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26 mars 2022

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Crise migratoire Biélorussie – Pologne : le retour du cynisme en géopolitique

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Depuis le mois d’août 2021, des milliers de migrants tentent de traverser la frontière entre la Biélorussie et la Pologne. Si la création d’une nouvelle route migratoire pour rejoindre l’Europe peut s’expliquer à l’aune de la dangerosité et du durcissement du franchissement des frontières par les routes méditerranéennes, cette crise met surtout en exergue une politique de déstabilisation de l’Union européenne (UE) et de l’OTAN, préparée, orchestrée et mise en scène par le président biélorusse Alexandre Loukachenko. Les Européens n’hésitent pas à la qualifier de « guerre hybride ».

 

Dès le mois de juin 2021, la Pologne, la Lituanie et la Lettonie font face à un afflux massif de migrants en provenance de la Biélorussie. Le Premier ministre polonais Mateusz Morawiecki affirme que le président biélorusse Alexandre Loukachenko « a lancé une guerre hybride contre l’UE. C’est la plus grande tentative de déstabilisation de l’Europe depuis trente ans » et ajoute qu’« aujourd’hui, la Pologne est face à un nouveau type de guerre, dont les armes sont les migrants et la désinformation ». Le Conseil de l’UE s’aligne sur la position polonaise, dans un communiqué de presse du 30 juillet 2021, en condamnant fermement l’instrumentalisation des migrants par la Biélorussie.

Le gouvernement biélorusse profite, avec cynisme, de la détresse de populations qui viennent chercher en Europe un meilleur avenir. Il répond aux sanctions européennes qui s’abattent contre sa politique dictatoriale par une guerre asymétrique. Dorota Dakowska, professeure de science politique et spécialiste de la Pologne et de l’UE, rappelle sur France 24, que « ce n’est pas un mouvement naturel de population de personnes réfugiées, mais une manœuvre orchestrée par le président Loukachenko ». Bien au-delà des jeux de pouvoir, cette crise est avant tout un drame humanitaire : « Nous avons beaucoup de mal à trouver des mots justes face à ces événements, des mots qui ne déshumanisent pas ces populations massées là […] L’urgence aujourd’hui, c’est quand même la situation dramatique des personnes qui se trouvent coincées à la frontière », explique-t-elle.

Les migrants, qui empruntent cette route de l’est, sont principalement originaires du Moyen-Orient et fuient l’une des zones du monde les plus touchées par les guerres de ces dernières décennies. La majorité vient du Kurdistan iraquien. En voulant rejoindre l’UE, qu’ils voient comme un eldorado, les candidats au départ veulent offrir à leur famille une situation sécuritaire plus stable. Selon le médecin urgentiste d’origine kurde Arsalan Azzafin de l’hôpital de Bielsk Podlaski, à la frontière biélorusse, les réfugiés qu’il a rencontrés « migrent, la plupart du temps pour des raisons économiques ».

Pour tous ces migrants, l’opportunité de traverser la frontière polonaise est une véritable aubaine, puisque peu explorée jusqu’alors et donc peu contrôlée. En 2015, lors de la vague migratoire causée par la crise syrienne, les principales routes migratoires ne passaient pas par la Pologne. Au début de l’été 2021, il s’avère que la route de l’est est beaucoup plus sûre et rapide que les voies du sud, largement contrôlées. La route par Minsk est alors bien moins dangereuse que la traversée de la Méditerranée. Le but final de ces migrants n’est pas la Pologne, qui ne reste qu’une zone de transit. Les pays de destination sont les plus occidentaux de l’UE. « L’Allemagne depuis la crise a vu passer entre 10 000 et 12 000 migrants. 30 % sont partis aux Pays-Bas, en France et dans les pays du nord, 70 % sont restés en Allemagne […]. Encore 7 000 personnes sont entre la Biélorussie et la Pologne […] et vont bientôt se retrouver ici », affirme Olaf Jansen, responsable de l’Office central des étrangers de la ville de Eisenhüttenstadt, à la frontière germano-polonaise.

