Élections régionales en Estrémadure : laboratoire d’une Espagne en recomposition politique

22 décembre 2025

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Photo : (c) Conflits

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Élections régionales en Estrémadure : laboratoire d’une Espagne en recomposition politique

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Les élections régionales organisées en Estrémadure (centre ouest de l’Espagne) le 21 décembre 2025 constituent un des épisodes politiques les plus significatifs de l’Espagne contemporaine. Par leur calendrier inédit, leur contexte institutionnel explosif et leurs conséquences nationales, elles marquent bien davantage qu’un simple renouvellement d’assemblée régionale.

Pour la première fois depuis la mise en place de la Constitution de 1978, cette communauté autonome historiquement socialiste a connu une dissolution anticipée de son Parlement. Le verdict des urnes, sans appel, consacre un basculement durable à droite tout en révélant une transformation profonde des équilibres idéologiques, sociaux et territoriaux du pays.

Aux origines : une crise de gouvernement

La décision de dissoudre l’Assemblée d’Estrémadure (sise à Mérida), prise le 28 octobre 2025 par la présidente María Guardiola (Parti populaire, droite classique), n’a rien d’un coup de théâtre improvisé. Elle est en effet l’aboutissement d’une impasse parlementaire ouverte depuis la rupture, fin 2024, du pacte de gouvernement qui liait sa formation et le parti de droite « radicale » Vox, lequel lui avait pourtant permis de reprendre la présidence aux socialistes. Privé de majorité, l’exécutif régional s’est retrouvé contraint de négocier chaque texte avec une opposition fragmentée, mais capable de coaliser ses forces pour bloquer l’action gouvernementale.

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L’échec des négociations budgétaires pour l’exercice 2026 a servi de déclencheur. Vox a effectivement exigé une suppression radicale des dépenses liées à l’égalité hommes/femmes et à la transition écologique, ainsi que des baisses d’impôts jugées irréalistes par le PP. Le rejet du projet de budget, scellé par une alliance tactique entre le PSOE, Vox et Unidas por Extremadura (section régionale de la gauche « radicale » d’Unidas Podemos), a mis fin à toute illusion de stabilité.

Une campagne dominée par la polarisation et les fractures territoriales

La campagne électorale, courte et tendue, s’est structurée autour de quatre forces principales.

D’un côté, María Guardiola a misé sur un profil de gestionnaire, revendiquant la continuité du changement amorcé en 2023 après quarante années de domination socialiste quasi ininterrompue. Son objectif était double : consolider l’électorat de centre-droit et obtenir une majorité suffisante pour gouverner sans dépendre de Vox. Il lui fallait pour cela transformer l’essai, contrairement à son prédécesseur conservateur, José Antonio Monago (2011-2015). Ce dernier ne s’était maintenu à la tête de l’Estrémadure que durant un seul mandat et avait échoué à mettre durablement fin à la domination de la gauche sur place.

Face à María Guardiola, le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), jadis tout-puissant, abordait le scrutin dans une position de faiblesse historique. Conduite par Miguel Ángel Gallardo, ancien maire de Villanueva de la Serena, la formation a souffert d’un contexte national délétère et d’affaires judiciaires locales très médiatisées. Sa campagne, centrée sur les services publics et les inégalités territoriales, n’est jamais parvenue à masquer l’image d’un camp usé et divisé. Le président du gouvernement espagnol, Pedro Sánchez, s’est pourtant beaucoup investi pour soutenir sa campagne, faisant le déplacement plusieurs fois depuis Madrid. La présence du chef de l’exécutif national, cerné de toutes parts par les affaires de corruption présumée, a aussi rappelé les ennuis judiciaires qui concernent son frère, David Sánchez, en Estrémadure même.

De son côté, Vox a mené une stratégie de conquête assumée du vote rural et populaire sous l’égide de sa tête de liste régionale, Óscar Fernández, et du président national de la formation, Santiago Abascal. En s’attaquant frontalement aux Objectifs de Développement durables de l’ONU, au Pacte vert européen et à ce qu’il a présenté comme des politiques « urbaines » déconnectées des réalités agricoles, le parti a su capter un électorat autrefois fidèle au socialisme. Il a également poursuivi ce que les analystes politiques espagnols nomment « lepénisation de Vox » en consolidant la place de la formation auprès des jeunes, des artisans, des travailleurs précaires et de la petite classe moyenne.

Unidas por Extremadura, enfin, a renforcé sa position à gauche en incarnant une alternative sociale et écologique. Candidate pour la troisième fois consécutive à la présidence régionale, Irene de Miguel a su jouer sur la déception de nombreux électeurs socialistes, écœurés par le parfum de corruption autour de Gallardo, pour se positionner sur son segment traditionnel (étudiants et jeunes actifs de villes comme Cáceres, Mérida et Badajoz). Cela n’a cependant pas été suffisant pour inverser la dynamique générale à gauche de l’échiquier régional.

