Champion de Cicé, artisan méconnu des «droits de l’homme et du citoyen »

26 août 2020

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Photo : Déclaration des droits de l'homme et du citoyen (c) Wikimédia Commons
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Champion de Cicé, artisan méconnu des «droits de l’homme et du citoyen »

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Le nom de Jérôme Champion de Cicé ne vous dit peut-être rien. Pourtant, cet homme d’Eglise est à l’origine d’un des textes les plus connus au monde. Christophe Bizien revient sur la vie méconnue du pater des droits de l’homme.

 

Le 26 août 1789, après de longs débats, s’achevait la rédaction de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, un texte essentiel qui demeure un des fondements du droit public français et que la Constitution de 1958 place dans le bloc de constitutionnalité, c’est-à-dire au sommet de la hiérarchie des normes en France. Par ailleurs, contrairement à certains textes antérieurs qui ont pu grandement l’inspirer (bill of rights et surtout la déclaration d’indépendance américaine), mais qui demeuraient particularistes, ce texte s’est d’emblée caractérisé par sa portée universelle, qui a influencé les déclarations ultérieures, notamment internationales, comme la déclaration de l’Assemblée générale des Nations-Unis de 1948. Et la France affectionne d’être appelée pour ces raisons la « patrie des droits de l’homme ».

Mais la patrie des droits de l’homme connait mal le pater des droits de l’homme.

 

Le père des droits de l’homme

Jérôme Champion de Cicé, principal artisan du travail d’écriture de la déclaration, demeure depuis deux siècles dans l’ombre. Le dernier chancelier de Louis XVI, archevêque de Bordeaux et député du clergé aux États généraux, reste globalement absent des livres d’histoire et inconnu du grand public malgré la place centrale qu’il a occupée parmi les pères fondateurs de cette œuvre capitale. Mais qui est-il ? Quel rôle a-t-il joué ?

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Dès le mois de juillet 1789, l’Assemblée nationale constituante décide d’élaborer les principes fondamentaux de la nouvelle constitution française et d’ouvrir cette Constitution par une déclaration des droits. Plusieurs influences s’affrontent. Trois grands courants peuvent schématiquement être mis en évidence : les « monarchistes » opposés à une évolution des principes fondamentaux du royaume, les « monarchiens »[1] ouverts à une monarchie constitutionnelle, inspirée du modèle britannique fondée notamment sur un système bicaméral, et enfin les « patriotes » avides de réformes radicales, en commençant par l’institution d’une assemblée unique.

Entre défenseurs du statu quo et partisans de la table rase, Champion de Cicé appartient au courant modéré, comme Jean-Joseph Mounier, député du Dauphiné. Il cherche à maintenir le lien entre le Roi et les députés. En bon ecclésiastique, il sait que la vertu se situe la plupart du temps au milieu, entre deux extrémités fâcheuses. In medio stat virtus.

L’homme est expérimenté. Issu de la noblesse, né en 1735, il a déjà près de 65 ans. Docteur en théologie, il a été onze ans évêque de Rodez avant d’être élevé en 1781 au siège de Bordeaux.

 

Un projet équilibré et modéré

Il pressent certainement que des forces souterraines immenses, poussées par la « passion égalitaire » que décrira Tocqueville plus tard, sont à l’œuvre et vouloir leur faire barrage est sans doute impossible. Il faut accompagner ce mouvement pour ne pas être emporté par sa violence impétueuse. Il faut le guider pour ne pas le subir. L’homme de la noblesse et du clergé, issu des corps privilégiés, a probablement compris comme le prince Salina du Guépard de Lampédusa qu’« il faut que tout change pour que rien ne change » ou tout au moins pour préserver l’essentiel et pour que tout ne soit pas mis à bas. Le prêtre ne peut également ignorer les archaïsmes d’un régime qui n’a pas su encore se réformer en profondeur, le poids des droits féodaux, la persistance de certains carcans insoutenables, d’anachronismes devenus injustifiables comme la survivance de certaines servitudes issues du servage, l’exclusion d’une partie de la population des emplois civils et militaires … Sans doute espère-t-il, au sens élevé et spirituel du terme, que de l’élan initial sortira un bien. Il publie d’ailleurs un Mandement prescrivant des prières pour le succès des États généraux.

Le 27 juillet, son rapport devant la Constituante sur les premiers travaux de constitution souligne le besoin de réformes profondes, mais qui préserveraient l’institution monarchique : « Le temps est arrivé où une raison éclairée doit dissiper d’anciens prestiges ; elle a été provoquée, cette raison publique : elle sera secondée par un monarque qui ne veut que le bien de la Nation qu’il se fait la gloire de commander ».

Une quinzaine de projets de déclaration sont rédigés au cours de l’été 1789. La première proposition émane dès le 11 juillet de La Fayette. Celle-ci inspirera d’ailleurs en grande partie la version finale, notamment ses premiers articles. Chaque projet est évidemment marqué d’une couleur politique, selon la tendance conservatrice ou réformatrice du rédacteur, la palme de ce dernier courant étant incarné par les propositions de l’abbé Sieyès ou encore de Mirabeau.

