La mémoire historique est un enjeu d’influence

2 octobre 2019

Temps de lecture : 7 minutes
Photo : Jean Sobieski remportant le siège de Vienne contre les Ottomans (1683). Musée du Vatican (c) Pixabay.
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La mémoire historique est un enjeu d’influence

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La mémoire et l’histoire sont des enjeux politiques majeurs, car leur écriture et leur perception sont essentielles pour bâtir des actions politiques. D’où le fait que tous les gouvernements tentent d’écrire l’histoire dans un sens voulu.


L’idéologie mémorielle est un décodeur de la réalité

Un récit est une arme. Il peut expliquer l’origine du monde, fonder la légitimité d’une hiérarchie, ou encore sacraliser la guerre. Les peuples, passés comme présents, ont tous besoin d’un récit mémoriel pour exister : c’est à travers la mémoire historique qu’on leur a inculquée qu’ils intériorisent leur origine, leur légitimité, le sens de leur histoire et donc la signification profonde de leur rapport au monde.

Mais, afin de bien cerner ce qu’est le récit historique, il convient tout d’abord de saisir ce que signifie la « mémoire collective ». Nous savons tous, par exemple, que Jules César a envahi la Gaule, que Jeanne d’Arc a libéré Orléans, ou encore que la France a colonisé l’Algérie. Mais, nous ne savons pas tous que des « empereurs gaulois » ont existé, que Louis XVI a aboli la torture en France, ou encore que des troupes éthiopiennes se sont battues pour le Sultan turc au cœur de l’Europe.

Si certains événements historiques font partie de notre « mémoire collective » alors que d’autres en sont exclus, c’est bien parce que cette mémoire est une construction subjective, et non une présentation neutre du passé. Ainsi, si l’Histoire est constituée d’un ensemble d’événements objectifs, sa mise en récit dans le cadre de la constitution d’une mémoire collective résulte toujours d’un choix partisan.

Georges Bensoussan, dans La concurrence mémorielle, expliquait ainsi que : « L’image que nous nous faisons du passé n’est pas le passé, ni même ce qu’il en reste, mais seulement une trace changeante de jour en jour, une reconstruction qui n’est pas le fruit du hasard, mais relie entre eux des îlots de mémoire surnageant dans l’oubli général ».

Par conséquent, une « offre mémorielle » résulte inévitablement d’un processus de conservation et d’effacement. Ces choix, mis bout à bout, constituent in fine une mémoire officielle qui pourra être par la suite transmise, apprise et assimilée. C’est cette construction de souvenirs communs qui constitue la politique mémorielle, c’est-à-dire « l’art officiel de gouverner la mémoire publique » (Johann Michel, Gouverner les mémoires. Les politiques mémorielles en France).

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C’est pourquoi des offres politiques différentes proposeront chacune une mémoire différente : de la même manière que certains font du lobbying, d’autres « font » de la mémoire. Si ces mémoires sont par trop dissemblables ou opposées, on peut alors assister à de véritables guerres des représentations, dont l’enjeu est de remporter l’adhésion mémorielle et, ainsi, l’influence politique qui en découle. La lutte est à la fois intellectuelle et émotionnelle, car ces « souvenirs » historiques sont assimilés de manière passionnelle par les enfants de chaque société qui les leur propose : la découverte de soi, de son identité, de son « clan » au sein des autres nations, de son rapport à l’autre, est en grande partie déterminée par ce qu’on nous aura transmis comme mémoire historique. L’enjeu majeur de l’influence mémorielle consiste donc à imposer des références communes, qui entraîneront l’assimilation de comportements normés et d’une culture qui pourra être transmise à la fois par les parents et par le groupe auquel on appartient. Ce « décodeur » mental influencera par la suite d’éventuelles visions du monde et, par extension, de futurs choix politiques.

Pourquoi devons-nous redécouvrir l’Histoire de l’Europe ?

Les Européens ont, pour un grand nombre d’entre eux, renoncé à leur volonté de puissance. Volonté dont la seule évocation est parfois appréhendée comme un sulfureux penchant à surveiller avec suspicion. La force étant pensée, en Occident, comme devant être légitime, la crise de la volonté de puissance européenne ne peut se comprendre que comme une crise de la légitimité de ce qu’incarne l’homme européen au sein des nations européennes elles-mêmes.

