Coupe du monde : « La plus grande finale de l’histoire » à la loupe de la géographie

25 décembre 2022

Temps de lecture : 7 minutes
Photo : Les vainqueurs de la coupe du monde de football (c) Hervé Théry
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Coupe du monde : « La plus grande finale de l’histoire » à la loupe de la géographie

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La victoire de l’Argentine permet à l’Amérique latine de briller de nouveau en football, après une série de victoires européennes. La cartographie du football sud-américain témoigne des liens établis entre l’Europe et le Brésil, l’Argentine et l’Uruguay ; liens à la fois historiques et culturels.

Un article de Claire Weishar, Lycée François Arago de Villeneuve-St-Georges, Marie-Françoise Fleury, Université de Lorraine Metz, Hervé Théry, CNRs-Creda et Universidade de São Paulo-USP

« Le foot est un jeu simple. 22 hommes courent après un ballon pendant 90 minutes et à la fin les [Argentins] gagnent »[1]

Ce célèbre aphorisme, emprunté aux années 1990, nous semble illustrer efficacement la finale de la Coupe du Monde de football 2022, qui a récemment opposé la Albiceleste de Lionel Sebastián Scaloni aux Bleus de Didier Deschamps.

En effet, les yeux du monde entier étaient rivés sur le rectangle éblouissant de verdure de l’un des huit stades qui accueillaient la compétition, impressionnant d’un gigantisme à la hauteur controversée des ambitions qatariennes. Au cœur d’une interminable marée humaine bleu ciel et blanche, ou rassemblés derrière un écran complice, les amateurs du ballon rond ont retenu leur souffle à l’occasion d’une rencontre épique, qui a finalement propulsé l’Argentine sur le toit du monde, au bout d’un suspens haletant

Encensée immédiatement par la presse internationale comme « la plus grande finale de l’histoire », cette victoire éclatante symbolise la communion de tout un peuple derrière la consécration du roi Messi, et brode au fil d’or une troisième étoile sur le maillot argentin, qui n’en avait plus gagnée depuis 1986 (figure 1).

Figure 1 Géographie mondiale et brésilienne de la Coupe 2022

Les vainqueurs de la coupe du monde de football (c) Hervé Théry

De cette façon, le triomphe argentin achève non seulement la finale la plus prolifique de l’histoire du Mondial avec pas moins de six buts, mais il signe surtout le retour en grâce du football latino-américain, qui parvient alors à s’emparer de la coupe, vingt ans après la victoire du Brésil en 2002.

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En outre, cette victoire relance le match qui oppose distinctement l’Europe à l’Amérique du Sud depuis le lancement de la compétition en 1930[2], en ramenant le score à 10 contre 12 victoires pour le « Vieux Continent », qui avait successivement remporté les quatre éditions précédentes.

Ainsi, il existe incontestablement une domination historique et absolue de ces deux continents sur la scène footballistique mondiale ainsi qu’une concurrence inouïe dans la course aux étoiles. Celle-ci s’illustre bien par l’alternance globale des vainqueurs de la Coupe entre équipes européennes et sud-américaines, qui partagent d’ailleurs au moins une frontière terrestre (sur l’Oyapock pour la France et le Brésil, à Gibraltar pour l’Espagne et l’Angleterre, figure 2). D’ailleurs, entre la victoire du Brésil en 1982 et celle de l’Italie en 2006, le trophée n’a cessé de traverser l’Atlantique tous les quatre ans.

Figure 2 Tous les vainqueurs de la Coupe ont au moins une frontière terrestre en commun

Les frontières de la coupe.

Source : Twitter, provenance inconnue, probablement brésilienne

Ces incessantes allées et venues font écho à d’autres déplacements tout aussi intenses et fréquents, à l’instar de ceux d’un nombre important de joueurs d’Amérique latine, quittant leur continent pour chausser les crampons dans un club européen. En effet, même s’ils sont nés dans les terres fertiles et sacrées du football, ces jeunes talents sont aussitôt étranglés par l’étroite maille des filets de la pauvreté, dans des pays où les fractures sociales sont telles qu’il est presque impossible de s’extraire de sa condition pour s’élever dans l’échelle sociale. Il s’agit donc de l’une des raisons qui expliquent les flux importants de joueurs Brésiliens, Argentins ou Uruguayens vers l’Europe (figure 3).