Partant des principales villes du Moyen-Orient, dont celles d’Iraq, de Syrie et de Turquie, les migrants sont acheminés par vols directs à Minsk. Les visas touristiques sont bradés par le gouvernement biélorusse et les discours des passeurs suffisent à attirer plusieurs dizaines de milliers de volontaires à l’exil. Le trafic se structure. Les compagnies aériennes, telles que la syrienne Cham Wings Airlines, y trouvent alors un marché juteux. La compagnie biélorusse Belavia – interdite de vol en Europe pour cause de sanctions – compense fructueusement ses pertes de marché en Occident par ces vols moyen-orientaux nombreux. Les réseaux de passeurs s’organisent depuis Erbil, Bagdad, Istanbul ou Damas et des « agences de voyages » proposent des allers vers l’Europe « visas et hôtel à Minsk inclus » pour un montant de 1 500 à 3 000 euros.

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« La crise a été créée artificiellement par le gouvernement de Loukachenko »

Selon Hanna Liubakova, journaliste biélorusse d’opposition exilée, la situation humanitaire en Biélorussie est toujours inquiétante. Malgré les annonces d’Alexandre Loukachenko du rapatriement de 3 000 Iraquiens au mois de décembre, « ils seraient encore 2 000 à attendre de traverser la frontière » et 7 000 migrants seraient encore en transit entre Minsk et la frontière polonaise. Pour la journaliste, « la crise a été créée artificiellement par gouvernement de Loukachenko ».

Si au début, le président biélorusse se défend et affirme n’y être pour rien dans ce flux migratoire, son implication directe n’est maintenant plus à démontrer. Lui-même reconnaît, non sans arrogance, à la BBC en décembre 2021 : « Nous sommes des Slaves. Nous avons du cœur. Nos troupes savaient que les migrants vont en Allemagne… Peut-être que quelqu’un les a aidés. » Il faut dire que les candidats à l’entrée illégale en Europe, une fois arrivés à Minsk, sont hébergés en plein centre-ville avant d’être acheminés par des réseaux de passeurs, plus ou moins soutenus officiellement par les autorités locales pour rejoindre la frontière polonaise.

Pour l’opposant Pavel Latouchka, l’intention du régime biélorusse est claire : « Le plan est d’utiliser les migrants pour pousser l’Europe à arrêter les sanctions contre Loukachenko. » L’UE et les États-Unis ont effectivement pris des mesures coercitives à l’endroit du régime biélorusse en raison de ses manquements répétés aux principes démocratiques. Alexandre Loukachenko se voit reprocher sa réélection contestée de 2020, sa gestion brutale des manifestations qui ont suivi, le détournement de l’avion Ryanair 4978 ainsi que le rapatriement de la sprinteuse de haut niveau Krystsina Tsimanouskaya. Depuis, l’UE a pris nombre de sanctions dont l’interdiction de son espace aérien, le gel de projets d’investissements et autres sanctions économiques sectorielles.

L’objectif du président biélorusse est de déstabiliser l’UE par une orchestration d’un nouveau flux migratoire en la désorganisant à ses frontières orientales et en la mettant face à ses propres contradictions de gestion des droits de l’homme, tout en faisant pression sur les principaux pays ayant accueilli en nombre les opposants à son régime. Alors que la Pologne refuse toute présence journalistique à la frontière, Alexandre Loukachenko convoque un tribunal médiatique, montrant à la scène internationale les manquements des Polonais – donc de l’UE – en matière de respect de la demande du droit d’asile.

« La Biélorussie instrumentalise la détresse des migrants d’une manière cynique et choquante »

Dans son discours sur l’État de l’Europe du 9 novembre 2021, le président du Conseil européen Charles Michel déclare que les Européens sont confrontés à une attaque hybride caractérisée, puisque « la Biélorussie instrumentalise la détresse des migrants d’une manière cynique et choquante ».

Selon le ministre de la Défense polonais Mariusz Błaszczak, la Biélorussie ne serait pas la seule à la manœuvre : « La situation de crise à la frontière polono-biélorusse est le résultat de l’activité de la Biélorussie liée à celle de la Fédération de Russie. » Le Premier ministre polonais, Mateusz Morawiecki, accuse même Vladimir Poutine de soutenir discrètement Alexandre Loukachenko dans le but de déstabiliser l’UE, par des flux migratoires massifs, comme il peut le faire sous une autre forme en Ukraine. Dorota Dakowska affirme : « Vladimir Poutine soutient très clairement le président » biélorusse et que « la Biélorussie est extrêmement dépendante de la Russie. » Selon un opposant au régime dictatorial, il s’agit pour le président russe de « déstabiliser [l’OTAN], pour montrer qu’ils ont le pouvoir ».

