Promenade dans l’ombre des éminences grises – Entretien avec Charles Zorgbibe

10 octobre 2020

Temps de lecture : 6 minutes
Photo : Peinture représentant le père Joseph, par Jean-Léon Gérôme, 1873 (c) Wikipedia
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Promenade dans l’ombre des éminences grises – Entretien avec Charles Zorgbibe

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Charles Zorgbibe est juriste et historien spécialiste des relations internationales. Après ses biographies remarquées de Mirabeau, Metternich ou encore Kissinger, il s’attelle à celles de ces hommes secrets qui furent les conseillers cachés des princes, ces hommes enterrés ou mystifiés par l’Histoire, Les éminences grises. La mémoire en effet n’aime pas l’ombre. Elle est pour elle source de confusion et de malentendus, d’erreurs et de rumeurs. L’auteur se propose d’aider ces grandes figures à recouvrir un peu de leur véritable lumière.

 

Propos recueillis par Louis du Breil

 

Définir ce qu’est une « éminence grise » n’est pas chose facile tant les profils que vous décrivez sont variés. Certains sont les véritables âmes sœurs d’un grand homme d’Etat, d’autres sont des aventuriers, des intrigants. Comment avez-vous sélectionné vos personnages ? Qu’est-ce qui fait d’un homme une « éminence grise » ?

 

Au sens strict, « l’éminence grise » c’est le conseiller caché du prince, du gouvernant. Et c’est la curiosité qui m’a entraîné vers ce thème… J’avais souvent entrevu, dans mes précédentes biographies, ce type de personnage qui restait à demi-caché : Friedrich Gentz, ce partenaire de Metternich qui montait des « coups » diplomatiques avec lui, parfois plus proches de l’opéra-bouffe que de la réunion diplomatique, restait toujours dissimulé derrière le chancelier autrichien. Qui était-il réellement ? Je me posais la même question à propos d’Adam Czartoryski, ce patriote polonais, arrivé en « otage » à Saint-Pétersbourg et devenu l’ami intime du tsar Alexandre 1er puis le ministre des affaires étrangères de la Sainte-Russie, l’une des puissances qui opprimaient sa Pologne natale. La réponse était plus facile pour le colonel House, le « double » de Woodrow Wilson, devenu aussi célèbre que le président américain. Si l’on veut procéder à une typologie de ces conseillers en principe cachés, il faut surtout distinguer les inspirateurs et les exécutants : l’exécutant ne tente pas d’imposer ses vues au prince, il est son Maître Jacques, l’esprit pratique, indispensable à son côté. Harry Hopkins s’épanouit dans ce rôle et devient le « Raspoutine de la Maison-Blanche » : il n’a pas l’ampleur de vues de Franklin Roosevelt, son sens de l’Histoire, mais il se classe lui-même, avec son intelligence vive et agile, dans la catégorie des « faiseurs », sensible aux conséquences immédiates d’un projet ; selon Churchill, Hopkins est l’esprit concret, qui revient toujours « au cœur du sujet ». Les « inspirateurs » sont plus rares : Gentz est l’architecte de la Sainte-Alliance, il imagine les « Congrès européens » de la première partie du XIXè siècle ; le colonel House est le co-auteur du projet de Société des Nations…

 

L’association de son austère bure grise de capucin à l’habileté magistrale qu’il déployait dans les affaires étrangères du début du XVIIè siècle est à l’origine de l’expression. Joseph du Tremblay, surnommé le Père Joseph, est un peu « l’éminence grise » par excellence, le cas d’école. A sa mort, Richelieu réclamera désespérément « son appui » et pourtant l’histoire a tranché : le gris du capucin s’est noyé dans le rouge du cardinal… L’histoire se fait quand deux grands hommes se rencontrent mais n’en retient qu’un seul ?  

 

Le gris du capucin a tout de même surnagé ! Le Père Joseph est entré dans l’histoire. C’est une personnalité extraordinaire : à la fois un mystique et un politique ! Le mystique qui parcourt les routes d’Europe, les pieds nus dans la poussière, ses grands yeux bleus globuleux tournés vers le ciel, qui scrute Dieu jusqu’à en devenir aveugle, qui veut s’anéantir dans la contemplation de Dieu. Le diplomate très habile et retors, qui est prêt à toutes les manœuvres, qui tient tous les discours que l’interlocuteur veut entendre, afin de le piéger. A la Diète de Ratisbonne, où il apparaît comme simple observateur du royaume de France, il parvient à tenir en échec l’empereur Ferdinand II de Habsbourg et à diviser le collège des princes-électeurs : le Saint-Empire ne deviendra pas héréditaire et ne sera pas un ensemble unifié, souverain ; la force armée de l’empereur sera divisée par deux ; le pouvoir des Habsbourg a été détruit ou, au moins, contenu.

Pour répondre à l’autre aspect de votre question : l’Histoire peut tout de même retenir deux noms. Après l’épisode de Ratisbonne, le Père Joseph est connu… et méconnu à travers l’Europe : les colporteurs diffusent une pluie de pamphlets en latin sur « le capucin qui exécute les basses œuvres de Richelieu » ; les ambassadeurs européens, dans leurs rapports, croient pouvoir assurer que Richelieu, malade, aurait « abdiqué » et abandonné ses pouvoirs à son « éminence grise » -et les nombreux biographes de Richelieu, au fil des siècles, ont accordé une large place au Père Joseph. A l’époque contemporaine aussi, l’éminence grise peut faire jeu égal avec le prince : le colonel House multiplie ses missions à l’étranger et ses conférences de presse ; il est considéré comme le « président-bis » ; et Richard Nixon associera Henry Kissinger, en pleine lumière, à son action diplomatique.

