Après le Siècle d’or, l’Espagne, dans la mémoire collective, a sombré dans les ténèbres, l’immobilisme et la décadence. Cette image participe de la légende noire espagnole, qui enferme ce pays dans l’obscurantisme et le sous-développement. Pourtant, cette opinion de rue est loin de la réalité. L’Espagne a connu une vie intellectuelle riche et dense tout au long du XVIIIe siècle. C’est ce que Nicolas Klein analyse et présente pour les lecteurs de Conflits, dans une série en trois épisodes.
Deuxième partie – Racines et branches de la pensée des Lumières espagnoles
L’ancienneté de la pensée réformiste espagnole
La pensée espagnole, qu’elle soit de nature théologique, philosophique ou politique, est ancienne puisqu’elle remonte au Moyen Âge, où elle fleurit (entre autres) dans les universités fondées à cette période : Palencia, Salamanque, Lérida, Valladolid, Huesca, Calatayud, Gérone et Barcelone (1). La consolidation du système universitaire espagnol se poursuit à la Renaissance et à l’âge baroque avec près d’une trentaine d’établissements d’enseignement supérieur fondés entre 1483 et 1624 – sans compter les universités du Nouveau Monde (2).
C’est de ces établissements (et notamment des Colegios Mayores que nous citions précédemment) (3) que sont issus les letrados, juristes et grands administrateurs d’abord issus des classes défavorisées, qui sont destinés ensuite à divers organes de gouvernement nationaux, régionaux et locaux (Conseils royaux, Audiences provinciales, Chancelleries, postes de corrégidors, etc.) (4) Si l’enseignement classique (logique, rhétorique, théologie, droit civil, droit canon, médecine) reste à l’ordre du jour (5), le renouvellement apporté par ces prestigieux letrados explique la supériorité de l’administration des Habsbourgs d’Espagne sur celle des autres pays européens, notamment au début du règne de Philippe II (1556-1598) (6), souverain considéré comme l’« inventeur » des gouvernements polysynodaux (7).
La révolution administrative et idéologique qui accouche précocement de la monarchie absolue espagnole (8) est en partie à l’origine de l’absolutisme français, comme l’a bien montré la recherche historiographique récente (9).
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Salamanque, les arbitristes et les novatores
C’est aussi à l’ombre de l’Université de Salamanque (10) que naît la seconde scolastique espagnole, couramment désignée sous le nom d’École de Salamanque. Ce groupement de penseurs, professeurs, juristes et théologiens (parmi lesquels Martín de Azpilicueta, Tomás de Mercado, Francisco de Vitoria, Martín Fernández de Navarrete, Miguel Caja de Leruela, Diego de Covarrubias, Juan de Mariana, Luis de Molina, Bartolomé de las Casas, Martín González de Cellorigo, Francisco Suárez ou encore Domingo de Soto (11)) renouvelle profondément la science politique et juridique. Il transforme et crée en effet de nombreux concepts, voire des branches inexistantes jusqu’alors : droit de propriété, usure et intérêts, juste prix, finances publiques et taxes, droit international, etc. (12)
À partir de la fin du XVIe siècle, la pensée espagnole mute à nouveau avec l’apparition de l’arbitrisme (arbitrismo), terme d’abord péjoratif créé en 1613 par Miguel de Cervantes dans la nouvelle Le Colloque des chiens. Le nom masculin arbitrio désigne alors le « moyen extraordinaire » qu’un souverain peut employer pour atteindre une fin donnée ou résoudre une situation complexe (13). Les arbitristes (arbitristas), à l’image de Cellorigo, Fernández de Navarrete, Sancho de Moncada, Luis Ortiz ou Luis Valle de la Cerda, tentent d’influencer le souverain en lui proposant un mémorial sur un sujet donné, généralement de nature économique (spéculation, traitement fiscal injuste, concentration excessive de la propriété agricole, endettement de l’État, exportation de capitaux et de matières premières, dépeuplement) (14).
Il y a donc chez les arbitristas (dont beaucoup sont issus de l’École de Salamanque) la conscience d’une série de problèmes concrets que le gouvernement de l’Espagne doit s’atteler à résoudre au nom du bien commun – thématique largement reprise à l’époque des Lumières (15).
Entre la fin du règne de Charles II (1665-1700) et le début de celui de Philippe V (1700-1746), alors que l’Espagne connaît un changement de dynastie dans le cadre d’une guerre de succession (1701-1714), les arbitristes laissent leur place à un nouveau courant de pensée, celui des novatores. En 1700, ils fondent la Société royale de Médecine et de Sciences de Séville, chargée de diffuser leurs idées, qui reposent sur l’atomisme. Ces chercheurs (représentés par Diego Martínez Zapata, Luis de Losada, Alejandro Avendaño, Martín Martínez, Tomás Vicente Tosca, Juan Bautista Berni ou Juan de Cabriada) prônent avant tout la réforme de l’enseignement supérieur espagnol, qui doit privilégier à leurs yeux les sciences physiques et naturelles plutôt que la scolastique abstraite. Ils font la jonction entre le renouveau arbitrista et la rationalité des Lumières en gestation (16).