Figure 3 Où jouent habituellement les footballeurs des sélections brésilienne, uruguayenne et argentine ?

Où jouent habituellement les footballeurs des sélections brésilienne, uruguayenne et argentine ? (c) Hervé Théry

Plus précisément, ils rejoignent majoritairement l’Angleterre, berceau du football, et l’Espagne, avec qui les liens linguistiques et historiques sont prégnants. Puis, dans une moindre mesure, l’Italie et le Portugal où ils bénéficient de statuts juridiques avantageux[3], ou la France qui, de façon précoce, a bénéficié d’infrastructures sportives et d’un système global de formation hissant le pays au rang de référence internationale. Enfin, il convient de noter la faible proportion de joueurs latino-américains à destination de l’Allemagne, les championnats allemands reflétant davantage les origines françaises ou autrichiennes des joueurs étrangers.

À l’inverse, les joueurs européens circulent quasi exclusivement dans les clubs européens et terminent parfois leur carrière en Amérique latine, comme l’illustre parfaitement le franco-argentin David Trezeguet.

Quand le football arrive en Amérique latine

De cette façon, il semble que les flux soient unilatéraux ; toutefois, rappelons que ce sont les Européens, et plus précisément les Anglais, qui ont exporté ce sport né au XIXe siècle et qui l’ont diffusé à partir des villes portuaires bordant le littoral sud-américain, souvent en même temps qu’ils y construisaient des chemins de fer.

Puis, progressivement, cet insignifiant ballon rond, d’abord jeu entre gentlemen, est devenu un sport populaire à part entière en s’institutionnalisant et se dotant de véritables clubs, comme le Buenos Aires Football Club (Argentine, 1867), se disputant le podium dans les premières ligues nationales.

Ainsi, des réseaux importants se sont tissés, à l’échelle régionale puis nationale et ont donné naissance à des viviers suscitant vite les convoitises internationales, mais surtout européennes. Si bien qu’aujourd’hui, le football latino-américain est considéré comme un produit échangé sur un marché international piloté par l’Europe.

Football et Brésil

En effet, le football constitue l’un des produits phares d’importation du sous-continent, aux côtés de l’agronégoce, sinon le produit phare. L’exemple brésilien est éclairant car ses joueurs sont qualifiés comme l’unique main-d’œuvre véritablement mondialisée (Ravenel, 2017). Cela s’explique déjà par la manne démographique que représente le Brésil et ses 214 millions d’habitants, faisant du pays le premier producteur de joueurs, bercés par le culte du ballon rond. La majorité est originaire du Brésil riche, comme du Minas Gerais ou l’État de São Paulo qui a été pionnier dans la diffusion et le développement du football, en développant des clubs importants comme les Corinthians et en recrutant des pépites, dont la plus mémorable restera Pelé qui a fait la gloire du club de Santos. D’ailleurs, les Auriverdes ont profité de la Coupe 2022 pour rendre un vibrant hommage à leur roi déclinant.

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De plus, le jeu brésilien s’est taillé une réputation mondiale qui l’associe systématiquement à la qualité technique et à la créativité ; deux éléments hautement recherchés et autant d’arguments de vente sur le marché international, et surtout européen. Mais il faut attendre le début des années 2000 pour que s’ouvre une nouvelle ère footballistique avec l’« arrêt Bosman » (1995), qui globalement met fin au quota de joueurs « étrangers » dans les équipes, ce qui donne lieu à un recours massif à l’exportation. C’est ainsi qu’en 2021, le Brésil comptait quelque 1 287 joueurs expatriés dans 145 ligues, dont les meilleurs s’arrachent à prix d’or, disputés par une poignée de clubs européens, éclatant au passage le plafond de verre social. Certains d’entre eux rejoindront la sélection nationale, ce qui nous permet de remarquer que les joueurs actuels de la Seleção cochent les cases des origines très modestes issus des États du Minas Gerais et de São Paulo, pour l’écrasante majorité d’entre eux.

