Méconnue des Français car située dans une région peu touristique, Saragosse est une ville importante dans l’histoire, l’économie et l’organisation du territoire de l’Espagne. Placée dans la moyenne vallée de l’Èbre, à l’endroit où Huerva et Gállego se jettent dans ce fleuve, elle est arrosée par le Canal impérial. Capitale de l’Aragon, la cité est peuplée de près de 680 000 habitants (soit 70 % de la population de sa province et 50 % de la communauté autonome), ce qui en fait la cinquième ville d’Espagne, derrière Madrid, Barcelone, Valence et Séville.
Tout comme l’Aragon dans son ensemble, Saragosse jouit d’une identité propre très marquée, forgée au fil d’une histoire longue et glorieuse. Fondée en 14 de notre ère sous le nom de Caesaraugusta (d’où son nom espagnol, Zaragoza), en hommage à l’empereur Auguste (1), la capitale aragonaise voit notamment l’invasion musulmane (qui y laisse des monuments comme le palais de l’Aljafería), connaît une époque de splendeur à l’époque de Ferdinand le Catholique (1479-1516) et subit héroïquement deux sièges lors de l’invasion napoléonienne (juin-août 1808 puis décembre 1808-février 1809).
A lire aussi: Copinage, régionalisme et corruption en Espagne
Un passé prestigieux mais un présent plus difficile ?
Nœud stratégique dans les communications entre la côte atlantique et la Méditerranée, Saragosse se trouve idéalement placée, approximativement à mi-chemin entre Madrid et Barcelone ainsi qu’à distance raisonnable de Bilbao et Valence. Pourtant, la cité a du mal à trouver ses marques à l’époque contemporaine. En dépit de l’absence de véritable aire urbaine, la ville comprend une douzaine de quartiers historiques – dont certains, comme Casetas, sont éloignés du centre et présentent un aspect agreste (2). Située à moins de 200 kilomètres de Pau à vol d’oiseau, elle a néanmoins du mal à devenir au xxe siècle un point nodal des échanges avec la France et semble un peu « coincée » derrière la barrière pyrénéenne.
Politiquement, Saragosse se cherche encore. Plutôt dominée par la gauche, la cité a cependant eu plusieurs maires de droite (notamment entre 1995 et 2003), dont l’actuel premier édile, Jorge Azcón, du Parti populaire (PP). De 2015 à 2019, la ville constitue l’une des « municipalités du changement » (ces métropoles gouvernées par Podemos ou ses alliés) avec le mandat de Pedro Santisteve, qui s’achève piteusement (sa plateforme électorale, Saragosse en Commun, divise son nombre de conseillers municipaux par trois lors du scrutin de mai 2019) et ne s’avère guère concluant (Santisteve et ses adjoints sont tous mis en examen en 2018 pour prévarication (3)).
Ces va-et-vient dans les urnes, associés à la présence de formations régionales – Junte aragonaisiste (CHA), marquée à gauche, et Parti aragonais (PAR), centriste –, démontrent que les habitants de Saragosse sont hésitants quant à leur avenir. D’ailleurs, leur cité a longtemps du mal à sortir de son statut de « belle endormie ».
Le décollage des années 2000
C’est tout au long des années 2000, et en particulier sous la direction du maire socialiste Juan Alberto Belloch (2003-2015), que Saragosse commence à s’imposer comme un cœur économique majeur du nord de l’Espagne.
La ville draine une population toujours plus importante et se dote d’un nouveau réseau de transports. Entre 2004 et 2011, les premières lignes de tramway sont inaugurées (4) tandis qu’en 2003, la gare TGV (5) est ouverte dans le quartier central de Delicias. Madrid et Barcelone sont désormais à moins d’une heure et demie de distance en train (6).
Belloch poursuit également une politique mise en œuvre à partir des années 1960, qui consiste à mieux connecter Saragosse à l’Èbre – car la cité a longtemps vécu dos au fleuve, marginalisant sa rive gauche. C’est ce qui explique les grands travaux entrepris sur plusieurs décennies dans le quartier d’Actur-Rey Fernando, chantier qui culmine avec l’organisation de l’Exposition internationale de 2008, consacrée à l’eau. Plusieurs infrastructures et bâtiments emblématiques de la capitale aragonaise sont construits pour cette manifestation : troisième et quatrième rocades, rénovation de la plupart des artères centrales (dont l’avenue de l’Indépendance), nouveaux ponts sur l’Èbre ou encore Tour de l’Eau.
