Des Lumières en Espagne ou le développement de la philosophie au XVIIIe siècle outre-Pyrénées 3/3

8 avril 2020

Temps de lecture : 12 minutes
Photo : Saint-Laurent-de-l'Escurial, nécropole des rois d'Espagne, Auteurs : EFE AGENCIA/SIPA, Numéro de reportage : 00304296_000002.
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Des Lumières en Espagne ou le développement de la philosophie au XVIIIe siècle outre-Pyrénées 3/3

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Après le Siècle d’or, l’Espagne, dans la mémoire collective, a sombré dans les ténèbres, l’immobilisme et la décadence. Cette image participe de la légende noire espagnole, qui enferme ce pays dans l’obscurantisme et le sous-développement. Pourtant, cette opinion de rue est loin de la réalité. L’Espagne a connu une vie intellectuelle riche et dense tout au long du XVIIIe siècle. C’est ce que Nicolas Klein analyse et présente pour les lecteurs de Conflits, dans une série en trois épisodes.

 

Troisième partie – Auteurs, penseurs et scientifiques : quelques acteurs du Siècle des Lumières en Espagne

 

Un bouillonnement généralisé

L’on ne saurait réduire l’apport de l’Espagne au XVIIIe siècle à la fiction ou à la littérature d’idées. La véritable ébullition intellectuelle qui caractérise cette époque outre-Pyrénées touche tous les domaines dans lesquels s’illustre l’esprit humain, depuis la poésie jusqu’aux beaux-arts [simple_tooltip content=’Ballesteros Arranz, Ernesto, Historia del arte español, Madrid : Hiares, 2015, volume 46 (La pintura del siglo xviii).’](1)[/simple_tooltip] en passant par la musique, la science et l’architecture [simple_tooltip content=’Mestre Sanchis, Antonio et Pérez García, Pablo, « La cultura en el siglo xviii español » in Alvar Ezquerra, Alfredo (dir.), La cultura española en la Edad Moderna, Madrid : Istmo, 2004, pages 409-441 ; Loupès, Philippe, L’Espagne de 1780 à 1802, Paris : Cdu Sedes, 1985, pages 171-180 ; et Ballesteros Arranz, Ernesto, op. cit., volume 44 (El neoclasicismo).’](2)[/simple_tooltip]. Multiplier les exemples et les noms dans toutes ces disciplines ne serait cependant pas d’une grande aide pour comprendre les orientations générales des Lumières espagnoles ainsi que les enjeux de la période. C’est pourquoi nous nous contenterons de développer succinctement quelques aspects fondamentaux de ce siècle.

L’historiographie de notre voisin ibérique divise généralement en quatre générations successives les membres de l’Ilustración :

  • la génération critique, notamment représentée par le père Benito Jerónimo Feijoo (1676-1764), qui analyse les causes de la « décadence » du pays et propose des solutions pour le réformer, surtout en matière éducative ;
  • la génération érudite, qui cherche à inventorier le patrimoine culturel espagnol et pose les bases de sa conservation et de son étude tout en renouvelant l’historiographie nationale, comme avec les travaux de Gregorio Mayans (1699-1781) et du père Enrique Flórez (1702-1773) ;
  • la génération réformiste, connue pour son action politique et ses traités théoriques, à l’image de Pedro Rodríguez de Campomanes (1723-1802), auteur d’un Discurso sobre la educación popular de los artesanos (qui prône une instruction particulière pour les artisans) et d’un Tratado de la regalía de la amortización (qui dresse un constat critique du système agraire de l’époque) ;
  • la génération néo-classique, qui tente d’incorporer plus encore l’influence française à la pensée et aux arts espagnols, mais constate son échec avec la Révolution française et l’invasion napoléonienne de l’Espagne (1808-1814), à l’instar de Gaspar Melchor de Jovellanos (1744-1811) [simple_tooltip content=’Carrasco, Raphaël ; Dérozier, Claudette ; et Molinié-Bertrand, Annie, Histoire et civilisation de l’Espagne classique (1492-1808), Paris : Nathan, 1991, page 324.’](3)[/simple_tooltip].

