<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Cyberespace et convergences technologiques

14 septembre 2021

Temps de lecture : 8 minutes
Photo : Bourgoin jallieu le 18/05/2017: photo illustration cyber attack informatique/Credit:ALLILI MOURAD/SIPA/1705221920
Abonnement Conflits
Abonnement Conflits

Cyberespace et convergences technologiques

par

En seulement quatre décennies, le cyberespace s’est structuré autour de l’interconnexion des ordinateurs, des serveurs, des routeurs, des machines en réseau, des véhicules, des objets communicants, de l’informatique en nuage et d’un déluge de données engendrées par ces composantes. Il est aussi devenu un espace de concurrences, de compétitions, de tensions entre États et de conflits projetés sur l’espace numérique. La fusion progressive de l’espace physique et du cyberespace résulte de mécanismes de convergence technologique. Trois grands chantiers s’ouvrent dans la décennie à venir : la robotisation à toute échelle de l’environnement, la suprématie quantique et la montée en puissance de l’intelligence artificielle.

1/ Mécanismes de convergences technologiques et cyberespace

En constante évolution depuis sa création, le cyberespace se développe sous l’effet conjugué de quatre mécanismes de convergence technologique : les convergences NQBIC, MI, DIADEH, CKTS :

La convergence NQBIC est la convergence des nanotechnologies, des technologies quantiques, des biotechnologies, de l’informatique et des sciences cognitives.

La convergence MI désigne la convergence de la matière et de l’information pour produire un espace ubiquitaire (robotique, IoT, villes intelligentes, industrie 4.0).

La convergence IAEH est la convergence puis la fusion de l’expertise humaine et de l’intelligence artificielle pour produire une expertise hybride ou augmentée capable de résoudre des problèmes complexes.

La convergence CKTS est la convergence des connaissances et des technologies au bénéfice de la société (Convergence of Knowledge and Technology for the benefit of Society).

La convergence NQBIC

Le concept de convergence NQBIC apparaît pour la première fois en 2002 dans un rapport de la National Science Foundation américaine (NSF)[1]. À l’intersection de l’informatique et des biotechnologies, se développent la nano-bio-informatique, les calculs sur l’ADN, le séquençage, l’étude des protéines avec un appui considérable des data sciences et de l’intelligence artificielle. L’intersection des biotechnologies et des nanotechnologies engendre la nano-bio-médecine, les nano-bio-technologies, la biologie synthétique et la biophotonique. Les sciences cognitives rencontrent les nanotechnologies dans l’ingénierie neuromorphique, les environnements intelligents, les objets et systèmes dédiés au développement cognitif. Les sciences de l’information et l’informatique collaborent avec les sciences cognitives dans les grands programmes de simulation du cerveau, dans la modélisation du cyberespace ou dans l’éducation personnalisée. La convergence de ces quatre grands domaines techno-scientifiques transforme l’espace physique en un espace augmenté NQBIC. Le développement de cet espace à l’intersection de l’espace physique et du cyberespace accélère la dynamique de convergence.

La convergence MI : Matière – Information

La convergence matière-information, ou convergence MI, provient de l’observation en physique théorique des boucles de rétroaction qui opèrent entre l’espace physique et l’espace informationnel. Elle émerge du lien évolutif entre la matière en mesure de coder l’information, et cette information qui devient ubiquitaire dans l’espace physique. Qu’il s’agisse du calcul quantique (maîtrise des flux de photon) ou des récentes recherches sur le calcul réalisé au niveau moléculaire et atomique, la tendance est au stockage et au traitement de l’information à la plus petite échelle de la matière. L’humain orchestre la convergence entre matière et information. Le concept de convergence MI peut être considéré comme une dynamique initiée par l’homme en opposition à l’évolution entropique, second principe de la thermodynamique.

