<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> La pensée stratégique de César

27 mai 2020

Temps de lecture : 8 minutes
Photo : Reddition de Vercingétorix après le siège d'Alésia en 52 avant Jésus-Christ, Auteurs : NAMUR-LALANCE/SIPA, Numéro de reportage : 00404745_000005.
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La pensée stratégique de César

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Parler de la pensée stratégique de César est une gageure : bien qu’il ait été un grand intellectuel, le proconsul-dictateur n’a pas consacré de traité à cette discipline, pas plus, d’ailleurs, qu’aucun Ancien. Il a certes laissé des écrits, mais sans contenu théorique, se cantonnant à la description de faits. Il n’en a pas moins été obligé dans la pratique d’élaborer une stratégie pour mener ses deux grandes guerres, l’une contre les Gaulois de 58 à 51 av. J.-C., et l’autre, une guerre civile, de 49 à 45 av. J.-C. Pour découvrir ses compétences, il faut le suivre dans ses exploits.

 

Il serait injuste de lui reprocher son silence quand il ne justifie pas ses choix, car, à cette époque, personne ne concevait clairement la stratégie. La meilleure preuve se trouve dans le vocabulaire : il n’existe aucun terme latin pour la désigner. César lui-même a employé un à-peu-près, le mot consilium, « projet, plan, dessein » pour en parler. Un autre auteur, Frontin, a recouru à une périphrase, præcepta imperatoria, « les décisions de l’empereur », ou  à un mot grec, strategica.

Pourtant, malgré ces difficultés, plusieurs auteurs modernes se sont extasiés devant la pensée stratégique de César, G. Veith en 1967, J. F. C. Fuller dans une deuxième édition datée de 1991, et L. Loreto, en 1993. Ils ont admiré l’utilisation qu’il faisait du temps, de l’espace, de la logistique et de la psychologie, tant de ses soldats que de ses ennemis. Au total, L. Loreto a défini la pratique de César comme une géopolitique et une macrostratégie. Pourtant, une sévère critique est venue de C. Goudineau en 1991 : César, a-t-il dit, ne connaissait pas la géographie, ni l’économie, ni l’art de la guerre (il n’avait pas « fait Saint-Cyr »), et il n’avait pas de cartes ; d’après ce savant, il ne pouvait donc pas même concevoir une stratégie. Ces reproches nous semblent excessifs. Si l’on reprend les grandes étapes des guerres qu’a conduites César, il apparaît qu’il savait d’où il venait et surtout où il allait. Il reste donc à décrypter les entreprises qu’il a menées.

César, un chef de guerre toujours inspirant.

Comme tous les généraux de son temps, César avait une grande culture historique et c’est en lisant Xénophon et les historiens grecs et latins qu’il s’était formé. En outre, il connaissait parfaitement le mythe d’Alexandre le Grand et il s’est inspiré de ce modèle parfait dans l’art de la guerre. D’ailleurs, ses ouvrages majeurs, ceux qui sont parvenus jusqu’à nous, La guerre des Gaules et La guerre civile, ont constitué par la suite de parfaits manuels du chef de guerre. Il convient toutefois de prendre garde : les récits de ses campagnes en Égypte, en Afrique et dans la péninsule Ibérique, jadis mis sous son nom, ont en réalité été écrits par des officiers de ses armées, restés anonymes. Il faut donc décrypter ce qui se trouve dans ses livres majeurs. Il apparaît alors qu’il savait ce qu’il devait faire avant le combat, pendant et après.

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La préparation de la guerre

Avant le combat, César essayait de planifier son action, dans le temps et dans l’espace. Il savait que son armée, en campagne, parcourait environ 9 km par jour. Ensuite, il s’appuyait sur le renseignement pour découvrir quelle distance le séparait de l’ennemi, que ce soit une ville à assiéger ou des troupes en marche : il faisait interroger les prisonniers, les transfuges souvent menteurs, les voyageurs, les ambassadeurs ; au besoin, il envoyait des éclaireurs et des espions. Mais comme la guerre est caméléon, contrariante et pleine de surprises, il lui est arrivé de ne pas réussir.

Il a soigné la logistique, ce qui n’est plus à démontrer. Dans ce but, il faisait piller les terres des peuples ennemis (Belges, Vénètes, et autres), il demandait de l’aide aux amis (Éduens, Lingons, Rèmes et Ubiens) et, pour le reste, il faisait appel au secteur privé. La guerre des Gaules a enrichi les marchands de Marseille, ce qui explique que César s’estima trahi par eux quand ils passèrent dans le camp de Pompée ; après la prise de leur ville, il les punit durement en les privant de leur arrière-pays.

