<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Défis et atouts de la relation Espagne-Amérique latine

7 décembre 2023

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Défis et atouts de la relation Espagne-Amérique latine

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Les récents événements qui ont secoué le Mali, le Niger et le Gabon démontrent que les rapports entre les nations jadis colonisées et leur ancienne métropole (en l’occurrence, la France) ne sont pas toujours simples. Or, l’Espagne est un des premiers pays au monde à avoir entrepris un processus de décolonisation. Très tôt, il a donc fallu que Madrid pense ses relations avec son ancien espace colonial.

Si l’on s’en tient aux républiques latino-américaines, la plupart des indépendances sont proclamées au tournant des années 1815-1820, même s’il faut attendre 1865 pour que la République dominicaine ne prenne définitivement son envol. La date est encore plus tardive pour Cuba et Porto Rico, qui cessent d’être administrés par Madrid en 1898.

Le poids de l’histoire et de la langue

Plusieurs décennies doivent encore s’écouler avant que l’Espagne ne noue de solides liens avec les chancelleries hispano-américaines. Le mouvement s’accélère avec la démocratisation de l’Espagne (1975-1982) et les commémorations du cinquième centenaire de l’arrivée de Christophe Colomb en Amérique, en 1992. Depuis lors, ces relations s’avèrent étroites même si elles ne sont exemptes ni de tensions ni de défis en ce début de XXIe siècle.

Elles s’appuient d’abord sur une communauté culturelle et linguistique de tout premier ordre, puisque près de 600 millions de personnes parlent espagnol dans le monde. Environ 90 % des hispanophones de la planète vivent d’ailleurs dans les Amériques, ce qu’ont bien compris les autorités espagnoles, lesquelles multiplient les collaborations dans le domaine avec les pays latino-américains. C’est ce dont atteste depuis 1997, par exemple, l’organisation (annuelle ou bisannuelle) des Congrès internationaux de la langue espagnole (CILE), qui se sont tenus tant en Espagne (Valladolid, Cadix) que sur le continent américain (Rosario, Carthagène des Indes, etc.).

En matière artistique, au-delà des coproductions télévisuelles toujours plus nombreuses, la peinture et la sculpture « latines » sont largement représentées à la Foire internationale d’art contemporain (ARCO) de la capitale espagnole. Entre 25 et 40 galeries originaires d’Amérique ibérique se font ainsi connaître en Europe chaque année, au mois de février, grâce à cette manifestation.

Par ailleurs, depuis les années 1960, les écrivains hispano-américains ont l’habitude de s’adresser aux maisons d’édition espagnoles (aussi bien barcelonaises que madrilènes) lorsqu’ils souhaitent toucher le plus grand nombre. Aux auteurs représentatifs du boom d’il y a cinquante ans (Gabriel García Márquez, Mario Vargas Llosa, Julio Cortázar...) ont succédé des noms comme Nona Fernández (Chili), Fernanda Melchor et Jazmina Barrera (Mexique). De telles femmes de lettres sont promues par les grandes multinationales espagnoles et des compagnies argentines ou mexicaines plus modestes. Ces dernières ont investi les grandes villes outre-Pyrénées pour se faire une place dans un milieu concurrentiel. Plus largement, le million de Latino-Américains qui ont choisi l’Espagne pour y trouver une vie meilleure durant les dernières décennies (tout en n’ayant pas à se dépayser outre mesure) ont apporté avec eux des habitudes alimentaires, des célébrations, des rythmes et des sonorités bien accueillis par les Espagnols.

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Un passé qui ne passe pas ?

Cette bonne entente ne doit cependant pas cacher des désaccords parfois vifs concernant l’interprétation de la conquête de l’Amérique par l’Espagne. Depuis la fin des années 2010, la dégradation et le déboulonnement de statues honorant explorateurs et conquistadores au service de la Couronne espagnole (Christophe Colomb, Sebastián de Belalcázar, Pedro de Valdivia, etc.) par des organisations indigènes ou de gauche attestent de l’existence de lectures contrastées de l’histoire. Citons un autre exemple parlant. En Espagne, le 12 octobre (date anniversaire du débarquement outre-Atlantique de la Santa María, en 1492) marque la journée de l’hispanité (communauté civilisationnelle hispanique) et correspond à la fête nationale. En revanche, plusieurs républiques latino-américaines ont choisi de donner un autre nom et une autre signification à cette date pour signaler leur rejet de la colonisation : Journée du respect de la diversité culturelle en Argentine, Journée de la décolonisation en Bolivie…