La robotique incarne la convergence MI avec des drones et des robots qui agissent et modifient l’espace physique à partir de calculs effectués dans le cyberespace. De la même façon, les technologies associées à l’ordinateur et au calcul quantiques concrétisent et accélèrent la convergence MI à partir des atomes de Rydberg. Ces derniers interagissent à l’échelle quantique en étant très sensibles aux champs électromagnétiques grâce à des électrons hautement excités qui orbitent très loin du noyau. Dans ce contexte, les lois quantiques font que les bits se trouvent dans une superposition d’état entre 1 et 0 et s’emmêlent les uns les autres : ce sont des qubits et non plus des bits classiques. Ces qubits sont des bits quantiques qui sont à la fois dans l’état 0 et dans l’état 1. Lorsque l’on cherche à observer un qubits, on trouve ou bien un 0 ou bien un 1, mais le fait d’observer change l’état de la particule, en choisissant entre les deux.

A lire également : Crime organisé et cyber

La convergence IAEH

La convergence IAEH désigne la dynamique de convergence puis de fusion de l’expertise humaine et de l’intelligence artificielle pour résoudre plus vite et plus précisément de grandes catégories de problèmes complexes. Elle s’appuie sur un cycle systémique de construction d’outils d’aide à la décision et d’augmentation cognitive à partir de l’expertise humaine. Ces outils sont ensuite mis en production pour améliorer l’expertise initiale qui est à nouveau sollicitée pour créer de nouveaux outils plus performants ou plus spécifiques que ceux de la première itération. La boucle de création-augmentation engendre une expertise hybride (homme-machine) capable de résoudre de nouveaux problèmes de complexités croissantes.

Les données numériques jouent un rôle central dans le cycle de la convergence IAEH. Elles permettent d’entraîner des modèles d’apprentissage statistique qui seront d’autant plus performants que les données d’apprentissage seront de bonne qualité et suffisamment représentatifs du contexte de mise en production du modèle. La puissance de calcul associée à la qualité des données et du modèle entraîné conditionne ensuite la vitesse de convergence IAEH et les transitions vers l’expertise hybride.

La convergence CKTS

Le concept de convergence CKTS apparaît en 2009[2]. La convergence CKTS étend le spectre de la convergence NQBIC, en introduisant la dimension manquante sociétale. Cette dimension est fondée sur l’hypothèse initiale de réalité des bienfaits apportés par la connaissance et par la technologie mises au service de l’humanité. Alors que la convergence NQBIC se limite au constat du rapprochement des quatre grandes disciplines scientifiques et techniques, la convergence CKTS s’inscrit dans une approche plus utilitariste et solutionniste de la connaissance et des technologies au bénéfice de tous. En 2013, la Commission européenne[3] a soutenu l’ensemble des projets favorisant la convergence des nanotechnologies, de la nanobiologie et des domaines de la santé en se positionnant dans une dynamique très proche de la convergence CKTS. Par ailleurs, le modèle d’une économie de la connaissance repose essentiellement sur le mécanisme de convergence CKTS qui transforme la connaissance et la technologie en un important vecteur de croissance. Dans une approche plus géopolitique de cette convergence, il faudrait l’interpréter comme un vecteur de puissance et de souveraineté pour les pays en tête de la course technologique mondiale (Chine, États-Unis, Russie).

Le concept de convergence CKTS prend le parti du techno-progressisme qui envisage rarement l’éventualité d’une utilisation de la connaissance et de la technologie sans bénéfice immédiat pour la société, ou seulement pour une petite fraction de la société. Le courant de pensée techno-conservateur ne partage pas cet optimisme et se montre méfiant face aux progrès de l’intelligence artificielle, de la robotique et des biotechnologies. Les manipulations génétiques et le bricolage du vivant sont source de controverses et suscitent souvent les condamnations radicales de ceux qui ne voient en ces technologies que des menaces pour la société et pour l’espèce humaine. La convergence CKTS porte ainsi en elle l’opposition idéologique fondatrice entre techno-conservateurs et techno-progressistes.

