupe était influencé par l’extrême gauche portugaise de l’époque, favorable à l’Union soviétique et marquée par les écrivains communistes. Diplômé, Cabral fut chargé par l’État portugais de procéder, en 1953, à un recensement agricole de la Guinée. Il y travailla une année sur le terrain et acquit à cette occasion une connaissance des conditions ethniques, religieuses et sociales du pays qu’aucun autre dirigeant africain ne connut de son propre pays.

Il découvrit comment fonctionnait la domination portugaise en Guinée. Outre la collaboration des métis assimilados du Cap-Vert, elle était relayée par les groupes ethniques à chefferie islamisés, comme les Foulas (Peuls) et les Mandingues, soit près d’un tiers du total. Les fractions les plus démunies et les plus exploitées étaient les animistes : Balantes (30 %), Pepels, Mandjaques, etc. C’est parmi ces dernières que Cabral trouva les populations les plus aisément mobilisables et qu’il organisa. Cette gestation prit une dizaine d’années. En 1954, Cabral fonda un club sportif, rapidement interdit parce que soupçonné d’idées subversives. Deux années plus tard, il travaillait comme agronome en Angola où il participait aux activités du groupe qui bientôt formerait le mouvement populaire de libération de l’Angola (MPLA). Enfin, il fonda le Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert (PAIGC), avec Aristides Pereira, futur président du Cap-Vert, Luiz Cabral son demi-frère, qui sera le premier président de la Guinée-Bissau, et Abilio Duarte, plus tard président de l’Assemblée nationale du Cap-Vert. À l’époque, il y avait en Guinée environ 500 000 habitants et, au Cap-Vert, quelque 200 000 (et en diaspora à peu près la même proportion).

Penser et préparer la révolution

En 1959, une violente grève des travailleurs urbains éclata en Guinée-Bissau à Pidjiguiti qui fut rapidement écrasée au prix d’une cinquantaine de morts. Cabral mesura la fragilité des insurrections urbaines. La lutte, pour avoir une chance dans ce contexte inégal, devait être menée à la campagne, sur la durée. Il fallait pour cela une base arrière, un sanctuaire et, entre 1960 et 1963, le PAIGC s’imposa difficilement à la Guinée de Sekou Touré, qui se voulait révolutionnaire. Entre-temps Cabral se livrait à une intense activité diplomatique. Par la suite, il présenta à l’ONU un mémorandum consacré à la colonisation portugaise en Guinée. Loin de surestimer la spontanéité paysanne comme Fanon ou Guevara, Cabral, qui avait l’avantage de connaître son terrain social, misait sur la constitution d’une infrastructure politique clandestine à la façon chinoise. D’ailleurs, sur l’invitation des Chinois, Cabral envoya discrètement quelques jeunes cadres urbains se former à la guerre révolutionnaire. Ce sont ceux que je rencontrerai sur le terrain en Guinée-Bissau (Lutte armée en Afrique, Maspero, 1967).

Cabral s’installa à Conakry, capitale de la Guinée de Sekou Touré en 1963. Il y créa l’école des cadres et envoyait ceux-ci, une fois formés, s’insérer dans les campagnes par un patient travail d’explication. Le 23 janvier 1963, la lutte armée fut entamée au sud du pays par une série d’actions coordonnées bientôt relayées au nord par une seconde série d’actions violentes afin d’empêcher les Portugais de concentrer leurs forces. La surprise, du côté portugais, fut totale et la réponse erratique. L’année suivante, les Portugais, dont le gros des forces était engagé en Angola, ne parvenaient pas à reprendre le contrôle de l’île de Como. À la mi-février 1964, Amilcar Cabral présidait en zones libérées, au sud du pays, le premier congrès du PAIGC et, trois mois plus tard, il fut invité à Milan (Italie) au séminaire Frantz Fanon pour y faire connaître sa lutte et ses modalités. En 1964-1965, il mit en place des structures politiques et administratives après des élections en régions libérées. Celles-ci comportaient des comités de village avec élection de trois hommes et deux femmes (obligatoirement). Le président faisant office de commissaire politique, le vice-président de chef de la milice et les trois autres prenant en charge les affaires administratives, les affaires civiles et la production.

A lire aussi : Guinée-Bissau : un narco Etat ?

Amilcar Cabral est devenu mondialement célèbre lors de la conférence de solidarité des peuples d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine (OSPAAL) à La Havane en janvier 1966. Fidel Castro l’y a traité en invité d’honneur et en effet, il y tranchait par la sobriété et la rigueur de ses prises de position avec la plupart des participants de la conférence. Cabral comprenait la logique stérile du colonialisme portugais attaché à un passé glorieux où celui-ci régnait sur les mers au XVIe siècle. Conserver l’intégrité territoriale de cette grandeur déchue justifiait la dictature de Salazar suivie par celle de Caetano. Il fallait tenir jusqu’à ce que les guerres coloniales épuisent le Portugal, et la Guinée-Bissau, avec sa lutte la plus conséquente du continent africain, y jouait un rôle très au-dessus de son importance territoriale.