A lire aussi: La pensée classique doit souffler en Europe

Les nouveaux cadres de la pensée

La littérature ilustrada ne saurait être conçue en dehors de lieux de sociabilité qui nourrissent le débat et la créativité des artistes. Ces lieux peuvent être purement intellectuels, à l’image des colonnes de la presse [simple_tooltip content=’Mestre Sanchis, Antonio et Pérez García, Pablo, op. cit., pages 483-504.’](4)[/simple_tooltip], mais aussi très concrets, comme les académies [simple_tooltip content=’Pedraza, Felipe et Rodríguez Cáceres, Milagros, Historia esencial de la literatura española e hispanoamericana, Madrid : Edaf, 2019, page 300.’](5)[/simple_tooltip], les tertulias (lieux de réunion et de discussion), les saraos (dîners suivis de conversations animées), les fêtes, les bals, les invitations ou encore les visites de courtoisie [simple_tooltip content=’Dorange, Monica, Manuel de littérature espagnole – Du xii e au xxie siècle, Paris : Hachette, 2009, page 165.’](6)[/simple_tooltip].

Le développement relatif du monde de l’édition, encore très tourné vers les sujets religieux [simple_tooltip content=’Loupès, Philippe, op. cit., page 185.’](7)[/simple_tooltip], ne saurait masquer la multiplication des cercles de débat : Académie du Bon Goût, créée en 1749 à Madrid ; Auberge de Saint-Sébastien, dans la capitale ; Société économique basque, fondée en 1764 à Vergara ; Société royale de Madrid, ouverte en 1775 ; Académie des Lettres humaines, instituée en 1793 à Séville ; diverses sociétés dans des villes plus ou moins importantes comme Cadix, Ciudad Rodrigo, Osuna, Vera de Bidasoa, Valladolid, Saragosse, Chinchón, Valence, Tarragone, etc. Ces clubs, inspirés des salons que l’on peut voir fleurir en France, en Angleterre ou dans l’espace germanique, attirent surtout les élites locales et nationales (noblesse, clergé, grande bourgeoisie) [simple_tooltip content=’Ibid., pages 183-184 ; Dorange, Monica, op. cit. ; et Alvar, Carlos ; Mainer, José Carlos ; et Navarro, Rosa, Breve historia de la literatura española, Madrid : Alianza Editorial, 2019 (troisième édition), pages 428-438.’](8)[/simple_tooltip].

Le XVIIIe siècle est, en Espagne, le siècle des académies parrainées par la monarchie, au premier rang desquelles l’Académie royale de la Langue (1713). Elle est suivie par la création de l’Académie royale d’Histoire (1738), de l’Académie royale des Beaux-Arts Saint-Ferdinand (1744) et de l’Académie royale de Jurisprudence et de Législation (1763) [simple_tooltip content=’Dorange, Monica, op. cit., pages 165-166 ; et Alvar, Carlos ; Mainer, José Carlos ; et Navarro, Rosa, op. cit., page 430.’](9)[/simple_tooltip]. De tels organismes réalisent une importante tâche de consignation rationnelle du savoir au sein de dictionnaires tels que le Diccionario de autoridades de 1739, le Tratado de ortografía de 1742, la Gramática de 1771, le Diccionario manual de 1780, le Diccionario histórico-crítico universal de España de 1736 ou encore le Diccionario de los literatos de 1751 [simple_tooltip content=’Alvar, Carlos ; Mainer, José Carlos ; et Navarro, Rosa, op. cit., pages 430-431.’](10)[/simple_tooltip].

Les fonctionnaires royaux ne sont pas en reste avec un labeur systématique dans le domaine des bibliographies (l’on peut citer l’Ensayo de una biblioteca de los mejores escritores del reinado de Carlos iii de Juan Sempere y Guarinos, en 1789), des archives (à l’image des Memorias políticas y económicas sobre los frutos, fábricas, comercio y minas de España d’Eugenio Larruga y Boneta, en 1800) ou de la géographie (pensons au Viaje de España d’Antonio Ponz, en 1794) [simple_tooltip content=’Ibid., pages 431-432.’](11)[/simple_tooltip].

Certaines institutions d’enseignement, qui existent en marge de l’université officielle, semblent très ouvertes aux nouveaux courants venus du reste de l’Europe. C’est notamment le cas des écoles de pilotes, des premières chambres de commerce (Juntas de Comercio) et de plusieurs collèges privés. Tous ces établissements sont secondés dans leurs efforts non pas par une bourgeoisie qui a encore du mal à émerger outre-Pyrénées, mais par des ecclésiastiques, des officiers militaires, des aristocrates progressistes ou encore des fonctionnaires de la monarchie [simple_tooltip content=’Ibid., page 433.’](12)[/simple_tooltip].

 

Benito Jerónimo Feijoo, père spirituel des Lumières espagnoles

Si certains écrivains, comme Diego de Torres Villarroel (1694-1770) ou José Francisco de Isla (1703-1781) [simple_tooltip content=’Ibid., 441-442.’](13)[/simple_tooltip], sont parfois considérés comme des précurseurs de l’Ilustración, c’est bien Benito Jerónimo Feijoo qui semble avoir ouvert cette nouvelle ère par le caractère original de son œuvre au sein de la littérature espagnole.