En tête de la compétition technologique mondiale, les trois leaders, Chine, États-Unis et Russie, construisent leurs stratégies de développement et leurs doctrines d’investissement à partir des mécanismes de la convergence CKTS restreinte à leurs propres intérêts. La souveraineté technologique peut s’interpréter comme l’une des étapes d’une convergence CKTS restreinte à un pays. Nous constatons aujourd’hui la prédominance de deux principales convergences CKTS qui s’opposent et se défient : la convergence chinoise et la convergence américaine.

2/ L’évolution du cyberespace à l’horizon 2030

Les trois mécanismes de convergence (NQBIC, MI, IAEH) décrits dans la première partie sont en phase d’accélération constante depuis deux décennies. On peut raisonnablement supposer que cette accélération va se poursuivre et s’intensifier dans les dix prochaines années avec trois grands chantiers technologiques dominants, en hyper croissance :

C1 : La robotisation de l’environnement physique dans toutes les strates d’activités humaines ;

C2 : Le développement de l’ordinateur quantique et la suprématie quantique ;

C3 : L’augmentation des performances de l’apprentissage automatique accompagnée d’une inflation de la production de données numériques provenant des robots, de l’industrie 4.0, de l’IoT et des villes intelligentes.

On notera que ces trois chantiers relèvent tous les trois de la convergence matière – information.

La robotisation de l’environnement

En deux décennies, les progrès conjugués de la robotique, de l’intelligence artificielle, de l’optoélectronique, des matériaux, des capteurs et des batteries électriques permettent de construire des systèmes robotisés utiles, robustes et efficaces. Qu’ils soient terrestres, aériens ou maritimes, ces robots, drones et rovers répondent à des besoins militaires. Ils permettent d’éloigner l’homme du danger, d’accroître son rayon d’action, de gagner un temps précieux dans un contexte de crise ou d’urgence. Les robots d’inspection ou de levée de doute augmentent considérablement les capacités de réaction des équipes chargées de la surveillance d’une zone terrestre aérienne ou navale. Les robots intégrés aux chaînes de productions transforment en profondeur l’industrie tout en réduisant les coûts et les délais. La robotique transforme les mobilités avec le développement de véhicules semi-autonomes puis autonomes.

Un robot est le produit d’un grand nombre de technologies. Le terme robotique doit être entendu comme un vaste ensemble de segments technologiques qui s’additionnent pour construire un robot.

Les domaines couverts par la robotique sont tout aussi variés : industrie, production, logistique, transports, défense, sécurité civile, pompiers, surveillance des territoires, écologie, dépollution automatisée (terre, air, mer), santé et médecine (implants, prothèses intelligentes, robots chirurgicaux), agriculture (la robotique autonome est le moteur de la révolution agricole), énergie, BTP construction, biotechnologies, pharmacologie, industrie minière, aéronautique civile et militaire, aérospatiale, secteur ferroviaire et métros, automobile et mobilités intelligentes, etc.

La course mondiale à la robotisation de l’environnement réunit les leaders habituels (États-Unis, Chine, Russie) mais également un large second cercle de compétiteurs composés entre autres par le Japon, la Corée du Sud, l’Inde, le Canada, la Turquie, Israël, l’Arabie saoudite, la Grande-Bretagne, l’Allemagne, la France, l’Estonie. Qu’il s’agisse des trois puissances leaders ou du second cercle actif, chacun a placé la robotique associée à l’intelligence artificielle en tête de ses priorités stratégiques. La robotique est considérée par l’ensemble des compétiteurs comme le premier vecteur de puissance, de souveraineté et de développement économique.

A lire également : Robotisation du champ de bataille : défis, enjeux et risques

L’ordinateur quantique et la suprématie quantique

La suprématie quantique, aussi appelée avantage quantique, désigne le nombre de qbits au-delà duquel aucun superordinateur classique n’est capable de gérer la croissance exponentielle de la mémoire et la bande passante de communication nécessaire pour simuler son équivalent quantique. Le seuil d’environ 50 qubits correspond à la limite de la suprématie quantique.