Pour Olaf Jansen, l’influence des Russes est très forte. Preuve en est lorsque Angela Merkel a appelé le président Vladimir Poutine dans la gestion de la crise migratoire : « Cela a permis de faire baisser la pression […] Depuis une dizaine d’années, le but de la Russie est de déstabiliser l’UE. […] »

Malgré un soutien sans faille au régime d’Alexandre Loukachenko, notamment par la participation à des manœuvres militaires dans l’ouest biélorusse, aucune preuve formelle ne vient étayer l’implication directe du Kremlin dans l’orchestration de la crise migratoire. Le gouvernement de Vladimir Poutine dénonce le fait qu’il soit de nouveau pris comme bouc émissaire de l’Occident. La Russie aurait a minima fermé les yeux et serait restée passive, alors qu’elle avait les moyens de raisonner le dictateur biélorusse. En effet, Vladimir Poutine a, par le passé, su arrêter Alexandre Loukachenko dans ses menaces de fermeture de gaz à destination de l’UE, lui rappelant que cette énergie était avant tout stratégique pour la Russie.

Le gouvernement polonais affirme, dans son discours, être en prise directe avec la Russie, à travers Alexandre Loukachenko. Pour l’opposition, le Parti nationaliste Droit et Justice (PiS) au pouvoir utiliserait cette menace à des fins de narration nationalistes et profiteraient de la situation pour raviver le sentiment national de la Pologne à son ancien ennemi.

Selon le député de l’opposition Franek Strzeszewski, il s’agit pour le gouvernement polonais d’instrumentaliser cette crise afin de redorer son image en interne, fortement détériorée par l’inflation galopante et la mauvaise gestion du Covid-19, en jouant notamment sur un sentiment national dur. D’après Witold Klaus, avocat criminologue et professeur à l’Institut d’études juridiques de l’Académie polonaise des sciences et au Centre d’études sur les migrations de l’université de Varsovie, même si la Pologne a accueilli depuis les années 1990 quelques réfugiés des Balkans, de Tchétchénie et plus récemment de Géorgie et d’Ukraine, « l’arrivée massive de personnes du Moyen-Orient en Pologne est totalement inédit». Il note que bien que la Pologne n’ait pas été touchée par la crise migratoire de 2015, cette dernière a, peu à peu, durci sa politique migratoire, au regard de cette vague syrienne et des actes terroristes ayant touché l’Europe.

L’afflux migratoire a donc permis au gouvernement polonais de capitaliser sur le sentiment nationaliste. En caractérisant la crise de « guerre hybride », le gouvernement peut réagir par l’emploi de la force puisqu’il ne s’agit pas d’une crise humanitaire. La Pologne déploie donc, dans cette logique, près de 12 000 soldats à la frontière et annonce la construction d’un mur de 186 kilomètres de long. Le 2 septembre 2021, le Parlement vote l’état d’urgence pour trois mois, reconduits depuis, interdisant aux organisations non gouvernementales (ONG) et aux journalistes de se rendre dans la zone de sécurité de trois kilomètres le long de la frontière, dans les régions de Podlachie et de Lublin.

Les médias et les ONG n’ont à ce jour toujours aucun droit de se déplacer dans cette zone et dénoncent une volonté du gouvernement d’empêcher l’aide humanitaire de venir jusqu’aux migrants. La traversée de la forêt primaire de Białowieża est particulièrement dangereuse, au regard de la densité de cette dernière et des conditions climatiques glaciales. Le nombre de morts officiels est de 12 migrants, mais les ONG s’accordent toutes à dire que ce nombre est largement sous-évalué.