Il préfigure en effet – par son style simple et direct [simple_tooltip content=’Pedraza, Felipe et Rodríguez Cáceres, Milagros, op. cit., page 316.’](14)[/simple_tooltip], ses préoccupations spirituelles, son ton polémique, sa volonté d’éduquer et sa passion pour la science et les idées venues du reste de l’Europe [simple_tooltip content=’Dorange, Monica, op. cit., pages 177-178.’](15)[/simple_tooltip] – des polémistes comme Juan Pablo Forner (1756-1797) [simple_tooltip content=’Ibid., page 179.’](16)[/simple_tooltip] ou des fabulistes comme Félix María Samaniego (1745-1801) et Tomás de Iriarte (1750-1791) [simple_tooltip content=’Ibid., pages 166-167.’](17)[/simple_tooltip].

Profondément anti-aristotélicien et opposé à la scolastique [simple_tooltip content=’Ibid., page 178.’](18)[/simple_tooltip], Benito Jerónimo Feijoo se fait connaître en septembre 1726, lorsqu’il commence à vendre des exemplaires du premier tome de son Teatro crítico universal. Il s’agit d’un recueil de discours visant à lutter contre les erreurs scientifiques, religieuses et idéologiques de son temps [simple_tooltip content=’Alvar, Carlos ; Mainer, José Carlos ; et Navarro, Rosa, op. cit., page 439.’](19)[/simple_tooltip]. Entre 1742 et 1760, il se libère définitivement des formes baroques dont la survivance est encore attestée au début du siècle et publie les Cartas eruditas y curiosas [simple_tooltip content=’Dorange, Monica, op. cit., page 172.’](20)[/simple_tooltip]. Au sein de cet ouvrage, il convoque un large éventail de philosophes et scientifiques européens (Francis Bacon, Pierre Gassendi, Isaac Newton, etc.) et prône le recours à la méthode analytique, par opposition à la syllogistique encore en vogue à l’université [simple_tooltip content=’Ibid., page 178.’](21)[/simple_tooltip].

Défenseur de la raison, mais aussi de la spontanéité dans l’écriture, la rhétorique et la critique artistique (il introduit en Espagne des concepts comme le « je ne sais quoi » et la « raison du goût » [simple_tooltip content=’Alvar, Carlos ; Mainer, José Carlos ; et Navarro, Rosa, op. cit., page 440.’](22)[/simple_tooltip]), il fait preuve d’une grande érudition. Il émaille en effet ses discours de citations et de références à d’autres penseurs du continent, comme Pierre Bayle [simple_tooltip content=’Ayanniotakis, Mélina, Précis de littérature espagnole, Paris : Studyrama, 2012, pages 149-150.’](23)[/simple_tooltip].

Le bon sens (sentido común) est l’une des coordonnées intellectuelles fondamentales du père Feijoo [simple_tooltip content=’Alvar, Carlos ; Mainer, José Carlos ; et Navarro, Rosa, op. cit., page 441.’](24)[/simple_tooltip], qui, en tant que bénédictin, est également sensible à la réforme religieuse mise en œuvre par les moines de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés [simple_tooltip content=’Mestre Sanchis, Antonio et Pérez García, Pablo, op. cit., page 415.’](25)[/simple_tooltip]. Adversaire résolu d’un certain nombre de traditions nationales, qu’il juge absurdes et sans fondement documentaire [simple_tooltip content=’Ibid., page 417.’](26)[/simple_tooltip], il accompagne le renouvellement de l’historiographie espagnole. Ce dernier a lieu sous l’impulsion de José Manuel Miñana (1671-1730), Manuel Martí (1663-1737), Juan de Ferreras (1652-1735), Luis de Salazar y Castro (1658-1734) et Gaspar Ibáñez de Segovia, marquis de Mondéjar (1628-1708) [simple_tooltip content=’Ibid., pages 418-422.’](27)[/simple_tooltip].

