Au cœur des drames de l’Orient

13 mai 2024

Temps de lecture : 10 minutes
Photo : Ernest et Claire Schoeffler (c) Famille Gave
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Au cœur des drames de l’Orient

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La correspondance de deux Français, dont l’un en poste en Syrie dans les années 1920, permet d’entrer au cœur des drames de l’Orient après la Première Guerre mondiale.

Il y a dans l’Histoire des périodes plus troublées que d’autres. Des périodes au cours desquelles disparaissent des familles entières, les frontières sont bouleversées et les destins s’entremêlent de manière invraisemblable.  La Turquie et le Moyen-Orient ont été dans l’une de ces périodes pendant et juste après la 1re Guerre mondiale. Le 1er génocide des années 1900 – celui perpétué par les Turcs contre les populations chrétiennes d’origine dans la région – fut suivi d’interventions,  de changements géopolitiques de pouvoirs, d’abandons et d’actes de courage. Situation assez peu différente en fait de ce qui arrive de nos jours dans les mêmes régions.

Cet article est fondé sur la correspondance entre un fonctionnaire français, plus tard Gouverneur de ce qui s’appelait l’État des Alaouites et son beau-frère en France. Il décrit le tragique destin des Assyriens Chrétiens et des Arméniens, mais aussi les cyniques luttes pour le pouvoir dans la région. Cette correspondance fait partie des archives privées des familles Gave et Schoeffler.

Contexte historique 

Syrie, 1920. Le génocide des populations chrétiennes d’origine perpétué par les Turcs ottomans a déjà eu lieu. Des témoignages en provenance, entre autres de France, Russie, Arabie, Iran, Amérique et Suède font état de pillages, de viols en série,  massacres épouvantables de personnes civiles. Les pertes humaines sont énormes et des témoins parlent de champs couverts de cadavres, surtout dans la province de Diyarbakir¹. Le Président américain Wilson fait campagne pour qu’un territoire important de l’actuelle Turquie, qui avant le génocide comptait de nombreuses populations arméniennes,  soit déclaré et reconnu comme l’Arménie Nouvelle. Comme résultat d’une série de conférences et de pourparlers de paix, la Turquie va de plus devoir céder des parties de son territoire à la Grèce, entre autres Smyrne (aujourd’hui Izmir). L’Italie, la Grande-Bretagne et la France se voient attribuées d’importants territoires sous forme de sphères d’intérêt ou de mandats. 

À la France est confié le contrôle de la Syrie et de la Cilicie, une partie de la Turquie du Sud qui pendant de longues périodes a eu d’importantes populations chrétiennes et a été par périodes un royaume arménien indépendant. Les autorités françaises poussent les Arméniens, les Assyriens et les Chaldéens (ces derniers groupes sont appelés par les Français Assyriens ou Assyro-Chaldéens) qui ont survécu au génocide à retourner dans leurs villes et villages en Cilicie et en Syrie du Nord, avec l’engagement d’une protection française. Les femmes et enfants enlevés et les propriétés saisies par les populations locales d’origines turques et kurdes seront restitués.

A lire aussi, 

Histoire de l’armée française 1914-1918. Entretien avec Rémy Porte et François Cochet

Mais comme si souvent précédemment et depuis,  les règles du jeu géopolitique changent de manière drastique. Aux États-Unis,  le Président Wilson se heurte à un Congrès de plus en plus isolationniste et finit par perdre au Sénat le vote qui lui aurait donné mandat de déclarer les États-Unis protecteur de l’Arménie. Les bolchéviques sont en passe de gagner la guerre civile en Russie,  avancent dans le Caucase et commencent à négocier un rapprochement avec la nouvelle Turquie qui ne reconnait pas le traité de Paix. L’ancestrale rivalité entre la France et la Grande-Bretagne remonte à nouveau à la surface, et soudain essaie-t-on de toutes parts de parvenir à un accord avec la Turquie.

