<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Doit-on négocier avec le diable ?

28 janvier 2023

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Photo : Allégorie de la paix aux armes de Richelieu, savoir négocier pour gagner les guerres
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Doit-on négocier avec le diable ?

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Avec la guerre en Ukraine, les réalistes sont accusés d’être prêts à s’entendre avec le nouveau diable russe que l’Occident s’est trouvé, et ce, au mépris des valeurs européennes, du droit des Ukrainiens à disposer d’eux-mêmes et de la morale la plus élémentaire.

Avec la régularité d’une antienne, l’école dite libérale caricature ses adversaires réalistes en adeptes d’une politique froide et indifférente aux souffrances humaines, obsédée par la défense égoïste de l’État. Aujourd’hui, face à Poutine, et après les mandats d’Obama et de Trump, davantage marqués par le réalisme, Washington renoue avec cet esprit de croisade dont les Américains ont tant de mal à se défaire, au grand dam d’Henry Kissinger. Ce qui permet aux atlantistes les plus convaincus de discréditer non seulement toute proposition n’allant pas dans le sens d’une diabolisation du maître du Kremlin, mais même les partisans d’une approche plus réaliste que le simple combat entre le Bien et le Mal qui se déroulerait en Ukraine. Par un intéressant renversement de perspective, les idéalistes soutiennent les politiques les plus va-t-en-guerre face à la Russie et vitupèrent les réalistes sous la méprisable injure de « munichois », autrement dit de partisans acharnés de la paix.

Il est certain, comme l’a écrit l’universitaire américain Stephen Walt, que les réalistes « ont en général une vision pessimiste des affaires internationales et se méfient des efforts pour refaire le monde en fonction d’un projet idéologique ». Mais cela justifie-t-il leur démarche qui consisterait à accepter de discuter avec n’importe quel régime politique ? Bref, de négocier avec le diable ? Cette question hante l’histoire des relations internationales du xxe siècle jusqu’à nos jours. En vérité, le réalisme souffre encore aujourd’hui de cette mauvaise réputation qui l’associe à la Realpolitik sans morale héritée de Machiavel et de Bismarck. Or, il existe plusieurs formes de réalisme qui démontrent toute la complexité de cette école de pensée. Nous en dégageons quatre.

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Le réalisme cynique 

La première pourrait être définie comme cynique car la plus proche de la définition galvaudée de la Realpolitik. Elle correspond en effet à une politique étrangère faite de froid calcul et chargée d’une immoralité glaçante. C’est celle que l’on trouve chez Staline et Hitler, peut-être davantage encore chez le Géorgien. En effet, ce maître de la manipulation sut, dans les années 1930, tisser un réseau d’alliances avec ses voisins capitalistes afin de se préserver de la menace allemande. Puis, en 1939, il fit monter les enchères, prêt à vendre son alliance au plus offrant, en l’occurrence l’Allemagne nazie, libérant ainsi Hitler de la menace d’une guerre sur deux fronts, ce qui contribua au déchaînement de la Seconde Guerre mondiale. Le maître du Kremlin empocha dans ce maquignonnage la moitié de la malheureuse Pologne. Le Führer se rallia sans difficulté à cette alliance contre-nature qu’il qualifia pourtant en 1941 de « torture mentale ». Chez les deux protagonistes de cette sinistre histoire, on trouvait un identique cynisme, un commun mépris pour les règles internationales, une même conscience de ce que leur intérêt politique immédiat leur commandait. Cela étant, cette entente ne remettait pas en cause le substrat idéologique de leurs actions : l’extension du communisme sur une Europe à feu et à sang chez Staline ; la création d’un empire germanique et racial sur l’Est européen chez Hitler, ce qui le poussa à l’invasion apocalyptique de juin 1941, décision idéologique s’il en est ; laquelle déboucha sur la seule issue possible : une ordalie exterminatrice entre les deux frères ennemis. 

Le réalisme étriqué

Sans être forcément animés de mauvaises intentions, les réalistes étriqués, qu’on pourrait aussi appelés « à courte vue », glissent sur la pente menant du compromis à la compromission. Pierre Laval en est l’archétype. Persuadé d’avoir raison, ignorant la force des symboles, l’homme à la cravate blanche ne doutait jamais de ses capacités de séduction qu’il croyait assez fortes pour amadouer Hitler. Étranger au national-socialisme et à l’antisémitisme, il engagea pourtant la France dans une politique de collaboration fondée sur la conviction que la défaite inévitable de l’Angleterre allait livrer l’Europe à l’hégémonie allemande. La France vaincue devait y trouver cette place que, selon l’Auvergnat en pleine illusion, Berlin serait disposée à lui donner. Cette conviction fondée sur une analyse qui se voulait pragmatique de la situation stratégique ne comportait pas de dimension idéologique, si ce n’est l’anticommunisme – que cet ancien socialiste partageait avec Mussolini, autre transfuge du marxisme – ainsi qu’une inclinaison pour une future Europe socialiste. Le continent serait dirigé par l’Allemagne, c’était certain, et il fallait donc s’y adapter en arrimant la France au navire amiral du Reich contre l’Angleterre. On ne pouvait être plus aveugle sur le mépris du Führer pour la France et sur les chances allemandes de gagner la guerre auxquelles Laval voulait encore croire en 1942-1943. Le pacifiste, qu’il ne cessa jamais d’être, marcha d’un pas confiant sur la route d’une collaboration en fin de compte illusoire, dont la France ne tira rien, sinon le déshonneur.