Une activité diplomatique mondiale

Au début de 1968, le PAIGC contrôlait les deux tiers du territoire avec sa propre administration, ses magasins du peuple, ses dispensaires, ses organisations de jeunesse, ses écoles, et avait appliqué des réformes, comme l’interdiction du mariage forcé. Cette même année, le Portugal dépêcha en Guinée-Bissau son meilleur général, Spinola, qui s’était illustré en Angola. Celui-ci mit en place une stratégie offensive disposant d’un appui aérien, notamment en hélicoptères. Le PAIGC réussit à tenir bon, mais fut bloqué. Cabral doubla sa lutte militaire d’une intense activité diplomatique. Il témoigna devant la Commission des droits de l’homme à l’ONU. En 1969, au Soudan, à Khartoum, il tint une conférence de solidarité avec les peuples des colonies portugaises. Les Portugais continuaient de contrôler une large partie des populations, notamment les islamisés, mais aussi les régions mandjaques du nord-ouest et bien sûr les villes. Cabral donna, aux États-Unis, une importante conférence à Syracuse sur la culture nationale (1970), témoigna la même année devant les Nations unies et à Washington, enfin, devant la Commission des affaires étrangères et le Congrès. il ouvrit également à Rome une conférence de solidarité avec les peuples des colonies portugaises où se trouvaient présents les représentants de 64 pays. À l’issue de celle-ci, il fut reçu par le pape Paul VI.

Tout en se rendant régulièrement dans les régions libérées, il multipliait sa participation à l’agitation internationale. On l’accueillit à Londres, à Dublin, à Helsinki, jamais en France. Tandis qu’il se trouvait en 1971 au Conseil de sécurité de l’ONU, il innova de façon tout à fait inattendue en invitant officiellement l’Assemblée nationale des Nations unies à envoyer des observateurs surveiller, dans les régions libérées, la bonne tenue d’élections portant sur l’indépendance. Cabral, tout en s’inspirant du modus operandi chinois sur le plan militaire, pratiquait le non-alignement. Il visait à rassembler tous ceux qui étaient opposés à la prolongation du colonialisme et, à cet égard, rencontra aux États-Unis des sympathies agissantes dans les milieux universitaires.

A lire aussi : La démocratie est-elle possible en Afrique ?

Bien qu’avertis, les Portugais ne purent cependant intercepter les observateurs de l’ONU lorsque ceux-ci pénétrèrent dans les régions libérées et assistèrent aux élections : sur 87 517 votants, il y eut 79 680 voix pour l’indépendance. Ces résultats furent publiés et ce résultat en faveur de l’indépendance fut voté à l’ONU et y remporta les voix de 90 pays (ceux de l’OTAN étant contre). Le comité de décolonisation de l’ONU reconnut le PAIGC comme un « véritable et légitime représentant des peuples de Guinée et du Cap-Vert ». Événement sans précédent, l’Assemblée générale de l’ONU entérina cette résolution à la toute fin de 1972. C’est le triomphe d’Amilcar Cabral.

Le 20 janvier 1973, à la veille de la proclamation de l’indépendance par le PAIGC lui-même, Amilcar Cabral fut assassiné à Conakry par un membre de son propre parti. Les Portugais, semble-t-il, avaient fait miroiter aux yeux des Guinéens la perspective d’une indépendance à condition qu’ils se débarrassent des métis cap-verdiens. Le racisme n’était pas, comme certains le pensent, qu’une attitude de Blancs. Durement touchée, la direction du PAIGC sut cependant faire face ; elle tint en juillet son deuxième congrès en territoire libéré et proclama l’indépendance le 17 septembre 1972. Celle-ci fut immédiatement reconnue par plus d’une centaine d’États.

Le 24 avril 1974, des militaires portugais dirigés par le général Spinola renversaient le régime portugais malade de ses guerres coloniales. L’analyse de Cabral se trouvait justifiée. En 1976, un coup d’État en Guinée-Bissau destituait Luis Cabral et tous les Cap-Verdiens. Depuis, la Guinée-Bissau est devenue un carrefour de la drogue en provenance d’Amérique du Sud. Le Cap-Vert, depuis son indépendance, n’a cependant connu que des transitions démocratiques, un exemple quasi unique en Afrique. Peut-être est-ce le dernier triomphe d’Amilcar Cabral.

Bibliographie

  • Patrick Chabal, Amilcar Cabral, Revolutionary Leadership and People’s War, Cambridge University Press, 1988.
  • Julio Soares Sousa, Amilcar Cabral, Vida e morte de um Revolutionario africano, Coimbra, 2015.
  • Mario de Andrade, Amilcar Cabral. Essai de biographie politique, Maspero, 1980.
À propos de l’auteur
Gérard Chaliand

Gérard Chaliand

Géopolitologue de terrain, Gérard Chaliand a parcouru de nombreuses zones de guerre, dont le Kurdistan, où il se rend régulièrement depuis de longues années.
La Lettre Conflits
3 fois par semaine

La newsletter de Conflits

Voir aussi

Pin It on Pinterest