Il tenait compte des attentes des soldats, de leur psychologie, notamment en leur garantissant qu’il faisait « une guerre conforme au droit et à la religion », un bellum iustum piumque, ce qui leur donnait du courage. Il savait que, dans le cas d’une guerre impie, ils seraient allés à l’échec.

Pour que la guerre, précisément, soit approuvée par le panthéon romain, le droit des fétiaux, le ius fetiale, exigeait qu’elle fût purement défensive ; c’est un point important de ce que les Modernes appellent le ius ad bellum, expression inconnue des Anciens. Bien sûr, il ne faut pas se laisser aller à la naïveté et, quand il voulait une guerre, César savait « trouver un accord avec le diable ».

Ainsi, pour la guerre des Gaules, dont il voulait faire un grand conflit, il passa l’année 58 à provoquer, et il échoua deux fois. D’abord, il repoussa les Helvètes, qui voulaient migrer depuis leurs montagnes vers la Saintonge. Mais, une fois la victoire acquise, il n’avait pas sa guerre. Il provoqua ensuite Arioviste, qui, pourtant, avait conclu un traité avec le Sénat romain. Il connut de nouveau le succès, mais sans obtenir non plus la grande conflagration attendue. Alors, la fin de la saison de guerre étant arrivée, il trouva l’idée décisive : il fit camper ses légions pour l’hiver près de la frontière avec les peuples belges. Se sentant menacés, ces derniers prirent les armes. Il ne restait plus qu’à les contrer pour avoir ce qui était souhaité.

Pour la guerre civile, il se savait menacé d’un procès perdu d’avance, puisqu’il avait commis des fautes graves, en particulier en attaquant Arioviste sans avoir obtenu l’aval du Sénat. Il lui fallut beaucoup de doigté. Il lança proposition d’accord sur proposition, toujours avec des demandes inacceptables ; mais, au total, il apparaissait qu’il tentait de faire la paix et que c’étaient ses adversaires qui refusaient. La psychologie politique jouait à plein dans ce cas : il était le bon, et eux les méchants.

Une dernière précaution restait à utiliser, la diplomatie. Elle existait. Il pouvait envoyer des ambassadeurs chez les ennemis ; ces personnages étaient sacrés et les Vénètes qui, en 56, arrêtèrent des envoyés du proconsul, commirent une faute. Les discussions étaient déséquilibrées, car les Romains ne se reconnaissaient aucun égal et ils n’acceptaient que des traités inégaux. Si les ennemis, réels ou potentiels, recherchaient vraiment la paix, ils devaient remettre du blé, livrer des otages et, souvent, fournir des auxiliaires. Engager des pourparlers ne le contraignait pas à la retenue ; il pouvait, simultanément, entreprendre des opérations militaires, qui avaient l’avantage de faire pression sur les interlocuteurs.

 

L’organisation de la guerre

Le combat est là.

La qualité fondamentale, pour César, c’était la celeritas, « la vitesse ». Il a utilisé cette qualité dans un mot plein d’ironie. Après la bataille de Pharsale (48 av. J.-C.), qu’il venait de remporter, il partit à la poursuite du vaincu, mollement, car il ne tenait pas trop à le rattraper en raison des liens qui les avaient unis. Il s’autorisa néanmoins à louer la celeritas de son adversaire dans la pratique de la fuite. La rapidité était une vertu d’Alexandre le Grand, qui arrivait alors qu’on ne l’attendait pas.

Nous pensons que César a emprunté au Macédonien un autre schéma idéologique : combattre dans des pays exotiques, vaincre l’ennemi et lui accorder le pardon s’il se rendait et se repentait. Mais il accommoda cette doctrine avec des éléments romains.

Il traversa le Rhin en 55 et 53 pour lutter contre les Germains, et la Manche en 55 et 54 pour affronter les Bretons. Quoi de plus lointain, quoi de plus exotique ? Mais ce faisant, il laissait un message subliminal et là, la stratégie rejoint la religion. Il se prétendait descendant de Vénus, donc protégé par la déesse. Or, quand il lançait son armée sur un pont, il risquait de fâcher le dieu Rhin, Rhenus Pater, à qui il imposait un joug. Quand il lui faisait franchir la mer, il l’engageait sur le domaine de Neptune. Ses hommes devaient comprendre que la protection de Vénus planait toujours sur lui : elle était supérieure à un dieu des Germains et elle avait l’amitié du maître des océans. En revanche, les ennemis l’ayant combattu, il ne pouvait pas leur manifester sa clémence et encore moins épouser une fille de roi breton ou germain ; ces gens étaient décidément trop barbares.

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Une stratégie pensée et appliquée

Il est deux autres points de la stratégie de César qui ont échappé à l’attention des critiques et auxquels nous tenons.