 

La polémique du théâtre, témoin des tensions de l’Ilustración

Grande nation de théâtre depuis la fin du Moyen Âge, l’Espagne dispose dans ce domaine d’une tradition très différente de celle de la dramaturgie classique française et que l’on pourrait rapprocher du théâtre shakespearien. C’est à Lope de Vega (1562-1635) que l’on doit l’établissement de règles particulières dans son Arte nuevo de hacer comedias en este tiempo. Caractérisé par l’absence d’unité de lieu, de temps et d’intrigue, le théâtre de l’école lopesca (dont les disciples sont Guillén de Castro, Juan Ruiz de Alarcón ou encore Luis Vélez de Guevara [simple_tooltip content=’Dorange, Monica, op. cit., pages 137-138.’](28)[/simple_tooltip]) se fonde sur le mélange entre comédie et tragédie et prône une grande liberté propre à l’esthétique baroque [simple_tooltip content=’Ibid., pages 133-137 ; et Ayanniotakis, Mélina, op. cit., pages 123-124.’](29)[/simple_tooltip]. Ce sont ces préceptes qui dominent jusqu’à la fin du Siècle d’Or, notamment chez des géants comme Tirso de Molina (1579-1648) et Pedro Calderón de la Barca (1600-1681) [simple_tooltip content=’Ayanniotakis, Mélina, op. cit., pages 134-135 ; et Dorange, Monica, op. cit., pages 139-146.’](30)[/simple_tooltip].

Avec le changement de dynastie et les nouvelles influences venues de France, les autorités espagnoles cherchent à imposer une métamorphose radicale de la dramaturgie, notamment en promouvant le néoclassicisme. Cet « art officiel », qui a tout le mal du monde à s’imposer en raison des goûts du public et de la censure politique et religieuse, entraîne une polémique sur la « xénomanie » des dirigeants nationaux et leur rejet de la tradition [simple_tooltip content=’Dorange, Monica, op. cit., pages 181-185.’](31)[/simple_tooltip].

Très inspirée par Jean Racine et Voltaire, la tragédie néoclassique espagnole suit les préceptes de La poética d’Ignacio de Luzán (1702-1754) [simple_tooltip content=’Ibid., pages 185-186.’](32)[/simple_tooltip] tout en exploitant des thématiques historiques propres. C’est le cas de pièces comme Munuza, de Jovellanos (1769), de Sancho García, de Cadalso (1771), ou encore de Raquel, de Vicente García de la Huerta (1788) simple_tooltip content=’Ayanniotakis, Mélina, op. cit., pages 159-160.’](33)[/simple_tooltip]. La critique du théâtre baroque, qui a pourtant fait le succès des belles lettres ibériques, est patente chez un plusieurs auteurs qui déplorent en même temps le regard pesant de l’Inquisition et de la monarchie : Agustín de Montiano (1697-1764), Nicolás Fernández de Moratín (1737-1780) et son fils Leandro (1760-1828), Ignacio López de Ayala (1739-1789), etc. [simple_tooltip content=’Alvar, Carlos ; Mainer, José Carlos ; et Navarro, Rosa, op. cit., pages 463-466.’](34)[/simple_tooltip]

La passion des Espagnols (et en particulier des Madrilènes) pour le théâtre et le spectacle vivant entraîne de nombreuses disputes autour d’auteurs, d’acteurs, de genres et de poétiques [simple_tooltip content=’Pedraza, Felipe et Rodríguez Cáceres, Milagros, op. cit., pages 322-323.’](35)[/simple_tooltip]. La comédie néoclassique de Leandro Fernández de Moratín est, dans ce cadre, la seule que la postérité ait véritablement retenue, notamment avec El sí de las niñas (1806) [simple_tooltip content=’Alvar, Carlos ; Mainer, José Carlos ; et Navarro, Rosa, op. cit., page 469.’](36)[/simple_tooltip]. Le grand public, pour sa part, préfère des formes populaires : les comedias de magia (qui se déroulent dans un univers féerique plein d’effets spéciaux), le théâtre musical (notamment avec les zarzuelas naissantes et les tonadillas) et le théâtre pathétique, dont l’intrigue tourne souvent autour d’un mariage contrarié [simple_tooltip content=’Ayanniotakis, Mélina, op. cit., page 159 ; et Dorange, Monica, op. cit., pages 196-197.’](37)[/simple_tooltip].

Le succès des sainetes (petites pièces en un acte, souvent enlevées, dont le nom est à l’origine de la saynète française) et entremeses (pièces théâtrales comiques en un acte, généralement représentées durant l’entracte) témoigne de l’ampleur prise par la polémique entre partisans de l’esthétique à la française et avocats du génie national. Tant les sainetes que les entremeses sont en effet des genres issus du Siècle d’Or qui permettent à des dramaturges comme Ramón de la Cruz (1731-1794) de faire la satire des néoclassiques jugés pédants [simple_tooltip content=’Dorange, Monica, op. cit., pages 194-197 ; et Pedraza, Felipe et Rodríguez Cáceres, Milagros, op. cit., pages 324-326.’](38)[/simple_tooltip].

L’on voit donc se dessiner, derrière ces discussions d’apparence purement littéraire, des oppositions d’ordre idéologique dont le contenu se révèle pleinement au moment de la Révolution française.