Dans le même temps, la ville s’endette considérablement (856 millions d’euros de passif en 2015). L’arrivée de la crise économique torpille un certain nombre de projets immobiliers qui ne sont plus adaptés aux nouveaux temps. Beaucoup de ces développements urbains ne commencent ainsi à être de nouveau envisagés qu’en 2020 (7), lorsque l’immobilier redémarre (8).
A lire aussi: La tragédie de l’Espagne vide et ses multiples facettes
Saragosse et l’Aragon, des atouts naturels et industriels
Riche en monuments et espaces naturels de grande beauté, l’Aragon est également une communauté autonome fertile qui exporte ses productions agricoles dans le monde entier (9).
Bénéficiant de conditions météorologiques favorables à l’installation de centrales solaires et éoliennes (10), la communauté autonome est également un pôle industriel et logistique de plus en plus prisé en raison de son excellente dotation en infrastructures. Outre la gare TGV, que nous citions plus haut, l’on peut mentionner la présence de l’aéroport de Saragosse, situé dans le quartier de Garrapinillos, qui a ravi en 2019 la deuxième place au niveau national à l’aéroport Josep-Tarradellas de Barcelone-El Prat en matière de transport de marchandises (11) ; ou encore plusieurs autoroutes et voies rapides (A-2 entre Madrid et Barcelone, A-23 entre Valence et la frontière française, AP-68 entre Bilbao et Saragosse) (12).
Cette concentration explique l’installation à Saragosse ou à proximité d’usines relevant de nombreux domaines : automobile (Opel, LeciTrailer, Schmitz Cargobull), électroménager (BSH), équipement de la maison (Pikolin), bâtiment (Schindler), textile (Adidas), papeterie et cartonnerie (Torraspapel, Industrias Celulosa Aragonesa), agroalimentaire (Sabeco, Chocolates Lacasa, La Zaragozana) (13), technologies militaires (14) ou encore divertissement et loisirs.
L’objectif de la région est désormais d’exporter davantage, notamment vers les marchés émergents (15), et de profiter d’initiatives d’ampleur mondiale comme la Nouvelle Route de la Soie (16). Il faut dire que la plateforme logistique de Saragosse (PLAZA) s’est imposée depuis sa création en l’an 2000 comme un nœud majeur pour la distribution des produits de bien des compagnies (Inditex, Porcelanosa, Eroski, Mercadona (17), DHL, DB Schenker, Decathlon, etc.) (18)
Outre l’axe Madrid-Barcelone, la capitale aragonaise veut aussi se renforcer sur le trajet entre Pau et Valence ainsi qu’entre Bilbao et Sagonte, ce qui exigera d’importants investissements ferroviaires de la part de l’Espagne dans les années à venir (19).
Saragosse et l’Aragon, possibilités et limites d’une expansion
Si Saragosse concentre la moitié de la population aragonaise, la région ne se limite pas à sa capitale. L’Aragon comprend en effet deux autres provinces (celle de Huesca, au pied des Pyrénées, et celle de Teruel, plus au Sud) qui tentent de tirer parti de leurs atouts.
La première bénéficie notamment de rentrées touristiques grâce à ses stations de sport d’hiver, mais aussi d’un marché du travail dynamique porté par l’installation de nouvelles entreprises (20). Quant à la ville de Teruel, elle connaît ces dernières années un petit « miracle » sur le front de l’emploi (21) et peut rayonner grâce à son aéroport. Ce dernier n’opère pas de vols commerciaux, mais est devenu une référence internationale dans le domaine de la maintenance et du recyclage des avions ainsi que dans la formation des pilotes ou encore dans l’aéronautique privée (22).
Pourtant, l’Aragon est handicapé par un développement imparfait, notamment dans le domaine des transports. Certaines lignes ferroviaires régionales sont en effet dans un état déplorable (23) tandis que la province de Teruel ne dispose pas d’une seule voie de chemin de fer correcte (24). Cette situation n’est malheureusement pas nouvelle et témoigne d’un désintérêt de la part de l’État espagnol concernant le développement régional et le repeuplement de certaines de zones qui appartiennent à l’« Espagne vide » ou « vidée » (España vacía ou vaciada) (25).
Une réelle volonté politique de la part de Madrid sera donc indispensable pour que Saragosse et l’ensemble de l’Aragon puissent parachever leur métamorphose économique.