En décembre 2020, une équipe de recherche de l’USTC (l’université des sciences et technologies de Chine) a atteint la suprématie quantique en mettant en œuvre un type d’échantillonnage de bosons sur 76 photons avec l’ordinateur quantique photonique Jiuzhang. L’article montre que pour engendrer le nombre d’échantillons que l’ordinateur quantique engendre en seulement vingt secondes, il faudrait 600 millions d’années de calcul à un superordinateur classique.

La suprématie quantique a déjà été atteinte par Google en 2019 avec un ordinateur quantique exploitant des matériaux supraconducteurs alors que la machine chinoise s’appuie sur des flux de photons. La performance chinoise est la première confirmation indépendante d’atteinte de la suprématie quantique par Google avec une technologie différente. L’ordinateur quantique chinois Jiuzhang peut désormais effectuer un calcul en deux cents secondes qui prendrait plus d’un demi-milliard d’années s’il était réalisé sur l’ordinateur non quantique ou classique le plus rapide au monde. La Chine et les États-Unis peuvent aujourd’hui revendiquer la suprématie quantique.

On doit bien entendu interpréter cette course au calculateur quantique opposant la Chine aux États-Unis comme une nouvelle compétition géostratégique dont les enjeux de souveraineté et de domination du cyberespace dépassent de très loin ceux des précédentes compétitions.

La suprématie quantique crée un seuil disruptif dans la puissance de calcul qui accélère les quatre convergences technologiques et qui ouvre les portes de l’hyperpuissance cybernétique au service d’applications civiles et militaires.

L’augmentation des performances de l’apprentissage automatique

Ce troisième chantier bénéficie à la fois des progrès réalisés en sciences des données avec des algorithmes d’optimisation et d’apprentissage statistiques toujours plus efficaces et des progrès technologiques réalisés sur le hardware et les cartes GPU TPU. Le calcul quantique appliqué aux données massives constitue un nouveau champ d’application de ce saut de puissance de calcul. Des composantes d’apprentissage automatique sont intégrées dans une très grande variété de systèmes (robots, drones, systèmes radars, systèmes d’interception du type « Iron Dome », navire gros porteur semi-autonome, matériels agricoles, systèmes médicaux). La multiplication d’objets connectés producteurs de données issues de capteurs constitue une extraordinaire source de données qui, une fois structurées, permettent de construire et d’entraîner des modèles dédiés à l’apprentissage automatique et à l’apprentissage par renforcement. La conjonction « données – puissance de calcul » va produire des systèmes capables d’apprendre vite et bien sur un spectre de tâches qui s’élargit.

Les applications militaires et civiles concernent autant la robotique déployable pour le combat de haute intensité que l’aide à la décision au service du chef militaire. Comme pour la suprématie quantique, la suprématie par l’IA constitue un défi majeur pour la Chine, les États-Unis et le reste du monde. Une centaine de pays disposent désormais d’un plan d’action et de développement de l’intelligence artificielle pour les cinq prochaines années.

Les convergences technologiques façonnent le cyberespace, transforment notre environnement en impactant l’ensemble des activités humaines. En fusionnant les espaces physique et numérique, les dynamiques de convergences nous font entrer dans un espace ubiquitaire où chaque objet puis chaque particule devient information, pour le meilleur comme pour le pire.

A lire également : Géopolitique du cyberespace

[1] Converging technologies NBIC report 2002.

[2] Convergence of Knowledge, Technology, and Society : Beyond Convergence NBIC.

[3] Rapport « De BIO à la convergence NBIC », Commité de bioéthique, Conseil de l’Europe, 2014.

Mots-clefs : , ,

À propos de l’auteur
Thierry Berthier

Thierry Berthier

Pilote du groupe Sécurité – Défense – Intelligence Artificielle du Hub France IA
La Lettre Conflits
3 fois par semaine

La newsletter de Conflits

Voir aussi

Pin It on Pinterest