Le réalisme classique

Plus prudents et mieux armés spirituellement, les réalistes classiques profitent de leur envergure intellectuelle pour échapper aux pièges dans lesquels sombrent les précédents. Au firmament de cette galaxie brillent les figures historiques du cardinal de Richelieu et du général de Gaulle. Deux géants politiques à sang froid, implacables et impassibles, intransigeants sur la défense de l’autorité de l’État, du prestige de la France et de son indépendance, prêts à sacrifier des individus au nom de la raison d’État. Deux enfants de la tradition diplomatique française, celle qui refuse la soumission à l’empire, celle de la politique de l’équilibre et de la défense des petites nations. On connaît d’ailleurs la fameuse expression gaulliste : « La politique repose sur des réalités. » Le général les trouvait dans l’histoire, la géographie et la culture des peuples, avec cette certitude chevillée au corps qu’aucune idéologie ne pouvait les abolir : « La Russie boira le communisme comme le buvard boit l’encre. » Seuls les nations et l’État constituaient à ses yeux les réalités indépassables des tragédies de l’histoire des hommes. Ainsi fallait-il les défendre avec détermination au nom d’une réalité qu’exprima Richelieu : « L’homme est immortel, son salut est dans l’autre vie. L’État n’a pas d’immortalité, son salut est maintenant ou jamais. »

Le cardinal de l’Église romaine et l’officier saint-cyrien partageaient la conviction qu’un système de pensée doctrinaire bloquait toute manœuvre, gênait le succès d’une négociation, aveuglait, et en fin de compte empêchait l’adaptation aux évolutions. Défenseurs acharnés de l’État, de sa construction comme de son autorité, et même de sa survie, les deux hommes, serviteurs de la grandeur de la France, n’hésitèrent pas à nouer des alliances avec des pays aux antipodes de leurs propres valeurs : avec les princes protestants d’Allemagne afin de déjouer le rêve de monarchie universelle des Habsbourg pour l’un ; avec les Soviétiques afin de retrouver une voix dans le monde dominé par les Anglo-Saxons pour l’autre. Leurs adversaires mettaient en avant leur indifférence à la souffrance humaine, leur dureté, voire la trahison de leurs propres idéaux (catholicisme tridentin, anticommunisme). Mais le cardinal comme le général, deux catholiques d’une foi profonde et structurante, n’en étaient pas pour autant dépourvus de valeurs, et il serait réducteur d’en faire de purs machiavéliens, au sens péjoratif donné de nos jours à ce terme. Moins pessimistes qu’on ne le dit trop souvent, ils œuvrèrent à l’installation d’un système de paix globale en Europe qui, chez Richelieu, accoucherait d’une sorte de paix universelle fondée sur l’équilibre des forces. Sa raison d’État n’était en fait pas dépourvue de catholicisme, mais la sécurité de la France passait par la séparation de la politique et de la morale. 

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Le réalisme chrétien

Les réalistes chrétiens sont assez proches des précédents, à la différence près qu’ils ne dissocient pas aussi nettement religion et politique étrangère comme le fit le cardinal dans son alliance avec les protestants. S’il est une diplomatie au service d’une religion et même imprégnée de religion – ce qui la rangerait en toute logique dans la catégorie des idéalistes –, ce serait bien celle du Saint-Siège. Or, le paradoxe réside précisément dans son caractère éminemment réaliste. Parce que la politique n’est qu’un instrument au service de la foi catholique, Rome s’en sert afin d’assurer à l’Église les conditions les meilleures pour la réalisation de sa mission sur terre. Peu importe la nature de l’État, du moment où celui-ci lui accorde un cadre propice à l’évangélisation. Une fois la tourmente passée, Pie VII inaugura la pratique dite du consalvisme – du nom de son secrétaire d’État, le cardinal Consalvi – en signant en 1801 un concordat avec Bonaparte, et que l’on pourrait résumer ainsi : la liberté pastorale pour l’Église en échange de son obéissance à l’État. Cette réconciliation avait un prix, à savoir l’abandon des forces politiques catholiques hostiles au gouvernement en place. Une démarche que Léon XIII (1878-1903) reprit au moment du Ralliement en 1892. Avec des résultats bien éloignés des espérances initiales.