Les protagonistes de la correspondance

Pendant cette période, Ernest Schoeffler se trouve en Syrie comme membre de l’état-major du général Gouraud, Haut-commissaire de la République française en Syrie et en Cilicie. De Beyrouth, il écrit à son beau-frère, Charles Noufflard, récemment revenu en France après un long séjour aux Colonies, entre autres comme Gouverneur du Dahomey, aujourd’hui Bénin, d’où il avait, pendant la 1re guerre mondiale, dirigé l’invasion franco-britannique du Togo, colonie allemande. 

E. Schoeffler est un homme cultivé, qui, sans doute avec raison, tient pour acquis que son beau-frère est familier de ses références, de la géographie du Moyen-Orient à l’histoire grecque.

Ernest Schoeffler, son épouse et dignitaires Français et Syriens

Schoeffler est apparemment frustré des concessions faites à la Turquie :       

« La partie que nous jouons ici est rude. Toutes nos troupes sont engagées dans le Nord, en Cilicie, dans des régions que le traité de paix ne reconnait pas nôtres, qu’elles seront donc obligées d’évacuer… Nous lâchons la Cilicie ou du moins une bonne partie de la Cilicie et c’est bien dommage. »

Il explique à son beau-frère que l’on aurait pu réaliser de grandes choses en Cilicie, où le climat se prête à la culture du coton, mais qu’il faut maintenant se contenter de faire du mieux possible en Syrie, compte tenu de la situation :

« Nous avons des terres à coton et céréales très belles à l’est de l’Amanus² jusqu’à l’Euphrate, mais la population y est peu nombreuse. Nous essayons dès maintenant d’y parer en y appelant les 50 000 assyro-chaldéens qui ont été refoulés pendant la guerre jusqu’en Russie et qui attendent quelque part en Géorgie les moyens de transport pour retourner dans leur pays. »

Schoeffler avait lui-même participé aux combats sanglants de la 1re guerre mondiale et n’était pas naïf quant à la situation. Il s’engagea en 1914 et fut cité de nombreuses fois par ses supérieurs qui le félicitèrent pour son calme et son courage. Il fut décoré de la Légion d’honneur et promu au grade de lieutenant.

Pendant l’automne 1915, il fut gravement blessé au cours d’une attaque française en Champagne et réussit à regagner ses lignes avec de grandes difficultés. L’une des balles qui l’avait touché avait provoqué une blessure ouverte au ventre qu’il dut maintenir avec ses mains pour éviter que ses entrailles ne sortent par la plaie béante. Pendant qu’il attendait son évacuation vers les lignes-arrières, un chirurgien l’examina et conclut que le blessé ne supporterait pas le transport en train sans que la blessure ne soit recousue au préalable.  Le chirurgien ne disposait pas des instruments nécessaires et dut improviser. Il recousit le blessé avec du fil de fer utilisé dans les bouteilles de champagne qu’il trouva sur place. En juin 1916, quand les combats faisaient rage autour de Verdun, le jeune frère d’Ernest, Georges, fut tué au combat.

Ernest Schoeffler Damas 1922

Malgré les grands sacrifices consentis par lui et ses camarades pendant la guerre, Schoeffler ne peut se retenir d’être bouleversé par le destin du peuple assyrien :

« Quelle singulière destinée que celle de ce peuple contraint d’émigrer en masse, se faisant jour les armes à la main à travers une nuée d’ennemis qui avaient juré de les massacrer jusqu’au dernier et qui ont maintenu une cohésion parfaite, vivant au milieu des bolchéviques en conservant intactes leurs traditions après les avatars d’une retraite de plus de 1 000 kilomètres. »

Schoeffler compare le sort du peuple assyrien à l’antique récit de Xénophon et des 10 000 légionnaires qui, en 400 avant J.-C., durent se battre depuis la Perse jusqu’à la ville grecque de Trébizonde (aujourd’hui Trabzon en Turquie)

« Qu’est-ce que celle des 10 000 auprès de celle-là ! Quelles souffrances, quels carnages cela représente. Partis plus de 200 000 ils sont réduits au quart – les os des manquants marquent les étapes de la route. »   

