Entretien avec Lauric Henneton- Que peut-il rester de Donald Trump ?

29 novembre 2020

Temps de lecture : 5 minutes
Photo : Conférence présidentielle avec les représentants des forces armées, 26 novembre 2020, Auteurs : CNP/NEWSCOM/SIPA, Numéro de reportage : SIPAUSA31540669_000007.
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Entretien avec Lauric Henneton- Que peut-il rester de Donald Trump ?

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La défaite de Donald Trump signifie-t-elle la fin du mouvement qu’il a porté et des espoirs qu’il a fait naître chez bon nombre d’Américains ? À l’inverse, Joe Biden peut-il recréer une unité dans un pays fracturé et divisé ? Le retour d’un démocrate à la Maison-Blanche est-il un coup d’arrêt à la « doctrine Trump » et à sa vision du rêve américain ? Directeur d’un ouvrage collectif sur le sujet, Lauric Henneton tire les conclusions d’un mandat qui a divisé voire fractionner la société. L’american dream pouvait-il donc vraiment s’associer au trumpisme ?

 

Propos recueillis par Étienne de Floirac

 

Quel regard portez-vous sur la campagne électorale de Donald Trump ? En qui diffère-t-elle, ou non, dans le ton, la posture et les thèmes abordés, de celle qu’il avait menée en 2016 ?

La principale différence c’est qu’il était le président sortant, cette fois. En 2016, il pouvait avoir le bénéfice du doute. Cette fois, après quatre ans, on sait pour quoi on vote – ou pourquoi on ne veut pas ou plus voter pour lui, ce qui change la donne. Le vote Trump aura été davantage un vote d’adhésion à du tangible, tant en termes de politiques publiques que de style, qu’un simple rejet de Biden, des démocrates, des élites. Le programme est rigoureusement le même qu’en 2016 et il est assez secondaire. Il ne s’agissait pas de défendre un projet chiffré, mais plus des grandes lignes, déjà bien connues, car pratiquées depuis quatre ans, avec plus ou moins de réussite selon que l’on adhère ou pas au style et au projet. Aucun changement de doctrine sur le protectionnisme, sur l’immigration, même si cette thématique aura été moins présente cette année. Aucun changement sur les ennemis de l’extérieur et de l’intérieur, la Chine et les gauchistes. L’avantage c’est qu’on sait à peu près à quoi s’en tenir. C’était d’ailleurs une des raisons aussi du vote pour George W. Bush en 2004, alors que les positions de Kerry, trop complexes et nuancées, rebutaient certains électeurs en quête de clarté (ou de simplisme).

 

Vous titrez votre dernier ouvrage Le rêve américain à l’épreuve de Donald Trump, rêve que vous faites reposer sur les thèmes de l’ascension sociale et de la prospérité. Sa présidence a-t-elle mis, en ce sens, l’american dream en péril ?

Ce livre collectif fait suite à mon ouvrage de 2017, La fin du rêve américain ?, et reprend la même acception complexe du rêve américain, qu’on ne peut pas réduire aux aspects matériels, justement. C’est donc, certes, la prospérité et l’ascension sociale, mais c’est plus que cela : c’est aussi l’accomplissement de soi et la quête de reconnaissance : vivre libre, comme l’on est, sans avoir à se cacher, sans être un citoyen de seconde zone.

La présidence Trump, comme le montre Laurie Béréau dans le livre, n’a pas eu d’impact majeur sur les questions d’éducation, simplement parce qu’elles relèvent peu du niveau fédéral. Quant aux « dreamers », ces immigrés clandestins arrivés enfants et protégés par l’administration Obama, l’immense majorité est passée par l’université et/ou l’armée, mais Trump a voulu les renvoyer. Leur rêve américain a été interrompu au pire, menacé au mieux. Plus généralement, Trump voulait être le président de l’emploi, mais ses promesses de réindustrialisation de la Rust Belt (Michigan, Wisconsin, Ohio, Pennsylvanie) n’ont pas été tenues. Ses partisans mentionnent la réimplantation de quelques usines, mais elles sont surtout opérées par des robots, pas des électeurs. Par ailleurs, malgré des chiffres de l’emploi flatteurs, mais en trompe-l’œil, le secteur manufacturier a souffert, notamment (et ce n’est pas le moindre des paradoxes) de la politique protectionniste de Trump.

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Peut-on parler, à l’aune de son mandat, de « trumpisme » comme une doctrine érigée par Donald Trump et qui le caractérise ?

On pouvait déjà esquisser les contours d’un trumpisme lors de sa campagne de 2016, autour de l’idée d’une double protection : protectionnisme économique, notamment contre la Chine, et protection contre l’immigration, que l’on peut qualifier de culturelle, civilisationnelle. En cela, il a capitalisé sur des angoisses identitaires déjà anciennes : un mouvement de fond de sécularisation, de déclin de la proportion des Blancs à mesure que la « diversité » progresse aux États-Unis, et un déclin des valeurs traditionnelles à mesure que les droits des minorités sexuelles progressent – ce qui est d’ailleurs soutenu par une majorité de la population. Trump n’est pas le premier à identifier ces angoisses identitaires ni à les articuler sur un rejet des élites – qui était latent – mais il est le premier à en faire un programme de conquête du pouvoir, appuyé par un style populiste dont l’étendard est son utilisation de Twitter, qui lui permet de passer au-dessus du filtre médiatique. Le trumpisme, en tant que « nostalgie restaurationniste », cherche à recréer aujourd’hui et demain une grandeur perdue. Il articule donc le passé et l’avenir.

