<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Entre la pression écologique  et les solutions technologiques

5 mars 2019

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Photo : Éoliennes de la région de l'Aisne. Photo : SIPA 00886190_000010

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Entre la pression écologique et les solutions technologiques

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Ancien d’HEC, Henri Proglio a dirigé plusieurs des plus grandes entreprises françaises, en particulier Veolia puis, de 2009 à 2014, EDF dont il a redressé le bilan et qu’il a développée à l’international, obtenant entre autres la commande de deux EPR par le Royaume-Uni. Il a accepté de répondre à nos questions sur le marché de l’énergie.

 

CONFLITS : Comment caractériseriez-vous le marché de l’énergie ?

C’est d’abord un marché mondial. On va chercher les matières énergétiques partout où elles se trouvent. Et il faut satisfaire des besoins en forte hausse dans l’ensemble du monde, à cause de la croissance démographique qui n’est pas terminée et de l’élévation du niveau de vie. C’est aussi un marché coincé entre une logique libérale et une logique politique, voire géopolitique. C’est particulièrement net en France où l’électricité est un service public. J’ai essayé de concilier cette réalité avec la libéralisation mondiale. D’autres pays font de même comme l’Italie qui n’a privatisé ni l’ENEL ni l’ENI. L’État doit être maître de la stratégie énergétique ; est-il indispensable qu’il soit opérateur ? Je n’en suis pas certain. Mais je n’ai jamais compris la privatisation totale d’Elf. L’État français n’a pas d’outils pour servir sa politique. L’exemple iranien nous le rappelle.

CONFLITS : Quelles sont les grandes puissances qui agissent sur ce marché ?

Ce sont les grands producteurs. Les États-Unis, la Russie, les pays pétroliers, le Canada. Le problème est que les réserves oscillent ; les États-Unis ont pu se relancer grâce à leurs hydrocarbures non conventionnels, la volonté politique et l’innovation se sont combinées ici ; en revanche les pays du Golfe s’inquiètent de l’après-pétrole et se tournent notamment vers le nucléaire pour retarder l’épuisement de leurs réserves.

CONFLITS : N’y a-t-il pas aussi une puissance de l’acheteur, en particulier en cas de surabondance de l’offre sur le marché : n’est-ce pas alors l’acheteur qui est position de force, les pays occidentaux dans les années 1990, la Chine demain ?

C’est vrai sur la plupart des marchés, mais beaucoup moins dans le cas de l’énergie. Il s’agit d’un produit tellement vital que celui qui en manque est en situation de dépendance. Regardez la Chine, le premier importateur mondial d’énergie. Elle ne joue pas de cette situation pour tenter de dominer le marché, elle cherche des approvisionnements sûrs en Afrique, elle construit des centrales nucléaires, elle mobilise l’hydraulique et les renouvelables. Elle veut une énergie abondante et sûre, elle veut desserrer les contraintes que lui impose le marché de l’énergie. L’Inde voudrait en faire autant, mais elle n’y arrive pas de la même façon.

CONFLITS : L’Inde dispose de charbon.

Oui, mais le charbon est terriblement polluant, et il est mal vu. Une des conséquences est que les organismes internationaux renâclent de plus en plus à financer des projets charbonniers. Les pays émergents ne sont pourtant pas insensibles à la pollution de l’air qui atteint des degrés inouïs dans les villes chinoises. Il y a quelques années, j’avais rencontré le conseiller économique du Président Hu Jintao. Il m’avait expliqué que la Chine dispose de deux grands bassins charbonniers, l’un au sud qui contient beaucoup de soufre et l’autre au nord qui n’en contient pas. On transporte donc le charbon du nord au sud, pour éviter d’utiliser celui dont la teneur en soufre est élevée, au risque de surcharger le réseau de chemin de fer. Il voulait démontrer que la Chine se conduit de façon plus responsable qu’on ne le dit. De même, quand elle construit le barrage des Trois Gorges, ou quand elle développe son parc nucléaire. Elle s’efforce réellement de réduire sa dépendance au charbon.

CONFLITS : Et l’Allemagne ?

En décidant d’arrêter ses centrales nucléaires, elle s’est retrouvée contrainte de développer l’électricité thermique à base de charbon ou de lignite. Ses émissions de CO2 ont augmenté, ce qui n’est pas compatible avec l’image de puissance écologique qu’elle veut se donner. Elle doit donc avoir recours au gaz russe, car le gaz est beaucoup moins polluant que le charbon. C’est pourquoi elle a voulu le gazoduc North Stream qui amène ce gaz par la Baltique. L’Allemagne a contribué à faire échouer le projet South Stream qui prévoyait d’emprunter la route des Balkans, loin de chez elle et soutient le doublement de North Stream – North Stream II.