La majeure partie du génocide eut lieu en 1915,  mais les massacres et les exactions continuèrent les années suivantes. Schoeffler en fait la description :

« Aux récits des horreurs que les Turcs ou les bédouins commettent périodiquement les uns sur le dos de ces malheureux Arméniens, les autres sur celui des chrétiens de Syrie – à Tyr dernièrement, une centaine de personnes furent massacrés par les bandes poussées par Faiçal. J’ai vu les comptes rendus officiels : des enfants eurent le cou coupé sur les genoux de leur mère, des vieillards de 70 et 80 ans arrosés de pétrole et flambés. Trois enfants de 3, 4 et 5 ans placés sur le toit d’une maison à laquelle on mit ensuite le feu et la mère maintenue pour assister au spectacle. Pour les Arméniens ce fut pire encore. Inutile de parler de Gengis Khan, de Tamerlan, nous avons eu mieux sous nos yeux et nous n’avons rien dit. Nos petits enfants nous jugeront sévèrement, je le crains. »

Copie des lettres (c) Famille Gave

Le jeu des Grandes Puissances au Moyen-Orient après la 1re Guerre mondiale

Nombreux sont ceux étonnés encore aujourd’hui par le cynisme total dans la lutte pour le pouvoir sur le plan géopolitique.  Beaucoup pensent que les alliances sont plus ou moins garanties, mais les évènements advenus après la 1re Guerre mondiale montrent bien la rapidité avec laquelle ces relations peuvent changer. La France et la Grande-Bretagne avaient ensemble vaincu l’Allemagne et ses Alliés. Des millions d’hommes avaient combattu et étaient morts ensemble dans les tranchées du nord de la France, mais deux ans plus tard les relations se sont envenimées. Schoeffler écrit à son beau-frère qu’un contrôle français sur le territoire serait déjà en place sans les manœuvres des Anglais. D’après lui, ceux-ci incitent les musulmans à se rebeller contre les Français et un certain nombre   de chrétiens commencent aussi à se demander s’il ne serait pas plus sûr de prendre de la distance avec les Français.

Copie des lettres (c) Famille Gave

« Les Anglais ne voient pas qu’en nous évinçant de Syrie ils fortifient la position de Faiçal qui se retournera ensuite contre eux. C’est un jeu dangereux, mais ils espèrent en avoir plus facilement raison que de nous et régner en maître de la Méditerranée au golfe Persique. »

« Pour changer la face des choses, il suffirait d’un peu de fermeté et de quelques bataillons. Faiçal est une façade. Un coup de pioche un peu vigoureux ferait tout écrouler. Le nationalisme arabe est une balançoire. »

C’est exactement cela que les Français ne sont pas longs à faire. Après que la lettre fut envoyée, le Commandant- en Chef Gouraud engage en juillet 1920 une bataille décisive à Maysalun. Les troupes de Faisal sont défaites et la France établit un contrôle sur la majeure partie de la Syrie.

Le mandat sur la Syrie est supposé, du moins sur le papier, être de courte durée, mais Schoeffler est très pessimiste quant aux possibilités pour ces territoires de s’autodiriger :

« Il n’y a pas en Syrie de sentiment national. Il n’y a que des sentiments religieux, car il y fleurit quelques 25 à 30 sectes ou rites qui forment autant de nations séparées réclamant toutes la liberté… de massacrer les autres. Le ciment nécessaire pour amalgamer cette mosaïque, en faire un tout viable économiquement, ne peut être qu’étranger. »

La correspondance concerne aussi les évènements en France. C’est un rappel salutaire de la situation désordonnée qui régnait alors. Le nord de la France est en ruines et Schoeffler demande à son beau-frère si celui-ci a été gêné par les nombreuses grèves. Il demande aussi si l’on peut croire les nouvelles parvenues à Beyrouth selon lesquelles l’économie française est enfin en passe de sortir de la profonde récession dans lequel elle s’est trouvée.  

Que s’est-il passé après ?

