Au XVIIIᵉ siècle, la cause jacobite ne se joue pas seulement dans les Highlands : elle traverse toute l’Europe et atteint la Méditerranée. Exils, complots et rêves de royaumes insulaires lient la dynastie des Stuart à la Corse insurgée.
Un article à retrouver dans le N60 de Conflits. Vatican. La puissance du temps long.
Michel Vergé-Franceschi est professeur des universités de classe exceptionnelle, spécialiste de l’histoire de la marine française des XVIIe et XVIIIe siècles, ainsi que de l’histoire de la Corse.
Propos recueillis par Guy-Alexandre Le Roux
Qu’est-ce que le parti jacobite ?
Le parti jacobite naît en 1688, au moment de la Glorieuse Révolution d’Angleterre. Les Stuart, qui règnent depuis 1603, sont chassés par l’arrivée au pouvoir de Guillaume d’Orange, un protestant. Jacques II Stuart, catholique, fuit avec sa femme et son fils nouveau-né, les deux derniers exfiltrés de Londres peu avant lui par le duc de Lauzun. Tous trois trouvent refuge en France auprès de Louis XIV, cousin germain du souverain déchu, qui les installe à Saint-Germain-en-Laye. Dès lors, un mouvement de fidélité aux Stuart s’organise : les jacobites – du latin Jacobus, Jacques – militent pour le retour de cette dynastie catholique sur le trône d’Angleterre et d’Écosse. Ce n’est pas seulement une cause dynastique : c’est un parti politique, religieux et identitaire qui attire catholiques, exilés et adversaires des Hanovriens. Ce parti, c’est à la fois une nostalgie et un véritable réseau qui survit plus d’un siècle après l’exil initial.
Jusqu’où vont ses réseaux ?
Ses réseaux sont tentaculaires. À Saint-Germain-en-Laye, où Jacques II a été reçu en grande pompe par Louis XIV, la cour exilée se transforme en foyer politique et culturel. Après le traité d’Utrecht en 1713, la France doit les expulser, et ils s’installent en Lorraine, puis à Rome. Mais entre-temps, ces exilés catholiques, nobles irlandais, officiers écossais, corses et français – que l’on compare à « un vol d’oies sauvages » – essaiment dans toute l’Europe. On tente des débarquements en Irlande dès 1690 à Limerick ; en 1707, 1715, 1717, 1719, d’autres expéditions navales sont organisées avec un certain Théodore, baron de Neuhoff, à bord. Louis XIV envoie en 1707 une escadre commandée par le comte de Forbin, issu des Lenche de Morsiglia (cap Corse).
L’Espagne, par le biais du cardinal Alberoni et du complot de Cellamare (1718-1719), tente de replacer les Stuart au cœur du jeu européen. Le complot est ourdi par l’ambassadeur d’Espagne à Paris, le prince de Cellamare, et vise à renverser le régent Philippe d’Orléans pour placer le Roi catholique (le roi d’Espagne Philippe V) à la tête de la monarchie française.
Les premières loges maçonniques servent alors de relais, de lieux de sociabilité, mais aussi de cellules de complot. Les jacobites se cachent à Paris, mais mènent grand train à Madrid (le duc d’Ormond), à Rome (le Prétendant Jacques III (1688-1766) fils de feu Jacques II (inhumé à Saint-Germain-en-Laye), et jusque dans les ports méditerranéens (en Catalogne, au duché de Cardone). En Corse, des marins et des familles (comme les Lenche, installés à Marseille et originaires du cap Corse) servent d’intermédiaires. C’est donc un immense réseau européen, religieux, maçonnique et militaire qui va de Metz, Lunéville, Nancy, Commercy jusqu’à Avignon, cité pontificale.
Comment Théodore de Neuhoff, futur roi des Corses, se retrouve-t-il lié à ce parti ?
Neuhoff est un gentilhomme d’origine allemande, issu d’une famille westphalienne, mais né en juillet 1690 à Metz, évêché français, donc Lorrain comme Choiseul, natif de Nancy. Son père, commandant de place, y sert Louis XIV. Baptisé protestant à Cologne (du fait de la volonté de sa mère), il est rebaptisé catholique à Trèves (sur ordre de ses grands-parents paternels qui viennent d’enterrer leur fils). Dans sa jeunesse, il est élevé à Versailles auprès de la Palatine (issue des Stuart) par le comte de Mortagne veuf d’une Montgommery d’Écosse et d’Irlande. Il fréquente très tôt les milieux jacobites exilés en Espagne et dissimulés à Paris. À Madrid, le duc d’Ormond lui fait épouser dans la chapelle royale de l’Escurial une dame d’honneur de la reine Élisabeth Farnèse, épouse de Philippe V d’Espagne : Miss Sarsfield, dont le père a assuré le transport de 6 000 jacobites d’Irlande à Saint-Germain-en-Laye en 1688. Fille et petite-fille de nationalistes irlandais ultra-catholiques, ce mariage intègre encore davantage Neuhoff à la cour d’Espagne où la jeune baronne de Neuhoff a la charge de don Carlos au berceau, fils de Philippe V et d’Élisabeth Farnèse. Elle veille sur lui sous le haut commandement de la duchesse de Cardone. Multilingue, Neuhoff participe aux complots, côtoie les nationalistes irlandais qui ont fui l’Ulster et fréquente les agents du Vatican. Le cardinal Alberoni le protège, et Neuhoff navigue ainsi entre Madrid, Paris, Rome et Londres.