Cette transition n’est pas spécifique à l’Espagne (17). Outre-Pyrénées, c’est Benito Jerónimo Feijoo (1676-1764), précurseur de l’Ilustración, qui fait connaître les théories de Galilée, Isaac Newton, René Descartes, Wilhelm Leibniz, John Locke ou encore Pierre Bayle pour renouveler la philosophie et les sciences. Feijoo défend une plus grande ouverture de l’Espagne au reste de l’Europe. L’ecclésiastique n’est pas le seul à soutenir de telles thèses puisqu’il est précédé par Francisco Gutiérrez de los Ríos, auteur d’un traité intitulé El hombre práctico o discursos sobre su conocimiento y enseñanza (1680) (18).
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Des querelles durables et un héritage ambigu
Si l’on peut porter au crédit des Lumières espagnoles, qui se nourrissent des courants précités, un certain nombre de réformes réussies (revalorisation du travail, du commerce, de l’industrie et de l’agriculture ; réorganisation de l’administration ; métamorphose de l’éducation et de l’université) (19), il faut aussi signaler qu’ils contribuent à approfondir de vieilles fractures entre partisans d’une voie ibérique (surtout tournée vers l’Amérique) et une voie européenne (20).
Cet affrontement entre casticistas (partisans de la casta, c’est-à-dire de la tradition nationale) et extranjerizantes (que l’on nomme par la suite europeístas) s’illustre par l’opposition d’une grande partie de l’Église espagnole aux nouveaux modes de réflexion introduits en péninsule Ibérique (21). Les résistances à la publication d’ouvrages jugés contraires à la religion sont le fait du tribunal du Saint-Office, mais ce dernier censure presqu’autant que la monarchie elle-même – comportement qui n’a rien d’anormal dans l’Europe de l’époque (22).
Au XVIIIe siècle, le casticismo musical s’insurge contre la prédominance de formes venues du reste du continent (en particulier de France et d’Italie) et cette attitude favorise le succès populaire des genres espagnols, comme la zarzuela ou la tonadilla (23). Les Italiens Domenico Scarlatti et Luigi Boccherini, qui finissent tous deux leurs jours à Madrid, exercent une quasi-tyrannie à la cour de Ferdinand vi (1746-1759) et de Charles III (1759-1788) (24), tout comme le castrat Farinelli avait rencontré un immense succès auprès de leur père (25). Les rares Espagnols à percer, comme l’organiste et claveciniste Antonio Soler (1729-1783), sont leurs élèves (26). La littérature elle aussi témoigne de cette prépondérance européenne, notamment française et anglaise. On le constate chez Leandro Fernández de Moratín (1760-1828), surnommé « le Molière espagnol », ou chez José Cadalso (1741-1782), dont les Lettres marocaines sont inspirées de Montesquieu et les Nuits lugubres, d’Edward Young (27).
C’est de cette époque que date le qualificatif peu flatteur d’afrancesado (« francisé »), repris au moment de la Révolution française et de l’invasion napoléonienne (1808-1814). La revendication des arts et belles lettres de l’Espagne sert d’arme de guerre idéologique face aux influences étrangères, jugées impies et nocives par certains secteurs. La montée en puissance du mouvement casticista est favorisée par le destin de Louis xvi (« cousin » de Charles IV (1788-1808), lequel tente de sauver le souverain français de la guillotine (28)) et par la censure que subissent de nombreux ouvrages étrangers (29).
Durant l’occupation de la péninsule Ibérique par le Premier Empire, les opposants à Napoléon Bonaparte ne sont pas tous des adversaires des nouveaux courants idéologiques – ce qui explique la promulgation de la Constitution de 1812 (l’une des premières en Europe) (30). La lutte entre Ancien Régime et libéralisme se poursuit durant les deux siècles suivants, avec des reformulations en fonction de l’époque : réaction carliste de 1833 à 1876, difficultés à accoucher d’un régime parlementaire de 1875 à 1931 puis sanglante guerre civile de 1936 à 1939, suivie d’une dictature qui perdure jusqu’en 1975 (31).
C’est par le biais de la thématique des « deux Espagnes » (dos Españas) que ce conflit séculaire est souvent abordé (32). Même s’il ne nous appartient pas de discuter la pertinence de ce concept, il faut toutefois se montrer prudent lorsqu’il s’agit de l’appliquer aux Lumières espagnoles.
La plupart d’entre eux sont en effet modérés, profondément chrétiens et patriotes (33) même si favorables à une évolution de la doctrine religieuse (34). C’est probablement le peintre Francisco de Goya (1746-1828), à cheval sur deux périodes, qui illustre le mieux ces tensions inhérentes à l’époque. Favori de la cour, coqueluche de l’aristocratie, il ne cache pourtant pas sa proximité avec les idées les plus avancées de son temps. Néanmoins, désenchanté face à la cruauté de la guerre déclenchée par Napoléon, il évolue difficilement dans l’Espagne absolutiste de Ferdinand vii (1808-1833) et choisit l’exil en France en 1824 (35).
La gravure Le Sommeil de la raison engendre des monstres, qui fait partie des Caprices, porte un titre ambigu en espagnol, le terme sueño désignant à la fois le somme et le songe. Est-ce lorsqu’il abandonne la raison chère aux Lumières que l’homme dérive et se perd dans l’horreur de l’irrationalité ? Ou la raison poussée à son paroxysme et imposée par la force finit-elle par produire des horreurs semblables à celles que Goya représente sur les dernières années de sa vie ? Aucun des représentants de l’Ilustración n’est à même de résoudre cette dichotomie.