 

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Ces 16 figures qui ont toutes eu, à des échelles différentes, des influences majeures sur leurs époques sont partiellement voire tout à fait méconnues. Le rôle de l’historien serait-il de se demander ce qui se serait passé si les choses n’avaient pas été ainsi ? Dans quel monde vivrions-nous si Beaumarchais n’avait pas tant insisté auprès de Vergennes et remué ciel et terre pour envoyer armes et munitions aux soldats de George Washington ? Faire de l’histoire, est-ce finalement rencontrer la contingence de l’histoire ?

 

Portrait de Beaumarchais par Nattier (c) Wikipedia

Le rôle de Beaumarchais, qui convainquit Louis XVI et Vergennes d’intervenir au côté des Insurgents d’Amérique, a été longtemps sous-estimé… Il fut vraiment l’homme de dix existences, cravachées simultanément ! On connaissait sa vie de séductions et de rebondissements, et aussi l’intelligence froide de l’homme de cour. Mais, cette fois, il va collaborer à l’écriture de l’Histoire en devenant un praticien de la diplomatie non-gouvernementale ou pré-gouvernementale, un marchand d’armes qui affrète des vaisseaux pour transporter ses canons, fusils et munitions, un entrepreneur qui fabrique les draps destinés à l’équipement des milices américaines.

Oui, en 1917, les soldats américains, les « Sammies », auraient pu crier, plutôt que La Fayette, « Beaumarchais, nous voici ! ».

N’étant pas un historien de profession, mais un juriste passionné par l’Histoire, j’hésite à vous répondre sur ma conception du métier d’historien. L’uchronie, la reconstruction historique d’événements fictifs, peut-être un exercice passionnant. Lorsque j’avais publié un ouvrage sur le « Choc des Empires » – Napoléon et le tsar Alexandre -, une table ronde avait imaginé ce qu’aurait été une Europe restée sous le condominium franco-russe, l’alliance des deux Empires n’ayant pas été rompue… Je suis aussi fasciné par la part du hasard : la probabilité qu’avait Bonaparte d’aller en Egypte puis d’en revenir sans croiser l’escadre anglaise était si minime… Quant à Beaumarchais, s’il n’avait pas existé, d’autres auraient relevé le défi : les « hommes de la liberté », si nombreux dans les trois ordres, étaient fascinés par les Insurgents et le discours sur les libertés américaines. Et il y avait aussi le patriotisme français, le désir, tellement répandu, de prendre une revanche après les humiliations de la guerre de Sept ans.

 

Entre un Père Joseph et un cardinal de Richelieu, un Jacques Foccart et un Charles de Gaulle, la complicité est parfois si fusionnelle qu’on se demande de qui relève telle ou telle résolution. Quand on parcourt la vie de ces hommes de l’ombre, on finit par se demander qui détient vraiment le pouvoir. Serait-ce une manière de légitimer le concept d’« Etat profond », l’existence de pouvoirs parallèles qui parfois échappent au régime en place ?

 

Un point commun entre ces deux « couples » prince-éminence grise : c’est le prince qui fixe la ligne politique générale. Du côté de Foccart, on chercherait en vain une réflexion de politique générale. La définition d’une politique pour l’Afrique, c’est l’affaire de De Gaulle. Foccart est chargé de l’exécution, des détails d’ajustement. Michel Debré le lui en fait reproche : « Vous traitez de petits problèmes et non des vraies options ». De Gaulle est la figure du commandeur… Du côté de Richelieu, le cardinal a modifié la vision du monde de son conseiller : le Père Joseph était un « ultra montain », qui considérait Rome et l’Eglise en surplomb du pouvoir civil ; son regard était tourné vers les Lieux Saints ; il voulait réconcilier les deux branches de la chrétienté en lançant une nouvelle croisade ! Richelieu le convertit à une politique nationale : le combat du royaume de France contre la prétention à une monarchie universelle, incarnée par les Habsbourg.

L’idée d’une « éminence grise » qui représenterait « l’Etat profond » est séduisante. Peut-être trop… On pourrait citer l’énigmatique Baron Holstein qui, face à Guillaume II, est le porte parole, non de l’Etat profond allemand, mais d’une importante coterie au sein de la Wilhelmstrasse, le ministère des affaires étrangères. Dans ses Mémoires, le Kaiser reprochera à Holstein d’avoir eu trop d’influence et de l’avoir entraîné dans la crise marocaine, avec sa désastreuse visite à Tanger.

 

Une autre éminence grise que vous aimeriez citer ?

 

Une femme, Juliette Adam, qui fut pour un temps l’égérie de Gambetta. A vingt ans, à peine surgie de sa Picardie natale, elle entre, intrépide, dans l’arène des polémistes pour détruire un gros ouvrage de Proudhon qui accumule tous les lieux communs et les préjugés du XIXè siècle sur « l’infériorité de la condition féminine ». Elle fera montre des mêmes fougue et impulsivité, d’un persiflage et d’un humour mordant lorsqu’elle tiendra un brillant salon, « succursale de la Chambre et de l’Institut » puis lorsqu’elle créera une influente revue politique. Elle ne peut prétendre à un rôle politique direct : les femmes sont alors exclues de l’arène publique ! Imaginons la carrière politique qui s’ouvrirait aujourd’hui à elle !

 

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À propos de l’auteur
Charles Zorgbibe

Charles Zorgbibe

Agrégé de droit public, Charles Zorgbibe a été doyen de la faculté de droit et vice-président de l’université de Paris-Sud, recteur de l’académie d’Aix-Marseille et professeur à Paris I-Panthéon Sorbonne, où il dirigeait le troisième cycle d’études diplomatiques.
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