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« La Pologne n’agit plus en tant qu’État démocratique »

Elles déplorent également que le droit d’asile ne soit plus respecté par les autorités, les migrants étant systématiquement repoussés par le système de push-back, sans avoir la possibilité de faire valoir leur droit. Les membres du PiS rétorquent que ces migrants sont arrivés légalement en Biélorussie et que, par conséquent, ils ne peuvent bénéficier de la protection internationale du droit d’asile. Ils sont donc systématiquement reconduits en Biélorussie. Le principe du droit européen en la matière repose pourtant, depuis la directive du 13 décembre 2011, sur le principe de non-refoulement. Ainsi, la Pologne enfreint donc clairement ses engagements en la matière. Le collectif d’organisations humanitaires Grupa Granica rapporte que le nombre de push-backs n’a jamais été aussi important. « La Pologne n’agit plus en tant qu’État démocratique », selon Witold Klaus, en ignorant les appels à la protection internationale. Les migrants, instrumentalisés par le gouvernement biélorusse et repoussés par la Pologne, sont ainsi dépossédés de leur droit de demander l’asile.

La zone de sécurité est également extrêmement contestée. Le 18 janvier 2022, la Cour suprême polonaise juge incompatible avec la constitution les règlements en vigueur en Pologne depuis six mois, visant l’interdiction d’accès à la zone frontalière polono-biélorusse aux non-résidents, s’appuyant sur la liberté de circuler librement sur le territoire ainsi que de collecter et de diffuser librement l’information. Les ONG, mais aussi les simples citoyens tels que Maria, habitante de Białowieża, témoignant sous couvert d’anonymat par peur de représailles, dénoncent la « criminalisation systématique de l’aide humanitaire ». La peur s’installe chez les aidants qui font face à des contrôles répétés des forces de l’ordre dans et aux abords de la zone. Kamilia, une universitaire, et Kasia, une professeure, toute deux engagées dénoncent : « Les ONG font le travail que devrait normalement faire l’État. L’aide humanitaire n’est pourtant pas un crime. »

« L’Union européenne est coupable de ne pas avoir une véritable politique migratoire »

Konrad Sikora, adjoint au maire de la ville de Michałowo, la seule qui organise officiellement une aide humanitaire aux migrants depuis la petite caserne des pompiers affirme : « Personne ne mérite de mourir dans les bois, c’est aussi simple que ça ! » et en appelle à la responsabilité de l’Union européenne : « L’Union européenne est coupable de ne pas avoir une véritable politique migratoire. » Malgré un discours engagé, il est à constater que la réponse de l’UE reste très timorée. Elle se montre très souple avec la Pologne affirmant que la Biélorussie commet honteusement une attaque hybride, omettant le pan entier du désastre humanitaire de cette crise. D’une certaine façon, en ne répondant pas directement et en laissant la Pologne seule au front, l’UE se désengage de cette violation des droits de l’homme. L’absence de Frontex, dont le siège social est pourtant à Varsovie, reste à ce titre lourd de sens. Hanna Liubakova en est convaincue, « si l’Union européenne avait apporté une réponse plus tôt et plus ferme, cette crise n’aurait pas eu lieu à la frontière […] L’Union européenne a été timide dans sa réponse ».

La Commission européenne adapte systématiquement une réponse diplomatique et géopolitique offensive, mais le débat sur la gestion de la crise humanitaire, lui, reste sans réponse. Pourtant, la députée d’opposition polonaise Anita Sowińska en est convaincue : « Le conflit ne pourra être résolu qu’au niveau européen. » À ce jour, les États européens n’ont formulé aucune réponse unique. Depuis juillet, et malgré la fermeté du gouvernement polonais, plus de 12 000 migrants ont déjà afflué partout en Europe, plus particulièrement dans la ville frontalière allemande du Brandebourg Francfort-sur-l’Oder et dans le camp de réfugiés de Eisenhüttenstadt, où les demandes d’asile ont explosé.

Selon l’Allemand Olaf Jansen, le déficit européen annuel de main-d’œuvre par an serait de « 500 000 à 1 000 000 de personnes. […] Permettre à ces gens de venir en toute légalité », et de manière contrôlée pourrait être une solution. « D’un côté il faut bien entendu continuer à donner l’asile à ceux qui en ont besoin, mais aussi arrêter d’être hypocrite et faire des contingents pour les migrations pour raisons économiques […] Les murs n’ont jamais réglé quoi que ce soit. Les gens trouveront toujours un moyen de passer les murs ou de les contourner. Un mur, c’est juste un symbole. On ne règle rien avec les symboles. »

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À propos de l’auteur
Anna Duvernet

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