Or, l’incarnation est affaire de représentations collectives. Afin de déceler ce qui a pu entrainer les peuples européens vers une crise de la légitimité de la puissance, il convient donc de s’interroger sur l’origine du changement radical de nos représentations communes. Représentations qui découlent, comme on l’a vu, en grande partie des mémoires collectives mises à l’œuvre dans nombre de pays européens.

En France, depuis une cinquantaine d’années, les axes de la politique mémorielle et de l’apprentissage de l’Histoire sont principalement orientés vers les événements qui mettent en scène les invasions, colonisations et prédations européennes à l’encontre des autres peuples du monde. C’est ainsi que l’on aborde en abondance, et ceci tout au long de la scolarité, la traite transatlantique, la conquête des Amériques, la colonisation et l’impérialisme européen en Asie et en Afrique, ou encore les idéologies racistes européennes. De même, les institutions médiatiques, le monde du spectacle ou les associations communautaires se font les relais de cette mémoire collective qui présente, encore et toujours, l’Européen comme le bourreau du monde.

À l’inverse, l’histoire des invasions, colonisations et traites contre lesquelles les Européens durent résister au fil des siècles ne sont jamais mise en récit et rapportée à la mémoire publique. Ce déséquilibre mémoriel est constitutif d’une identité tronquée qui prend souche au cœur d’un nombre toujours plus important de citoyens qui, se faisant, intériorisent l’idée que les Européens auraient une dette historique à payer envers les autres nations du monde. Aussi, des termes tels que « patriotisme », « puissance », « souveraineté », « frontières », voire « identité » déclenchent immanquablement chez certains des réflexes mémoriels qui mobilisent des échantillons de « souvenirs » précis.

Les Européens durent se battre pour exister

Bien loin de la mémoire collective que l’on nous assène depuis Mai 68, dans un contexte de décolonisation et de remise en cause de la civilisation occidentale, les Européens ont, en réalité, passé davantage de siècles à se défendre contre les invasions qu’à envahir eux-mêmes. Rappeler cette vérité ne signifie pas nier les crimes qu’ont commis les Européens au cours des siècles, mais chercher à lever le voile sur un pan entier de notre histoire.

C’est le cas premièrement avec les Perses qui, dès -546 av. J.-C., conquièrent les Grecs d’Asie Mineure. En -492, c’est à la bataille de Marathon que les Athéniens repoussent l’envahisseur. Dix ans plus tard, l’Empire perse tente de reprendre pied sur le continent européen. À la bataille de Salamine, les Grecs coalisés défont les armées de Xerxès. Un « signe européen » est alors né au cours de ces « guerres médiques » : la victoire dans la disproportion du nombre. Souvent, très souvent, les Européens furent inférieurs en nombre face aux immensités démographiques de l’est et du sud. Toutefois, cela ne brisa jamais la combativité européenne.
Ces premiers combats annoncent le début d’une histoire malheureusement méconnue de nos jours en France, mais aussi en Europe : celle de la lutte millénaire des Européens pour la conservation de leurs terres, perpétuellement disputées par des entreprises de conquêtes et de colonisations extra-européennes.

Ainsi, on peut définir la période allant du Ve siècle apr. J.-C., avec l’arrivée des Huns (laissons de côté les invasions perses, puisque leur reflux laissa aux Européens un long répit) jusqu’à la chute de l’Empire ottoman, au XXe siècle, comme une vaste période de colonisation et de décolonisation de l’Europe (ce qui n’empêche nullement la mise en place d’entreprises coloniales de la part de certaines nations européennes).

Si notre mémoire collective a retenu l’invasion de l’Europe par les Huns, qu’en est-il de tous les autres peuples turco-mongols ayant déferlé en Europe depuis le vaste « couloir des steppes » eurasiatique ? Les Avars, qui menèrent des raids incessants dans les terres franques, à la recherche de butins et d’esclaves, qui asservirent les Slaves et écrasèrent les tribus germaniques ; le Khanat des Bulgares, de culture iranienne, qui fit trembler l’Empire byzantin ; les Onogours, les Barsiles, les Tölechs, les Oghuzs, les Bayirkus, les Khazars, autant de nomades turco-mongols oubliés qui se sont successivement déversés en Europe, apportant leur lot de mort et de désolation.

Au XIIe siècle, se sont les Mongols qui détruirent la puissance russe, géorgienne et hongroise. Ces cavaliers des steppes réduisent près d’un million de Russes en esclavage. Par la suite, ce sont les Tatars et les Ottomans qui exercèrent une traite esclavagiste continue à l’encontre des populations d’Europe de l’Est et du Sud-est.