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C’est certainement pour son équilibre que le projet dirigé par Champion de Cicé[2]  est choisi par ses condisciples pour servir de base à la déclaration. La modération de l’archevêque de Bordeaux, son art du consensus ont séduit les députés qui vont pendant 6 jours débattre et amender son projet article par article. Le choix de ce texte de compromis pour support du débat parlementaire déclenche le 19 août une dynamique positive qui permet de contourner les blocages en dépassant les clivages partisans. Le 26 août, le dix-septième et dernier article de la déclaration est adopté, ce qui en marque l’achèvement.

Dans son histoire de la Révolution, Thiers a écrit à ce sujet : « Ainsi fut consommée la plus importante réforme de la Révolution. L’Assemblée avait montré autant de force que de mesure. Malheureusement un peuple ne sait jamais rentrer avec modération dans l’exercice de ses droits. Des violences atroces furent commises dans tout le royaume. Les châteaux continuèrent d’être incendiés, les campagnes furent inondées par des chasseurs qui s’empressèrent d’exercer des droits si nouveaux pour eux ».  Dans De la démocratie en Amérique, Tocqueville reviendra longuement sur les ressorts d’un tel phénomène. C’est le fameux « paradoxe de Tocqueville », si caractéristique de la Révolution française : le désir de l’égalité devient toujours plus insatiable à mesure que l’égalité progresse. « L’amour de l’égalité ne faiblit jamais et même si les différences sociales se réduisent objectivement, elles sont plus difficiles à supporter subjectivement (…) La réduction de écarts les exacerbe ! ».

 

Un religieux à l’origine du « cathéchisme républicain »

On peut s’étonner qu’un homme de Dieu comme Champion de Cicé ait été choisi pour mener à bien ce projet de déclaration, considéré aujourd’hui parfois comme un véritable « catéchisme républicain ». Il faut tout d’abord rappeler, comme le précise Tocqueville dans son ouvrage L’Ancien régime et la révolution, que c’est bien moins comme doctrine religieuse que comme institution politique que le Christianisme a subi plus tard les fureurs de la Révolution. Le préambule de la déclaration ne comporte-t-il pas d’ailleurs une référence claire à la transcendance ? Le libre exercice des cultes n’est-il pas protégé en son article X ? Les concepts phares d’égalité ou de liberté énoncés dans les premiers articles ne sont-ils pas intrinsèques au Christianisme ? Si les hommes naissent d’un même père, ne sont-ils donc pas frères et par voie de conséquence égaux devant Dieu.[3] En outre, l’homme n’a-t-il pas été créé libre ? « Vous avez été appelés à la liberté » écrit Paul de Tarse au Ier siècle de notre ère dans sa lettre aux Galates[4]. C’est la raison pour laquelle le Christianisme donne depuis ses origines une place particulière à la liberté de conscience, celle pour laquelle par exemple un autre chancelier, Thomas Moore, donna sa vie, en d’autres temps et d’autres lieux, sous Henri VIII d’Angleterre.

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Jérôme Champion de Cicé, dont la devise épiscopale était Soli Deo (Dieu seul), fera lui aussi usage de la liberté de conscience en novembre 1790, peut-être pour les mêmes raisons de fond que Thomas Moore en son époque, au moment de la proclamation de la Constitution civile du clergé qu’il dénoncera avec vigueur. Il démissionne alors de sa charge de Garde des Sceaux, s’abstient de prononcer le serment puis, alors qu’il est destitué de ses biens, émigre à l’étranger évitant ainsi la Terreur et surtout de compromettre sa conscience. Le prêtre réfractaire ne reviendra en France qu’au Consulat de Bonaparte, après l’abrogation de la Constitution civile du clergé, pour occuper le siège archiépiscopal d’Aix-en-Provence en 1802. Napoléon l’élève au grade d’officier de la Légion d’honneur et le fait Comte d’Empire. Le natif de Rennes se fait à la capitale de la Provence. Mgr Champion de Cicé crée six séminaires dans son diocèse et érige plusieurs établissements de Charité, à l’exemple de l’Institut d’éducation de jeunes sourds qu’il avait autrefois fondé à Bordeaux en 1786. Une vieille biographie de 1843 conclut que « la maladie le surprend au milieu de ses occupations pastorales, après avoir éprouvé de longues souffrances ». Il meurt le 22 août 1810, puis tombe dans l’oubli.

 

[1] Appelés aussi les Impartiaux ou Constitutionnels.

[2] Projet du 6e bureau.

[3] Et dans la mort d’ailleurs. À ce sujet, le rite funéraire des Habsbourg est éclairant. Au seuil de la nécropole impériale, le monarque défunt doit abandonner tous ses titres pour être admis. Seul est reconnu l’homme mortel, simple pécheur parmi les pécheurs.

[4] La même lettre fait aussi référence à l’égalité entre les hommes : « il n’y a plus ni esclave ni homme libre ».

À propos de l’auteur
Christophe Bizien

Christophe Bizien

Officier d'active. Il a servi dans la Légion étrangère, puis il a commandé le 19e Régiment du Génie de 2016 à 2018. Il a été projeté sur plusieurs théâtres d'opération (Bosnie, Afghanistan, Irak et opérations SERVAL puis BARKHANE en bande sahélo-saharienne).
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