Rêve-t-il d’un trône pour lui ? L’année 1736 le conduit en Corse, au moment même où est créée la Grande Loge d’Écosse à Édimbourg. Proclamé roi des Corses par les chefs insulaires (Ceccaldi, colonel de Philippe V, et son beau-frère Giafferi, colonel au service de Venise, avec l’accord de Giacinto Paoli), tous révoltés contre Gênes depuis 1729, révolte provoquée en Corse, à Bustanico, par un certain « Cardone » (étrange !) ; son règne ne dure que trois mois, mais il illustre parfaitement cette circulation des réseaux européens autour de la cause jacobite dirigée par les trois frères Keith à Paris, Moscou et Lisbonne. Le fils de Jacques III, dit Bonnie Prince Charlie, rêve comme tout exilé de retrouver un royaume, donc le titre de roi : la Corse n’est pas seulement une île, un peuple à gouverner. C’est un royaume. Le Regnum di Corsica.
Comment la Corse entre-t-elle dans le réseau jacobite ? À quelle fin ?
Tout comme l’Écosse, la Corse est catholique, pauvre, montagneuse, avec la mer comme horizon, où l’influence de Rome est très forte. Elle attire les imaginations jacobites. Jacques III, le « Vieux Prétendant », réfugié à Rome, caresse le rêve d’y régner. Giacinto Paoli, père de Pascal, fréquente Neuhoff en Corse en 1736, dont l’épouse est la nièce de lord Kilmarnoch, franc-maçon. À partir de 1739, exilé à Naples, il fréquente la fille adoptive de lord Derwenwater, le premier à avoir tenu maille en France. Les Paoli père et fils sont au contact le plus étroit des loges où circulent ces idées et cette tentation sournoise qui s’affirme : faire de la Corse un royaume catholique pour y restaurer un prétendant déchu. L’écrivain écossais et franc-maçon, James Boswell, est celui qui fera de Pascal Paoli un héros, le chef d’une terre d’espérance. D’où ses deux livres : An Account of Corsica (début 1768), où Paoli est présenté comme le magnifique défenseur de son peuple, puis un second livre, les British Essays (fin 1768) où le discours change… (Perfide Albion !). La Corse devient un territoire intéressant, un substitut de trône pour des Stuart exilés et jouissant d’un potentiel important pour l’économie, et les exportations surtout, du royaume (uni depuis 1707), car elle n’a aucune manufacture qui serait une merveilleuse aubaine pour les toiles et denrées anglaises et écossaises !
Les Corses et les Highlanders se ressemblent : pauvreté agricole, structures claniques, fidélité religieuse. Tous exportent leurs fils comme mercenaires : les Écossais vers la France en vertu de la Old Alliance médiévale, les Corses vers l’Espagne du Roi catholique, la Rome pontificale (les gardes corses) et Venise (rempart de la chrétienté face au sultan ottoman). Le parallèle nourrit une fraternité imaginaire.

Champ de bataille de Culloden. La mémoire des pierres et de la lande. © JBN
La France soutient-elle efficacement les Stuart ?
Oui, mais de manière intermittente et souvent très insuffisante. Louis XIV accueille certes Jacques II (fils de la sœur de Louis XIII) et sa famille, offre le château de Saint-Germain-en-Laye comme exil de sa cour, qu’il héberge, finance et nourrit. Mais après Utrecht (1713), il doit accepter les exigences de l’Angleterre hanovrienne et expulser les Stuart. Louis XV privilégie ses colonies : en 1745, il se concentre sur Louisbourg, le Canada, la Martinique, la Guadeloupe. Ainsi, lors de la grande révolte jacobite de 1745, la France promet de l’aide, mais ne l’apporte pas réellement. De plus, la supériorité de la marine britannique exclut toute aventure près des côtes anglaises, et la France se doit de ménager ses ressources et ses intérêts propres (le sucre des Antilles, le café, le coton, le tabac). Les jacobites ne reçoivent jamais le soutien massif qu’ils espéraient encore et qui aurait pu changer leur rêve et leurs fantasmes en histoire. C’est un soutien de circonstance, jamais une politique de long terme, jamais un vrai soutien militaire.