D’abord, il a su mettre en place ce que nous avons appelé une contre-logistique. Pour affamer ses ennemis, tout en nourrissant ses hommes, ce qui faisait d’une pierre deux coups, il exigeait beaucoup de blé des vaincus ou des suppliants.

Ensuite, il a suivi dans ses deux grandes guerres les mêmes plans : il attaquait d’abord le principal ennemi, puis il « saucissonnait » les autres.

Dans la guerre des Gaules, il attaqua les Belges en 57, car, « de tous les peuples de la Gaule, les Belges sont les plus courageux ». En 56, il restait les peuples de l’océan. Il divisa alors son armée en trois. Il prit la tête des troupes envoyées contre les Vénètes du Morbihan et il envoya deux de ses lieutenants, l’un vers le nord-ouest, Sabinus, et l’autre vers le sud-ouest, Crassus. Les commentateurs ont rarement vu qu’en réalité la guerre était gagnée à la fin de 56 : tous les grands peuples ennemis avaient été vaincus. Les trois années suivantes ne furent affectées que par des troubles mineurs et il fallut toute l’énergie et le génie de Vercingétorix pour provoquer une insurrection générale.

Pour la guerre civile, il suivit à peu près le même schéma. Dès 49, il se lança sur l’Italie, qui était le cœur de l’empire, et une région où son principal ennemi, Pompée, avait ses principaux appuis : le Sénat et son trésor à Rome, et le Picenum où son défenseur était le plus grand propriétaire. Pompée attendait César sur la côte orientale de la péninsule, qui s’en empara par une guerre-éclair, sans doute en vertu de la celeritas. Toutefois les républicains prirent la fuite en Grèce.

Siège de la ville d’Alésia. Peinture de Melchior Feselen, xvie siècle.

Alors, il entreprit de retourner au « saucissonnage ». Immédiatement, toujours en 49, il se rendit en Espagne, laissant à des lieutenants le soin d’assiéger et de prendre Marseille qui avait fait le mauvais choix. Lui-même se rendit dans la péninsule Ibérique, où il rencontra des succès facilités par l’appui qu’il rencontrait auprès des soldats pompéiens. L’année suivante, en 48, il prit la Grèce avec, au passage, la formidable victoire de Pharsale. En 47, ce fut au tour de l’Égypte, avec la bataille d’Alexandrie. Il en fut détourné par le roi du Bosphore, Pharnace. Cette campagne, en réalité secondaire, est intéressante parce qu’elle fut très semblable à celles qu’avait menées Alexandre le Grand : un ennemi exotique et lointain. Et la célèbre phrase, Veni, vidi, vici, souvent citée pour son assonance, présente un autre centre d’intérêt, qui a été rarement vu : elle illustre parfaitement la celeritas chère à César et héritée du Macédonien.

En 46, la guerre passa en Afrique, un fief des Pompéiens, puis en 45 elle revint dans la péninsule Ibérique, qui avait été occupée de nouveau par des Pompéiens, et où elle s’acheva pour de bon à la bataille de Munda et au siège de la ville de ce nom.

Après la fin de la saison de la guerre, c’est-à-dire après le 15 octobre, César avait encore une tâche à accomplir : répartir les légions dans les quartiers d’hiver. Nous avons dit plus haut que c’est grâce à une installation et une dispersion habiles qu’il réussit à provoquer la guerre en Gaule. Chacun des sept premiers livres de la guerre des Gaules se termine par une description soignée de ce dispositif : César y tient et il utilise cette description pour prouver ses compétences stratégiques.

 

Il est donc évident que César avait une stratégie, qu’il en faisait sans le savoir, comme Monsieur Jourdain. Les traits les plus importants, à notre avis, sont la rapidité, la sélection de l’ennemi le plus menaçant et le « saucissonnage » pour les autres.

 

Bibliographie

  1. Veith, Caesar als « Vater der Strategie », Caesar, D. Rasmussen édit., 1967 (Darmstadt), p. 372-378.
  2. F. C. Fuller, Julius Caesar, Man, soldier and tyrant, 2e éd., 1991, p. 318-322.
  3. Loreto, Quaderni Linguistici e Filologici, 5, 1990, p. 272-273 et 300-301.
  4. Goudineau, Académie des Inscriptions, Comptes-Rendus, 1991, p. 650-652.
  5. Le Bohec, César chef de guerre, réimp. 2019 (Paris), 511 p.

 

À propos de l’auteur
Yann Le Bohec

Yann Le Bohec

Yann Le Bohec est professeur émérite, Sorbonne Université. Auteur notamment de César chef de guerre (Tallandier, 2019).
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