CONFLITS : Mais les Américains ne veulent pas en entendre parler ?

Cela est si important pour les Allemands que je crois qu’ils ne céderont pas aux pressions de Washington. Les ÉtatsUnis font monter les enchères pour obtenir des compensations ailleurs. Par exemple, augmenter les exportations de leur gaz liquéfié par mer ; mais le transport est trop coûteux actuellement, ils ne pourront pas remplacer le gaz russe.

CONFLITS : Les Américains sont prêts à exporter leur gaz ?

Dans un premier temps ils ont préféré le conserver pour eux, afin d’assurer leur indépendance et de disposer d’une énergie bon marché. Cela a contribué à doper leur croissance et à améliorer leur compétitivité dans certains secteurs comme la chimie. Aujourd’hui ils ont manifestement évolué. Les préoccupations géopolitiques s’imposent finalement, exporter leur gaz est un moyen de peser sur le marché de l’énergie, de contrer la Russie ou l’Iran, de rendre d’autres pays dépendants. Reste le problème du coût que j’évoquais.

CONFLITS : Quelle énergie permettra de répondre aux besoins croissants de la planète ?

Le charbon reste important malgré les problèmes environnementaux qu’il pose. Il représente près des deux-tiers de l’électricité mondiale, il est absurde de croire que l’on va passer à 0 % en l’espace d’une dizaine d’années. Il y faudra du temps, beaucoup de temps, le charbon n’est pas prêt de disparaître. Prenons les autres énergies les unes après les autres. Parmi les énergies renouvelables, la plus intéressante est l’hydraulique. Les sites sont déjà bien équipés dans le Nord, mais il reste le Sud où beaucoup de pays disposent d’un potentiel énorme. Le problème est qu’il faudra de plus en plus d’investissements, de temps et de volonté pour réaliser ces travaux. Comme sur beaucoup de sujets, le problème est la pression écologique. L’hydraulique a lui aussi mauvaise réputation, il faut inonder des espaces importants, déplacer des populations… Les organismes internationaux hésitent à prêter pour ces projets. Les pays du Sud croient qu’ils disposent d’une richesse considérable, c’est vrai, mais ils croient aussi qu’ils peuvent attendre, qu’ils pourront la mettre en valeur plus tard ; plus tard cela veut dire souvent trop tard, et beaucoup plus cher. Pourtant l’hydraulique est la seule énergie qui répond aujourd’hui au problème du stockage de l’électricité ; elle produit et stocke en même temps. Elle a permis à la France d’optimiser son système nucléaire ; quand on arrêtait une centrale pour des raisons de maintenance, il suffisait de produire plus en « déstockant » l’eau retenue par un barrage. Hydraulique + nucléaire, c’est un système performant.

CONFLITS : Et les autres énergies renouvelables ?

Je suis convaincu, à terme, de la rentabilité à venir de l’éolien onshore. L’éolien en mer, offshore, est beaucoup plus difficile à équilibrer, les coûts de maintenance sont énormes. Le problème de l’éolien terrestre, à nouveau, est la pression écologique. Personne n’a envie de se retrouver avec des dizaines d’éoliennes barrant son horizon. J’ai cru à l’hydrolien, l’exploitation des courants marins, qui ne pose pas de problèmes environnementaux, qui fournit une énergie régulière, mais la technologie n’est pas encore au point. Le photovoltaïque a fait beaucoup de progrès, mais les grandes fermes photovoltaïques sont difficiles à mettre en place. On a parlé du Sahara, mais on oublie les écarts de températures qui soumettent le matériel à rude épreuve, on oublie les tempêtes de sable, les risques géopolitiques. Ces grands projets sont aujourd’hui délicats à mettre en œuvre. Et puis, pour toutes ces énergies renouvelables, sauf l’hydraulique, il faut tenir compte de l’intermittence. Elles produisent de façon très irrégulière, quand il y a du vent et du soleil. Cette irrégularité augmente les coûts de production d’environ 30 % – une moyenne bien sûr. Tant qu’on n’aura pas résolu le problème du stockage, leur avenir sera restreint.

CONFLITS : Ces énergies sont-elles aujourd’hui équilibrées, comme l’affirment leurs défenseurs ?

C’est souvent faux. Elles ne le sont aujourd’hui dans la plupart des cas que grâce aux subventions.

CONFLITS : Et le nucléaire ?