 

Vous qualifiez le mandat Trump comme une période de « restaurationnisme ». Qu’a-t-il restauré ou souhaité concrètement restaurer ? Vous parlez, à ce propos, de la « bonne vieille Amérique des années 1950 ». Que représente-t-elle véritablement ?

Il répond à la peur du déclin, de la marginalisation et de la dépossession des Blancs et des chrétiens en se posant en protecteur. Il leur dit « les démocrates ne vous aiment pas, vous considèrent comme des ringards réactionnaires, considèrent que vous êtes à l’origine des maux de l’Amérique, mais moi je vous aime, je serai votre défenseur, je vous rendrai votre dignité, je vous remettrai au centre du jeu, là où vous étiez jadis, car je vous considère comme la véritable Amérique. » Comme il reste quelques chrétiens blancs qui vivent mal le fait que les démocrates se réjouissent de leur disparition, et qu’à cela s’ajoutent un bon tiers d’Hispaniques qui privilégient le dynamisme économique à une solidarité ethnique simpliste fantasmée par les démocrates, on arrive à une coalition électoralement puissante. Juste assez en 2016, légèrement insuffisante cette année. Pas forcément parce qu’elle est désormais obsolète, mais à cause du style de Trump, qui a fédéré, mais qui a aussi beaucoup aliéné.

 

Dans quelle mesure Joe Biden, qui a fondé sa campagne sur le rejet de Trump, peut-il restaurer tout ou partie de ce rêve américain ?

Trump a considérablement catalysé une polarisation qui préexistait, depuis les années Clinton, accentuées sous Bush, et davantage sous Obama. Là, on est arrivé à ce qui me semble être un point de non-retour. Malgré une évidente bonne volonté, Biden ne sera jamais considéré comme légitime par une majorité des républicains. Trump a radicalisé son monde pendant des mois, mais les démocrates n’ont jamais vraiment reconnu Trump comme un président légitime : mal élu, indigne de la fonction, dilettante. Comment donc les républicains pourraient-ils jeter l’éponge et accepter Biden ? Ce n’est pas uniquement Biden, c’est le camp démocrate que j’évoquais plus haut : une élite politique, géographique, sociologique qui veut la peau de cette Amérique blanche et populaire. Comment pourrait-elle tourner le dos à son seul et dernier héraut ? Les républicains, devant le fait accompli, vont attendre la revanche des élections de mi-mandat de 2022 puis la présidentielle de 2024.

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Selon vous, Donald Trump a-t-il profondément marqué les États-Unis ? Comment la postérité regardera le personnage autant que son œuvre ?

L’histoire est écrite par les vainqueurs. L’orientation idéologique de la profession historique étant ce qu’elle est, il est peu probable que Trump fasse l’objet d’un traitement clément. Il sera considéré comme le pire président de l’histoire, car il a divisé, il n’a jamais endossé le costume, il a multiplié les propos indignes de la fonction et il est resté un candidat pendant tout son mandat. Évidemment, il se trouvera des candidats à la réhabilitation : on l’a vu pour Nixon comme pour Carter, qui ont longtemps compté parmi les moins défendables parmi les présidents récents. Pour toute une partie de l’électorat, en revanche, il restera comme une sorte de « folk hero » et le grand défi des républicains sera d’incarner le trumpisme. Peut-il exister un trumpisme sans Trump ? On peut en douter, car il est indéniable qu’il s’agit d’un personnage assez unique (qu’on aime ou pas), mais il semble inenvisageable pour le Parti comme pour ses caciques de tourner la page Trump et d’en revenir à la doxa d’antan, mondialiste, libre-échangiste, pas opposée à l’immigration tant qu’elle fournit une main-d’œuvre à bon marché. La principale victoire de Trump, à part une empreinte durable sur les tribunaux, sera d’avoir forcé l’ensemble de la classe politique – aux États-Unis et au-delà ! – à regarder la Chine avec davantage de réalisme, donc de méfiance voire d’agressivité. En cela, Trump a tourné une page de l’histoire politique et économique de la fin du siècle précédent, celle d’une mondialisation heureuse, un peu naïve, où la libéralisation économique de la Chine allait forcément mener à sa libéralisation politique. Même l’Union européenne a été forcée de changer de politique à l’égard de la Chine, c’est dire !

À propos de l’auteur
Lauric Henneton

Lauric Henneton

Lauric Henneton est maître de conférences à l'Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, où il enseigne l'Histoire, la politique et l'Histoire culturelle britannique et américaine. Il est titulaire d'une habilitation à diriger des recherches de l'IEP de Paris.
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