Ernest Schoeffler était manifestement considéré comme un homme compétent. Selon Maxime Weygand, successeur de Gouraud comme Haut-commissaire de France au Levant en 1923-24, Schoeffler était un « administrateur expérimenté, ayant du calme, du jugement, un caractère droit, conciliant, connaissant à merveille les affaires de l´État de Damas ». En 1925, il fut nommé Gouverneur de l’État des Alaouites créé par les Français. Le fait que les Français divisaient la Syrie en diverses parties ethniques était considéré comme une politique coloniale classique, fondée sur le principe « diviser pour mieux régner  ». Cependant, en ce qui concerne Schoeffler, il est évident que son expérience des massacres innommables commis par les populations majoritaires sur les minoritaires l’avait profondément marqué.

En 1936, le Front populaire gagna les élections en France et décida d’une autre politique au Moyen-Orient, qui consista à abolir les enclaves ethniques, et entre autres l’État des Alaouites. Schoeffler eut alors le geste rare de démissionner, pour rester fidèle à ses principes. Même si une telle intégrité et respect des principes paraissaient exotiques dans le contexte d’aujourd’hui , il en existe d’autres exemples dans la région.

Général Sarail, Gouverneur Ernest Schoeffler et un dignitaire Syrien, probablement Subhi Barakat al-Khaldi, Président de l’État Syrien (1925).

Quand les Français durent finalement quitter la Cilicie en janvier 1922, consigne leur fut donnée par les autorités politiques et militaires d’empêcher les minorités chrétiennes de fuir pour ne pas causer plus de désordres dans le reste de la Syrie. Les responsables militaires sur place avaient cependant bien compris que les risques de nouveaux massacres par les Turcs étaient imminents et aussi bien le colonel Brémond que le Général Dufieux refusèrent d’obéir et ce dernier laissa les populations chrétiennes paniquées franchir la frontière vers la région relativement calme de Syrie-Liban sous mandat français³. Pour son indiscipline, le colonel Brémond dut attendre trois années supplémentaires pour être nommé au grade de général de Brigade, malgré les recommandations renouvelées de ses supérieurs.      

Les territoires où les Français avaient tenté d’attirer les Assyriens chrétiens furent cédés à la Turquie en 1921 dans le cadre des traités de Londres et Ankara. À la place, les minorités chrétiennes construisirent des villes comme Hassaké et Qamichli au nord-est de la Syrie. Ces villes étaient au début des années 1930 presque entièrement peuplées de chrétiens⁴ et longtemps les puissances politiques envisagèrent d’en faire un territoire autonome. Les vagues migratoires successives ont cependant diminué le pourcentage de populations chrétiennes à un point tel que les médias aujourd’hui ont l’habitude de qualifier cette région de « Kurdistan syrien ». L’actuel conflit syrien a une fois de plus placé ces minorités sous un feu croisé de luttes entre IS, Kurdes, l’Armée syrienne et de Grandes Puissances. Les liens tissés en 1920 sont rompus à nouveau, et une grande partie de l’histoire commune est inconnue des descendants, aussi bien des familles françaises qu’assyriennes.   

Cet article a été précédemment publié en Suède et a donné lieu à un programme télévisé.

Sources :

1) Voir par exemple David Gaunt:”Massacres, Résistance, Protecteurs”; Jacques Rhétoré: ”les Chrétiens aux bêtes”; Faiz El-Ghusein: ”L’Arménie Martyrisée”; Vladimir Genis: ”Vitse-konsul Vvedenski. Sluzhba v Persil i Bukharskom khanstve (1906-1920).

2) Chaîne de montagnes dans la Turquie contemporaine séparant la plaine cilicienne de l’intérieur de la Syrie. Aujourd’hui rebaptisé Nur Daglari.

3) Vahé Tachjian: La France en Cilicie et en Haute-Mésopotamie: Aux confins de la Turquie, de la Syrie et de l’Irak (1919-1933)

4) Selon des estimations françaises, les populations chrétiennes représentaient 95% de la population de Hassaké et 86% de celle de Qamichli en 1932. À Qamichli, une part importante de la population non-Chrétienne consistait de réfugiés juifs en provenance de Turquie.

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Hubert Roslund

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