<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Comment l’industrie de défense prépare-t-elle la guerre d’après ?

20 septembre 2021

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Comment l’industrie de défense prépare-t-elle la guerre d’après ?

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Face aux profonds bouleversements du paysage géopolitique mondial, les chefs militaires jugent très probable le retour des engagements de haute intensité à grande échelle. Il convient de relever le défi de la préparation à ce type de conflit qui combine plusieurs facteurs, comme la préparation opérationnelle, mais aussi la dimension capacitaire, enjeu partagé par le ministère des Armées et par les industriels de défense.

Arnaud Sainte-Claire Deville est diplômé de l’école spéciale militaire de Saint-Cyr. Il a été chef d’état-major de la brigade multinationale de Kaboul et a commandé une des grandes unités de l’opération Trident au Kosovo. Il a rejoint depuis 1997 le groupe NEXTER, en qualité de Directeur des Relations Institutionnelles France et Europe.

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L’histoire enseigne que la guerre, ce caméléon dont parle Clausewitz, est en évolution perpétuelle, au gré des évolutions technologiques, mais aussi des itérations tactiques constitutives de la « dialectique de volontés opposées » qui caractérise son essence. Ainsi, s’armer pour la guerre d’après revient à s’interroger sur la stratégie des moyens théorisée par le général Beaufre. Elle n’est que partie d’une stratégie totale, mais conditionne à long terme la cohérence capacitaire vis-à-vis des ambitions stratégiques et des menaces contingentes.

Ainsi, il s’agira d’interroger le rôle de l’industriel dans cette stratégie des moyens, en lien avec les états-majors et la Direction générale de l’armement (DGA).

À l’horizon 2040, le conflit de haute intensité, tel que défini par le chef d’État-Major de l’armée de Terre (EMAT) Thierry Burkhard, « nous verrait confrontés à un ennemi aux capacités au moins équivalentes aux nôtres. Il serait caractérisé par un changement d’échelle dans la confrontation : plus dur, plus long, se déroulant dans l’ensemble des champs de la conflictualité »[1]. Pour prendre l’avantage sur cet adversaire, le recours à la masse capacitaire semble tout aussi important que la supériorité technologique. Il importe également de souligner que préparer la guerre de demain n’exonère pas d’être à même de mener celle d’aujourd’hui (conflit asymétrique expéditionnaire contre un ennemi diffus, de type guérilla), voire celle d’hier (les tirs au canon depuis une frégate sur la côte libyenne, chose qu’on croyait dépassée avant 2011).

Conscient des menaces à venir, il convient de s’interroger sur les critères qui président au choix des technologies et des systèmes futurs.

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L’évolution des systèmes dans le temps long

Le temps constitue l’un des principaux enjeux dans le lancement d’un programme d’armement. En effet, sur la base de l’expérience des armées et de l’état actuel des menaces, il s’agit de penser une technologie qui sera disponible d’ici vingt à trente ans et qui permettra de prendre l’ascendant sur l’adversaire pendant les décennies qui suivront. Évidemment, dans ce laps de temps, de nouvelles menaces et donc de nouveaux besoins apparaîtront ; il faut donc concevoir des produits pouvant être adaptés, modifiés ou améliorés. Le VBCI (véhicule blindé de combat d’infanterie), par exemple, a connu diverses modifications depuis sa qualification initiale. Les kits IED, sous la forme de filets durcis, ont été ajoutés autour de la caisse de l’engin pour le protéger des tirs de lance-roquettes en Afghanistan. Depuis l’engagement au Mali, les 8 roues du véhicule sont équipées d’une protection contre les massifs épineux causant de multiples crevaisons. Le cas du programme SCORPION est également éclairant : la première réflexion opérationnelle à l’EMAT date de 1999, déclinée en ETO/EA dans les années 2000, et lancée en phase de réalisation en 2014. Les matériels qui entrent en service depuis 2019 sont issus de vingt ans de recherche et de développement technologique.

La nécessaire résilience des systèmes d’armes actuels et futurs

La guerre de haute intensité implique la prise en compte de deux variables : la maîtrise opérationnelle du second âge des technologies numériques (IA, robotique…) et la capacité à résister aux nouvelles formes d’attrition.

