Editorial Numéro n°30 – Notre plus bel ennemi

4 novembre 2020

Temps de lecture : 3 minutes
Photo : Erdogan se contemplant en Soliman le Magnifique (c) Romée de Saint-Céran
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Editorial Numéro n°30 – Notre plus bel ennemi

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Nous avons la peste, deux papes et les Turcs à nos portes ; nous voici revenus au xive siècle. Nous voulions sortir de l’histoire ; celle-ci est de plus en plus tragique. Nous récusons et nous effaçons notre mémoire ; les autres nous rappellent sans cesse qui nous sommes : croisés pour les djihadistes, fils de Lépante pour les Turcs. Nous pensions que la philosophie de Kant et la paix universelle allaient triompher, nous voici avec Carl Schmitt et l’altérité ami / ennemi. Nous ne voulions que l’avoir, nous voici confrontés à notre être. Si nous ignorons qui nous sommes, d’autres, qui se considèrent nos ennemis, le savent et nous définissent.

 

Le Turc est notre plus bel ennemi. À son apogée, il a conquis l’Afrique, le Levant et les Balkans, il a mis le siège devant Vienne. Il a tantôt manié l’équilibre des peuples et tantôt l’ingénierie démographique, dont les Arméniens, parmi d’autres, firent les frais. Il a été utile pour des alliances de revers, il a été dépecé, il a été négligé. Le kémalisme est refermé. Sur les bords du Bosphore, on n’a oublié ni Sèvres ni Lausanne. La politique actuelle de Recep Erdoğan a été annoncée depuis plusieurs années par le biais de ses discours et de ses campagnes électorales. Mais voilà une chose qui nous surprend : un chef d’État qui veut d’abord faire passer l’intérêt de son pays, qui affirme son nationalisme et qui applique le programme pour lequel il a été élu. Un chef d’État qui a l’histoire en mémoire et qui s’en sert pour sa politique, qui n’a remisé ni ses rêves de grandeur ni ceux de sa puissance. Surprenant, non ? Ce n’est pas tant Erdoğan qui se regarde dans le miroir de Soliman le Magnifique, c’est l’Europe qui peut se voir en revers de la politique turque.

Un nouvel ordre mondial se dessine qui ressemble de plus en plus à l’ordre précolonial. L’Europe n’a plus de monopole, les empires renaissent, les réseaux mafieux et criminels contrôlent des régions entières et prennent le pouvoir à la place des États centraux. L’hybridation entre État et réseaux devient de plus en plus intense, bien utile pour envoyer des mercenaires dans les zones de conflit ou pour déstabiliser un voisin par la contre-insurrection et l’intoxication. À cela s’ajoute le rôle des diasporas, cinquième colonne potentielle, qui par leurs relais et leur présence peuvent influer sur la politique des États, comme l’Allemagne vis-à-vis de la Turquie et la France à l’égard du Maghreb. La puissance n’est pas seulement une question de levier militaire, mais aussi de contrôle de l’alimentation, de l’eau, de l’énergie et du discours. La guerre des mots et la maîtrise des médias sont une armée à part entière.

La part du feu n’est plus à exclure. Le nouveau chef d’état-major de la marine, l’amiral Pierre Vandier, dans son discours aux futurs officiers de l’École navale, a évoqué le fait qu’ils devaient se préparer à cette épreuve : « Aujourd’hui, vous entrez dans une marine qui va probablement connaître le feu à la mer, vous devez vous y préparer ! » Probablement ; l’adverbe a son poids. Voilà une décennie que la guerre a débuté en Syrie et en Libye, bientôt dix ans aussi que nous sommes au Mali. La Turquie occupe le nord de Chypre depuis 1974 et les tensions en Méditerranée orientale sont de plus en plus vives. Il ne s’agit pas de vouloir la guerre, mais de s’y préparer, d’une part pour l’éviter, d’autre part pour la gagner si celle-ci devait advenir. Le général Lecointre a évoqué la possibilité d’un conflit symétrique, entre États, comme autrefois, mais avec la puissance du feu d’aujourd’hui. Cette improbabilité irénique au lendemain de la guerre froide est aujourd’hui un risque à prendre en compte. Jusqu’où va aller la Turquie en Artsakh et dans les eaux grecques ? Jusqu’à l’endroit où nous la laisserons aller. Nous avons accepté son chantage aux migrants, la laissant ouvrir et fermer le robinet à volonté, nous avons accepté son jeu ambigu avec les Loups gris ; nous avons accepté parce que nous ne voulions plus être. L’ennemi nous oblige à nous définir. La Turquie est une chance pour l’Europe, elle va la contraindre à disparaître ou à vivre. C’est décidément notre plus bel ennemi.

 

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À propos de l’auteur
Jean-Baptiste Noé

Jean-Baptiste Noé

Docteur en histoire économique (Sorbonne-Université), professeur de géopolitique et d'économie politique à l'Institut Albert le Grand. Rédacteur en chef de Conflits.
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