L’aventure écossaise de Charles-Édouard Stuart, dit Bonnie Prince Charlie, commence en 1745, lorsqu’il débarque en Écosse. Après de notables réussites, il est en 1747 à quelques kilomètres de Londres. À ce moment-là, a-t-il les moyens de renverser durablement les Hanovriens et de retrouver la couronne d’Angleterre ?
Il en a peut-être les moyens. Après sa victoire éclatante de Prestonpans, il marche vers le sud. Ses troupes atteignent Derby, à moins de 200 km de Londres. Le gouvernement hanovrien est paniqué, la capitale se prépare à l’évacuation. Mais les chefs de clans refusent de poursuivre : ils redoutent une campagne d’hiver et veulent rentrer au pays. Charles-Édouard veut marcher, mais il cède. C’est un moment charnière : s’il avait avancé, peut-être aurait-il pu rétablir les Stuart. Mais l’hésitation brise l’élan. La France, une fois encore, n’intervient pas efficacement. Elle attend la paix de 1748. C’est l’occasion manquée, la dernière grande chance jacobite.
“La bataille de Culloden marque la fin des rêves jacobites”
Cette aventure se termine à Culloden, le 16 avril 1746, par une défaite complète pour les Stuart. Comment évolue la cause jacobite de l’après-Culloden ?
Culloden, c’est le chant du cygne pour les Stuart et une catastrophe pour les Highlands. Le duc de Cumberland écrase les Highlanders, les clans sont dispersés, les chefs exécutés (comme Kilmarnock, l’oncle de Mme de Neuhoff et lord Derwentwater dont la fille adoptive restera la meilleure amie de Paoli jusqu’à ce qu’elle meure à Naples en 1793). La culture gaélique est réprimée, les kilts interdits, les terres confisquées.
Charles-Édouard s’enfuit, déguisé, traqué. Il rentre en France, puis gagne Avignon, terre pontificale jusqu’à la Révolution. Rêvant toujours de son trône, il se convertit au protestantisme dans l’espoir de se rendre crédible auprès des Anglais. Il se coupe ainsi de sa base, catholique, et surtout du pape, qui lui coupe les vivres. Déchu, il s’enfonce dans l’alcool jusqu’à sa mort en 1788, à Rome. Meurt avec lui la cause des Stuart. Sa veuve, la duchesse d’Albany, maîtresse d’un écrivain toscan depuis longtemps, accueillera Paoli à Paris le jour de son arrivée de Londres le 5 avril 1790 pour célébrer les 65 ans du père de la patrie corse !
Quand la Corse abandonne-t-elle à son tour la cause jacobite ?
La Corse se détache progressivement de ce rêve perdu d’avance, surtout après les années 1760. Paoli, né en 1725, hérite de la mémoire jacobite de son père. Mais après la défaite de Ponte-Novo en 1769, face aux 30 000 soldats français commandés par le comte de Marbeuf (ex-chambellan de Stanislas à Nancy), il doit s’exiler à Londres. Le duc de Lauzun vient l’exfiltrer de Corse, comme son grand-oncle le duc de Lauzun avait exfiltré de Londres en 1688 le petit Jacques III à la mamelle et sa mère.
Le tropisme britannique de la Corse paoliste n’est pas mort. Paoli, qui a envisagé de faire basculer la Corse dans le protestantisme (il le dit au comte de Neny en Corse en 1766) se rallie à la Révolution française, et au principe de l’égalité des citoyens. Les Lorrains se multiplient en Corse : après le rôle essentiel de Choiseul en 1766-1768, le Breton Marbeuf arrive de Nancy ; Boucheporn, intendant de Corse, et sa femme, marraine des enfants Bonaparte ; nombre d’officiers militaires. Puis, face à la Terreur, les Stuart étant éteints (en dehors du cardinal d’York), Paoli choisit l’Angleterre : la Corse devient un royaume anglo-corse de 1794 à 1796 sous George III, roi hanovrien !
Le 5 avril 1800, jour de ses 75 ans, à Londres, on frappe fort à sa porte (il est sourd). « À l’improviste », dit-il. Le petit-fils de la fille adoptive de lord Derwenwater est devant lui : Andrea Giustiniani lui présente son épouse et son fils et lui souhaite son anniversaire. Une amitié fidèle depuis cinq générations ! Paoli meurt à Londres en 1807. Boswell, marié en 1769 en présence de Paoli à sa cousine germaine, une Montgommery de la famille de la comtesse de Mortagne, est mort depuis longtemps… Les Stuart ne régneront jamais plus. Le vol des oies sauvages est dispersé.