Pour toutes ces raisons, le Brésil est très largement en tête au classement des pays « producteurs » de joueurs, suivie de l’Argentine, qui se focalise davantage sur le marché régional sud-américain. Si ses meilleurs joueurs s’exportent sur le marché européen, à l’instar des monstres sacrés Maradona ou Messi, la plupart des autres joueurs prennent la direction du Chili ou du Mexique, faisant de la proximité linguistique un facteur d’intégration décisif, dans l’équipe ou dans la vie quotidienne. Ainsi se forment des réseaux privilégiés d’exportations de joueurs entre les clubs argentins et ces pays latino-américains, faisant du football argentin une spécialité sur le marché du football mondial.

L’Uruguay du football

Enfin, si l’Uruguay se classe loin derrière, cela s’explique d’abord par sa faible population, ses habitants étant quinze fois moins nombreux qu’en Argentine. Cependant, il ne faut pas se méprendre car il s’agit de l’un des pays connaissant le taux de productivité d’expatriés le plus élevé au monde (Ravenel, 2017). En effet, pour ce petit État-tampon, comprimé entre le géant brésilien et l’Argentine élancée, ce sport a été une façon d’exister aux yeux du monde et d’unir son peuple, jusqu’à appréhender le football comme une véritable religion. En outre, son équipe nationale a même été la grande puissance mondiale du début du XXe siècle, remportant deux titres olympiques (1924, 1928) avant deux Coupes du Monde (1930, 1950), ce qui explique les quatre étoiles fièrement affichées au-dessus de leur blason.De cette façon, le reste de la planète se représente l’Uruguay avant tout grâce aux visages de ses champions, comme Edinson Cavani ou Luiz Suarez, puis se souvient qu’il abrite le siège du Mercosur à Montevideo. Mais la capitale n’est pas seulement un épicentre politique, elle est aussi un centre culturel et la place forte du football uruguayen, puisque la plupart des joueurs de la Celeste sont issus des deux clubs de la ville : le Club Nacional et le CA Peñarol.

En définitive, la Coupe du Monde 2022 s’est achevée par le couronnement de la Pulga et de son équipe argentine ; mais cette consécration permet aussi au football latino-américain de retrouver le chemin du succès, renouant alors avec un passé auréolé de gloire sportive.

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Plus encore, l’examen géographique de cette victoire met en évidence les relations footballistiques étroites et anciennes entre l’Amérique du Sud, comme réservoir essentiel de talents, et l’Europe, comme friands enchérisseurs et importateurs de joueurs.

Ainsi, les Argentins, Uruguayens mais surtout Brésiliens les plus brillants sont arrachés à l’impasse de la misère sociale pour rejoindre les rues pavées d’or de leur destin européen. Toutefois, il ne s’agit que d’une infime minorité, généralement issue des riches États du Brésil. Il n’en demeure pas moins que l’Amérique latine est unanimement célébrée comme la terre d’élection du ballon rond.

Références bibliographiques

Besson, R., Ravenel, L., Poli, R. (2017). Les footballeurs expatriés dans le monde, Géographie et cultures, 104, 37-56. URL: http://journals.openedition.org/gc/6103 ; DOI: https://doi.org/10.4000/gc.6103

Gomez, C. (2014). La diffusion du football en Amérique latine. Revue internationale et stratégique, 94, 151-159. https://doi.org/10.3917/ris.094.0151

Théry, H., « Le Brésil dans la mondialisation : commerce extérieur, flux aériens et exportation de joueurs de football », Diploweb.com, publié le 5 octobre 2011, http://www.diploweb.com/Bresil-dans-la-mondialisation.html

Théry, H., « Futebol et hiérarchies urbaines au Brésil », Mappemonde n° 81 (1-2006), http://mappemonde.mgm.fr/num9/articles/art06103.html

[1] Le foot est un jeu simple. 22 hommes courent après un ballon pendant 90 minutes et à la fin les Allemands gagnent. », célèbre phrase prononcée par Gary Lineker après une énième défaite anglaise face à la Mannschaft en demi-finale de la Coupe du Monde 1990.

[2] Le championnat du monde est décidé en 1928 par la FIFA (Fédération internationale de football association) mais la première édition s’est tenue en 1930.

[3] Par exemple, les joueurs brésiliens évoluant au Portugal peuvent demander, après un an, un statut leur permettant d’être reconnus comme joueurs nationaux, leur évitant, par exemple, d’être soumis aux quotas imposés aux joueurs extra-européens.

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