Ce pragmatisme irrigua par la suite toute la diplomatie pontificale pendant le xxe siècle dans son combat contre les totalitarismes. En effet, la condamnation doctrinale de ces idéologies via des encycliques offensives coexista avec une pratique concordataire que Pie XI (1922-1939) porta à son paroxysme avec les accords du Latran en 1929 puis le concordat avec le IIIe Reich en 1933. Des négociations dans ce sens, aussi sérieuses que secrètes, furent même menées à Berlin, par le nonce Mgr Pacelli entre 1924 et 1926, avec le pouvoir soviétique, mais elles échouèrent devant les exigences inacceptables de Moscou ! Gardons bien à l’esprit que ces accords ne valaient pas absolution mais établissaient les bases juridiques d’un dialogue pour mieux protéger les fidèles des persécutions. Pie XI résuma cette politique d’une expression tranchante : « Quand il s’agit de sauver des âmes, de prévenir de grands maux capables de les perdre, Nous Nous sentons le courage de traiter même avec le diable en personne. » Ce fut la ligne de Pie XII, puis celle de ses successeurs, Jean XXIII et Paul VI, confrontés aux persécutions soviétiques sur l’Église du silence. La discussion ou les catacombes, telle était la terrible alternative.

De nos jours, les Ukrainiens et leurs soutiens trouvent le pape François bien trop timoré dans sa condamnation de l’agression russe, tandis que l’Église chinoise douloureusement persécutée s’en prend à l’accord de 2018 passé avec Pékin au bénéfice, selon elle, du pouvoir communiste. On se croirait revenu au temps de l’Ostpolitik de Paul VI que le clergé polonais ou hongrois ne cessait de vitupérer. Mais, pourrait-on rétorquer, dans le premier cas comment jouer les arbitres si Rome prend parti ? Et dans le second, avec qui discuter si ce n’est le bourreau ?

Les limites du réalisme

Le réalisme peut-il alors faire fausse route ? On se gardera bien d’en faire une politique immaculée, condamnée au succès. Jean-Paul II, sans renier l’Ostpolitik de son prédécesseur, lui insuffla une nouvelle dynamique religieuse, plus offensive, qui rendit sa politique beaucoup plus efficace. De même, si Kissinger demeure à cet égard le meilleur analyste réaliste et un virtuose diplomatique, il n’en reste pas moins que son passage aux affaires ne correspondit pas à la phase la plus glorieuse du conflit Est-Ouest. Héritier des préceptes de l’Europe de Westphalie, il tenta de désidéologiser la guerre froide pour en faire un conflit purement géopolitique, fondé sur une division du monde en zones d’influence qui la rendrait ainsi beaucoup moins dangereuse. Démarche certes pertinente, mais qui ne prenait pas assez en compte l’impossibilité pour les Soviétiques d’opérer le même tournant, d’abandonner l’idéologie et l’expansion du communisme, inscrite dans le sens de l’histoire. Là réside l’impasse de la détente que Moscou sut mettre à profit. Le retour du combat idéologique avec Reagan permit à l’Occident de remporter la victoire contre l’URSS. Mais l’ancien acteur comme son successeur, George Bush Senior, connaissaient trop bien les réalités du monde pour se laisser enfermer dans le piège du néoconservatisme, enfant de la gauche américaine, et de ses aveuglements idéologiques que le monde ne cesse de payer encore aujourd’hui.

On le comprend, réalisme et valeurs ne sont pas forcément opposés, et l’usage de l’un ne conduit pas forcément au sacrifice de l’autre. Les réalistes doivent éviter le piège de Machiavel, qui disait préférer sa patrie à son âme. En fin de compte, on peut serrer la main du diable, mais à deux conditions. Bien maîtriser l’ensemble des éléments du dossier et de son interlocuteur : histoire personnelle, caractère, psychologie, desseins poursuivis, instruments politiques et militaires à sa disposition ; et ne sacrifier ni son âme ni les intérêts de son pays. Itzhak Rabin avant son assassinat disait : « On fait la paix avec un ennemi, pas avec un ami. » En fin de compte, Raymond Aron voyait juste en affirmant que le réalisme, en tant que politique des égoïsmes nationaux, s’avère le plus capable de sauvegarder la paix car il est « plus propice à la prise de conscience, par chacun, des intérêts et des idées des autres que l’idéalisme ou le culte de principes abstraits ». Et qu’est-ce que la prudence en politique sinon la recherche d’objectifs concrets et limités ?

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Frédéric Le Moal

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