L’armée de Terre renouvelle et modernise ses capacités de combat à travers le programme SCORPION entré dans sa phase de réalisation en 2014. Parmi les innovations principales, les GRIFFON, JAGUAR, SERVAL et chars Leclerc rénovés accueillent un système d’information commun (SICS) qui assure le partage instantané de l’information à tous les niveaux de commandement, ce que l’on appelle le combat collaboratif. L’emploi de ce système donne aux forces une supériorité technologique essentielle, plus-value en termes d’acquisition d’objectifs et de croisement de données terrain. Toutefois, il faut se garder de tout aveuglement technocentré. D’une part, la maîtrise d’une nouvelle technologique ne fournit qu’un avantage – tactique, opérationnel, et plus rarement stratégique – temporaire : l’ennemi aura vite rattrapé son retard par prolifération technologique, ou trouvé un moyen de contournement tactique. D’autre part, l’utilisation de technologies ouvre à certaines vulnérabilités qui leur sont propres.

L’ennemi disposera lui aussi de moyens sophistiqués qui lui permettront d’investir les champs immatériels. Plus que toute autre capacité, les technologies numériques et informatiques sont vulnérables physiquement et dans le domaine immatériel. Elles doivent donc être résilientes en garantissant leur propre fiabilité, mais aussi la capacité à combattre en mode dégradé.

La question de la résilience se pose aussi pour les systèmes plus conventionnels comme le char lourd, utilisé dans les conflits récents en Irak, Ukraine, Syrie, Libye. Dans les combats, il sert d’arme de choc contre l’infanterie ou comme canon d’appui ou d’assaut. Le retour de la masse capacitaire pourrait marquer celui des affrontements entre chars, c’est-à-dire des guerres d’usure, dans lesquelles les matériels devront être endurants et robustes. Ces conflits futurs impliqueront également de retrouver une masse critique suffisante, en effectifs et en équipements, pour imposer des rapports de force favorables.

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La soutenabilité technologique

Pour les industriels, le retour à des formes de conflictualité aux taux d’attrition élevés a de lourdes implications. En cas de conflit de ce type, il faut disposer des capacités industrielles de réparation et de régénération, mais aussi des capacités d’accélération des cadences de production pour les flux de pièces détachées et de munitions nécessaires pour « tenir dans le temps ». Ici intervient le concept de soutenabilité des matériels, qui désigne leur capacité à être employés, réparés et remplacés. Depuis près de 15 ans, en collaboration avec les autorités étatiques, les industriels prennent en charge une part accrue de la maintenance des matériels terrestres. De la sorte, une entreprise comme Nexter assure la livraison des pièces de rechange, réalise des réparations, et garantit la configuration des plateformes VBCI, AMX-10RC, CAESAR et Leclerc. L’emblématique char Leclerc, entré en service en 1995, bénéficiera prochainement de plusieurs programmes de maintenance et de modernisation pour rester opérationnel jusqu’en 2050. Il rejoindra la bulle SCORPION et sera renforcé dans ses capacités de protection et soutenu tout au long de sa vie. Ses principales obsolescences seront traitées : Nexter mettra à disposition les rechanges nécessaires, en constituant des stocks et en veillant aux risques d’obsolescence. Cet exemple montre que la question technologique ne peut faire l’impasse sur la capacité des systèmes à servir dans la durée.

Enfin, les activités de soutien et de maintenance sont rendues possibles par les hommes qui les exercent. Cela implique de former des maintenanciers d’excellence et disponibles pour leurs clients. Toute proportion gardée, la crise du Covid-19 a montré que les industriels ont su répondre présents et maintenir leurs services, malgré les difficultés induites.

Ainsi, la réflexion autour des équipements futurs apporte trois enseignements sur l’usage de la technologie en temps de guerre :

  • les technologies ne serviront pas forcément pour traiter les menaces pour lesquelles elles ont été conçues. Il est donc nécessaire de penser la modularité dès le départ et de raisonner en standards (exemple du Rafale) ;
  • nous assistons à l’éternel retour des problématiques anciennes : lutte entre l’épée et la cuirasse, recours à la masse capacitaire ou dialectique entre la ruse tactique et la force ;
  • les conflits d’usure mettent en lumière les faiblesses de nouveaux systèmes, la nécessité de les rendre robustes et soutenables, et donc de prévoir à l’avance les modalités industrielles pour y parvenir.
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[1] Lettre Au Contact, octobre 2020, p.9.

À propos de l’auteur
Arnaud Sainte-Claire-Deville

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Arnaud Sainte-Claire Deville est diplômé de l’école spéciale militaire de Saint-Cyr. Il a été chef d’état-major de la brigade multinationale de Kaboul et a commandé une des grandes unités de l’opération Trident au Kosovo. Il a rejoint depuis 1997 le groupe NEXTER, en qualité de Directeur des Relations Institutionnelles France et Europe.
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