J’avais fait faire des études très précises. Le coût du mégawattheure en France s’élevait en 2014-2015 à 55 euros. Il intégrait le grand carénage [simple_tooltip content=’Destiné à prolonger la durée de vie des centrales’](1)[/simple_tooltip] et le démantèlement. Le coût va augmenter à cause des exigences de sécurité croissantes. Il est légitime de se soucier de la sécurité. L’accident de Fukushima le justifie, même si la catastrophe est d’abord le tsunami qui explique la quasi-totalité des morts. Actuellement les Russes garantissent des prix de l’ordre de 55 à 60 euros, avec des conditions de sécurité bonnes, parmi les meilleures au monde. Et ils sont devenus les grands exportateurs de centrales nucléaires, au détriment de notre pays.

CONFLITS : Et les Chinois ?

Pour l’instant ils ont tellement de centrales à construire chez eux qu’ils ne soucient pas d’exporter. Ils s’y mettront plus tard, dans 10-12 ans. En tout cas le nucléaire qui représente aujourd’hui 12,5 % de la production électrique mondiale devrait doubler sa part de marché d’ici une vingtaine d’années.

CONFLITS : L’avenir est donc le nucléaire ?

C’est une partie de l’avenir, avec le gaz. Les énergies renouvelables souffriront des contraintes budgétaires, elles progresseront mais moins vite qu’on ne le croit à cause de la baisse des subventions. Dire qu’elles représenteront 50 % de la production électrique dans 20 ou 30 ans n’est pas réaliste. Et tant qu’on n’a pas réglé le problème du stockage, elles ne décolleront pas vraiment.

CONFLITS : Donc il faut attendre une dizaine d’années ?

Plutôt 35-40…

CONFLITS : Et l’avenir du gaz et du pétrole de schiste ?

C’est toujours le même problème, celui des préoccupations environnementales. Les États-Unis et le Canada ne semblent pas très sensibles à ces enjeux. En dehors de cela, l’activité est rentable, le prix de revient est compétitif. On peut estimer que les grands pays qui disposent de réserves les mettront eux aussi en valeur. Ce sera le cas de la Chine qui est moins sensible aux pressions de l’opinion.

CONFLITS : Pour vous, décidément, le facteur décisif sur le marché de l’énergie est la préoccupation environnementale ?

Peut-être pas décisif, mais extrêmement important. Regardez ce qui se passe pour le nucléaire. Nous sommes dans un univers de communication permanente par les réseaux sociaux : on ne peut pas négliger le poids de l’opinion.

CONFLITS : Il existe pourtant un paradoxe : le nucléaire n’émet pas de CO2.

J’ai passé mon temps à le démontrer, avec un succès relatif. Le seul vrai problème que pose le nucléaire, ce sont les déchets. J’avoue qu’il n’existe pas de réponse immédiatement satisfaisante. On peut les stocker en attendant des évolutions technologiques, ainsi les nouveaux réacteurs qui utiliseront ces déchets, les Russes ont déjà procédé à des expérimentations intéressantes dans ce domaine. La réponse sera technologique, et j’ai plutôt confiance dans la capacité de la science à trouver cette réponse. Après tout, l’électricité est une énergie d’origine technologique, c’est dans cette direction que les solutions apparaîtront.

CONFLITS : Avant de prendre une décision importante pour EDF, quels indicateurs regardiez-vous en priorité ?

Quand on préside une institution comme EDF, il faut tout regarder. D’abord j’ai toujours été persuadé qu’EDF devait répondre aux exigences d’un service public. Ensuite c’est une entreprise qui dispose d’un outil industriel considérable, le plus important du pays, que l’on peut estimer à 1 500 milliards de valeur d’investissement. J’ai souvent constaté que chaque décision que je prenais engageait au moins un milliard d’euros. Cela pousse à une exigence de qualité, en particulier pour l’entretien des infrastructures. En ce qui concerne le nucléaire, la priorité c’est la sûreté. Pour les décisions plus classiques, le retour sur investissement, la rentabilité, guide de la décision avec cette originalité que la rentabilité se fait sur le temps long.

CONFLITS : Quelle est la décision que vous avez prise à EDF dont vous êtes le plus fier ?

J’ai été très content de réussir à vendre, malgré les réticences de mon Conseil, notre participation dans l’allemand EnBW pour 7 milliards d’euros, alors que la valeur de cette société s’est effondrée quelques mois plus tard, Fukushima étant intervenu entre-temps. J’avais pressenti les réticences croissantes de l’opinion allemande envers le nucléaire, ce que Fukushima a accentué.

CONFLITS : Une bonne affaire ?

Oui, et aussi un clin d’œil. De façon plus générale je suis fier d’avoir mobilisé les équipes d’EDF, de leur avoir donné une vision et une ambition à partager. EDF est l’un des premiers employeurs du pays, rien ne peut s’y faire sans l’appui ni même la mobilisation du personnel. En ce sens, par-delà l’importance de la technologie, c’est une entreprise humaine.

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À propos de l’auteur
Pascal Gauchon

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