Un partenariat essentiel

De façon globale, les rapports politiques et économiques de l’Espagne avec l’Amérique latine oscillent entre fraternité assumée et crises cycliques. Pour Madrid, la région constitue un point d’ancrage fondamental de sa politique étrangère, comme le confirment les stratégies de sécurité nationale publiées à intervalles réguliers. Ce n’est pas un hasard si les visites sur place du roi ou du président du gouvernement espagnol sont fréquentes. Depuis les années 1980, Philippe VI s’est effectivement rendu plus de cinquante fois en Amérique latine, comme prince puis comme roi, notamment pour assister à toutes les investitures de chefs d’État de la région. Les déplacements officiels, qui ne se concentrent pas que sur les grandes puissances (Brésil, Mexique), reposent aussi en partie sur de grands colloques, comme les sommets ibéro-américains. Réunissant les nations de la péninsule Ibérique et leurs anciennes colonies américaines, ils sont ainsi organisés depuis 1991.

Au niveau continental, Madrid use de ses relais d’influence afin de réorienter la diplomatie bruxelloise vers le Nouveau Monde. En poste à la Commission européenne à la fin des années 1990, le socialiste Manuel Marín est décisif dans la signature de divers traités transatlantiques. Le conservateur José María Aznar, qui préside le gouvernement de l’Espagne de 1996 à 2004, prend rapidement le relai dans le domaine. Aujourd’hui, le cabinet Sánchez est un des principaux défenseurs de la signature de l’accord de libre-échange entre Union européenne et Mercosur. Cette priorité se retrouve au cœur de la présidence tournante espagnole du Conseil de l’Union européenne, au second semestre 2023.

Argent et diplomatie font-ils bon ménage ?

Cependant, divers facteurs semblent entraîner un certain reflux ibérique outre-Atlantique, à l’instar de la crise économique de 2008, qui réduit les moyens d’action de l’Espagne. Sur place, la concurrence idéologique se fait rude, puisque la Chine, la Russie et l’Iran veulent construire avec leurs partenaires latino-américains une alternative à l’Occident. De même, les succès électoraux du « socialisme du XXIe siècle » grippent quelquefois les relations bilatérales. Des présidents comme Andrés Manuel López Obrador (Mexique) ou Pedro Castillo (Pérou) n’hésitent pas à interpeller le roi d’Espagne pour lui reprocher les abus de la colonisation. Ils s’insurgent également contre la mainmise des multinationales ibériques sur des pans entiers de leur économie nationale : système bancaire (BBVA, Santander), énergie (Endesa, Gas Natural, Iberdrola, Repsol), travaux publics (Sacyr), télécommunications et médias (Telefónica, Prisa). En 2022, l’Espagne restait un investisseur considérable de l’autre côté de l’Atlantique, avec 570 milliards d’euros de stock. Et, malgré certaines déclarations, il n’existe pas de désengagement massif de leur part en Amérique latine. Ces liens se nouent désormais dans les deux sens, les entrepreneurs hispano-américains étant intéressés par le marché espagnol. Il s’agit de leur porte d’entrée vers le reste de l’Europe, y compris dans des aspects très concrets comme les transports. Ainsi, l’aéroport Adolfo-Suárez de Madrid est-il le premier hub européen vers la région en nombre de vols. De même, conscientes de l’instabilité de leur nation d’origine, les grandes fortunes américaines ont jeté leur dévolu sur les bureaux, les commerces et l’immobilier de luxe dans l’aire urbaine madrilène.

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La guerre en Ukraine a poussé notre voisin ibérique à se définir plus encore qu’auparavant comme une « puissance atlantique » en faisant jouer ses rapports avec l’Amérique latine. Il lui permet en effet de projeter son influence au niveau planétaire et de trouver des partenaires dans un contexte incertain. C’est le cas, par exemple, des livraisons de pétrole brut latino-américain, qui ont doublé depuis février 2022. Nul doute, toutefois, qu’une réflexion plus générale devra être menée par les uns et les autres pour renouveler leur alliance dans les années à venir.

À propos de l’auteur
Nicolas Klein

Nicolas Klein

Nicolas Klein est agrégé d'espagnol et ancien élève de l'ENS Lyon. Il est professeur en classes préparatoires. Il est l'auteur de Rupture de ban - L'Espagne face à la crise (Perspectives libres, 2017) et de la traduction d'Al-Andalus: l'invention d'un mythe - La réalité historique de l'Espagne des trois cultures, de Serafín Fanjul (L'Artilleur, 2017).
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