Almaraz, agriculture et dépeuplement : au cœur du malaise en Estrémadure

Parmi les enjeux centraux de la campagne, l’avenir de la centrale nucléaire d’Almaraz (nord de l’Estrémadure) a occupé une place singulière. Fournissant environ 7 % de l’électricité consommée en Espagne et représentant un pilier économique pour des dizaines de bourgades depuis son ouverture, en 1983, elle est devenue le symbole du sentiment d’abandon ressenti par la région. Le projet de fermeture, soutenu par le gouvernement central et par toute la gauche, a été perçu localement comme une décision technocratique imposée depuis Madrid.

Résultats en Estrémadure

Sur place, beaucoup redoutent en effet le sort déjà subi par Santa María de Garoña (Castille-et-León), où les installations nucléaires inaugurées en 1971 ont cessé toute activité en 2012. Cela a été vécu comme une tragédie dans une région qui subissait déjà un fort exode de ses jeunes et de ses travailleurs qualifiés.

À cela s’ajoutaient les inquiétudes du monde agricole face aux normes environnementales européennes, accusées d’alourdir les coûts et de fragiliser des exploitations déjà en danger. N’oublions pas qu’entre février et mars 2024, des manifestations d’agriculteurs et d’éleveurs avaient secoué l’ensemble de l’Espagne. Si le mouvement avait fini par se tasser, le feu couve encore sous la braise.

Enfin, dans une Estrémadure marquée par le vieillissement démographique, l’exode des jeunes et des infrastructures de transport déficientes (particulièrement en matière ferroviaire), tous ces débats ont pris une dimension identitaire, transformant l’élection en vote de protestation massif.

La sentence des urnes : une victoire nette de la droite… et surtout de Vox

Les résultats définitifs confirment un triomphe sans appel du Parti populaire, qui s’impose pour la deuxième fois comme première force politique régionale avec 29 sièges sur 65 (soit 43,18 % des bulletins et une progression d’un député). Toutefois, ce succès est incomplet, car la majorité absolue tant désirée par María Guardiola (33 sièges) reste hors de portée, rendant indispensable un nouvel accord avec Vox.

De son côté, la formation de Santiago Abascal double quasiment sa représentation (de 6 à 11 élus pour 16,90 % des voix) et s’impose comme l’arbitre incontournable de la législature.

À l’inverse, l’effondrement du PSOE est historique. Avec seulement 18 sièges (contre 28 en 2023), il perd son statut de pilier politique dans la communauté autonome. Un cycle se ferme pour les socialistes, qui avaient dirigé à Mérida sans discontinuer de 1982 à 2011. Pour sa part, Unidas por Extremadura progresse à 7 sièges (trois de plus qu’au précédent scrutin), ce qui n’est pas suffisant pour compenser la chute des socialistes.

La participation, en baisse de plus de sept points par rapport à 2023 (elle s’établit à 62,73 %), a accentué ces déséquilibres, puisque l’abstention a particulièrement touché l’électorat de gauche, démobilisé par les scandales et la lassitude politique.

Une élection régionale aux répercussions nationales

Au-delà de l’Estrémadure, ce scrutin résonne comme un signal d’alarme pour le gouvernement central de Pedro Sánchez. Il confirme l’érosion du socle électoral socialiste, l’ancrage durable de Vox dans les territoires périphériques et son émergence définitive comme troisième force en Espagne. Pour le Parti populaire, la leçon est ambivalente : la droite gagne, mais elle ne peut plus gouverner seule.

L’Estrémadure apparaît ainsi comme un laboratoire politique. Elle révèle de fait la mutation du vote rural, la centralité des enjeux énergétiques et territoriaux ainsi que l’installation durable d’une politique des blocs (gauche contre droite). Le message envoyé depuis la capitale régionale, Mérida, dépasse largement ses frontières. Il annonce en effet une recomposition profonde du paysage politique espagnol où chaque scrutin local devient un test national et où la stabilité dépend désormais d’alliances idéologiques aussi nécessaires que fragiles.

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À propos de l’auteur
Nicolas Klein

Nicolas Klein

Nicolas Klein est agrégé d'espagnol et ancien élève de l'ENS Lyon. Il est professeur en classes préparatoires. Il est l'auteur de Rupture de ban - L'Espagne face à la crise (Perspectives libres, 2017) et de la traduction d'Al-Andalus: l'invention d'un mythe - La réalité historique de l'Espagne des trois cultures, de Serafín Fanjul (L'Artilleur, 2017).

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