Les Turcs (seldjoukides puis ottomans) avaient, dès le XIe siècle, redonné souffle à la conquête arabo-musulmane, entamée quatre-cents ans plus tôt à l’encontre des terres européennes. Malgré une tentative des Européens pour contenir l’invasion, entre 1058 et 1291, l’effondrement des royaumes latins d’Orient entraîne la reprise de la colonisation de l’Empire byzantin par les Ottomans. La chute de Constantinople, en 1453, entraine la colonisation d’un tiers de l’Europe par les Turcs. Ce n’est qu’avec la bataille de Vienne de 1683, où les Ottomans sont mis en déroute par la cavalerie polonaise du roi Jean Sobieski, alors qu’ils faisaient depuis deux mois le siège de la capitale de l’empire des Habsbourg, que le rapport de force se retourne petit à petit contre les Turcs, jusqu’à l’effondrement de l’Empire ottoman, en 1923.
La mémoire au service de l’idéologie

Au sortir de la première moitié du XXe siècle, les grandes idéologies modernes sont ébranlées : les nationalismes, les totalitarismes et les impérialismes raciaux du XIXe siècle, de la Première puis de la Seconde Guerre mondiale ont mis à mal les trois grands avatars idéologiques modernes qu’ont été la Nation (le nationalisme), la Race (le racisme) et la Science (le socialisme). Ces périodes avaient été marquées par l’idéal de « l’homme nouveau », que ce dernier advienne, selon les cas, par la redécouverte ou l’affirmation de son caractère national, par sa primauté raciale, ou encore par son appartenance au Parti. À travers ce nouveau citoyen absolu, détaché de toute attache personnelle, c’est l’incarnation d’un État tout puissant et omniprésent qui était alors appréhendé comme le fer de lance du progrès et de la « marche de l’Histoire ».

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Or, à partir des années 1970, ce citoyen absolu écœure. De nouvelles pistes pour l’accomplissement de la « modernité » sont défendues dans l’espace public. Émerge alors l’idéal de l’homme global, post-national et d’essence nomade qui, après les errements dramatiques des 150 dernières années, viendrait « sauver » la vieille Europe, épuisée d’exister. Dans cette logique, l’émergence de ce nouvel homme mondialisé adviendrait par « l’ouverture », la « tolérance », ou encore le « vivre ensemble », autant de notions floues qui, petit à petit, désarment le pays de ses défenses frontalières, culturelles et sécuritaires.

De la même façon que pour les religions, les idéologies modernes mobilisent l’intellect, l’émotion et l’appétit humain pour la transcendance. Tout but politique doit contenter ces trois aspects de l’être humain. Et, comme on l’a vu précédemment, toute entreprise de légitimation nécessite l’émergence d’un récit. C’est ainsi que commencèrent à être spécifiquement mises en avant les prédations européennes à l’encontre des autres peuples, et ceci en faisant fi de toute nuance, qui devrait logiquement pousser à présenter l’histoire de l’ensemble des invasions qui ont concerné les Européens, y compris celles où ils durent se défendre. La mémoire historique dans laquelle nous continuons d’évoluer de nos jours était née, celle d’une repentance perpétuelle des peuples européens, sommée de racheter leur « dette » à l’égard du reste du monde et de s’ouvrir à ce dernier pour exorciser les démons de ses anciens crimes.

En définitive, aucun renouveau de la puissance européenne ne pourra advenir sans une refonte totale de la vision que nous avons de nous-mêmes. Cette révolution des représentations ne pourra être victorieuse que si nous levons enfin le siège qui est fait à notre mémoire collective. Il est plus que temps pour les Européens de redécouvrir leur Histoire.

À propos de l’auteur
Robin Terrasse

Robin Terrasse

Robin Terrasse a suivi une formation en Gestion des Risques à l’Université de Nanterre, puis en Stratégie d’Intelligence Économique à l’École de Guerre Économique (EGE). Il est spécialisé dans le renseignement des affaires, la veille stratégique, le conseil en influence ainsi que sur les enjeux des mondes russe et eurasiatique. Il est l’auteur d’un ouvrage paru en 2017 aux éditions Dominique Martin Morin (DMM) : La Mémoire assiégée - Histoire, identité et propagande culturelle.
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