 A lire aussi: Ralentissement économique de l’Espagne – Entre facteurs internes et tensions géopolitiques

Explorateurs et scientifiques : les pionniers du progrès en Espagne et en Amérique

À la fin du XIXe siècle, le penseur espagnol Manuel de la Revilla provoque une polémique autour de l’apport de l’Espagne au progrès scientifique et technique occidental. Sa thèse, selon laquelle le pays est insignifiant dans ce domaine au regard de ses voisins, est soutenue par de grands intellectuels et chercheurs, à l’instar de Santiago Ramón y Cajal, Miguel de Unamuno, Américo Castro, José Ortega y Gasset, Gregorio Marañón ou encore Julio Rey Pastor. Au contraire, des philosophes de la taille de Marcelino Menéndez Pelayo s’inscrivent en faux par rapport à cette théorie, soulignant la fécondité de la science nationale [simple_tooltip content=’Quesada Marco, Sebastián, Diccionario de civilización y cultura españolas, Madrid : Istmo, 1997, pages 367-368.’](39)[/simple_tooltip].

Cette polémique de la science espagnole est révélatrice du complexe d’infériorité de notre voisin ibérique, dont les travaux dans le domaine technologique restent encore méconnus à l’étranger. Pourtant, la science ibérique n’est pas en reste par rapport à ses consœurs européennes. C’est le cas dès le Siècle d’Or, avec une figure comme Jerónimo de Ayanz (1553-1613), auquel l’on doit la première machine à vapeur de l’histoire [simple_tooltip content=’Vélez, Iván, Sobre la leyenda negra, Madrid : Encuentro, 2014, pages 143-154.’](40)[/simple_tooltip].

Au XVIIIe siècle, l’Espagne participe à la course à la science en Europe, fournissant par exemple des découvreurs comme Juan José et Fausto Delhuyar (qui isolent le tungstène) [simple_tooltip content=’Fregda, Arne et Rydén, Stig, « Juan José Elhuyar en Uppsala » in LychnosLärdomshistoriska samfundets årsbok, Uppsala : Société suédoise d’Histoire des Sciences, 1960, pages 163-208, traduction de Gárate, Justo.’](41)[/simple_tooltip] et Andrés Manuel del Río (qui met au jour le vanadium) [simple_tooltip content=’Garritz Ruiz, Andoni, « Breve historia de la educación química en México » in Boletín de la Sociedad Química de México, Mexico : Société chimique du Mexique, 2007, tome 1, numéro 2, pages 77-97.’](42)[/simple_tooltip]. Dans le sillage des nombreuses sociétés savantes qui se constituent dans toute l’Espagne [simple_tooltip content=’Roldán, José Manuel, Historia de España, Madrid : Edelsa, 1989, page 92.’](43)[/simple_tooltip], les scientifiques de notre voisin pyrénéen veulent fait progresser la connaissance humaine.

Le pays est justement aux premières loges dans le domaine en raison de ses possessions coloniales en Amérique et en Asie-Pacifique. C’est ce qui explique que les chercheurs ibériques soient des explorateurs et navigateurs qui théorisent leurs découvertes empiriques. C’est le cas, par exemple, d’un Jorge Juan (1713-1773), réformateur du système naval espagnol, dont le principal apport est d’avoir mesuré la longueur du méridien terrestre et d’avoir prouvé que la Terre était légèrement aplatie au niveau des pôles [simple_tooltip content=’Saiz Montes, Luis, Las matemáticas usadas por Jorge Juan en la medición de la Tierra, Valladolid : Editorial Maxtor, 2002 ; et Abad Navarro, Elías, La patria de Jorge Juan, Alicante : Biblioteca Virtual Miguel de Cervantes, 2010.’](44)[/simple_tooltip]. Il poursuit de ce fait la longue tradition espagnole de compréhension des mécanismes terrestres fondamentaux et de cartographie que l’on observe dès la fin du Moyen Âge [simple_tooltip content=’Madrid Casado, Carlos, « España y la revolución científica », conférence prononcée à l’École philosophique d’Oviedo le 11 mars 2019.’](45)[/simple_tooltip].

Dans la longue liste des explorateurs-scientifiques de l’époque, l’on peut mentionner le cas de Félix de Azara (1742-1821), à la fois militaire, ingénieur, cartographe, anthropologue et naturaliste. Il est à l’origine d’expéditions très fructueuses sur le plan intellectuel dans les régions intérieures de l’Amérique latine, encore mal connues à cette époque [simple_tooltip content=’Mazzola, María Celeste, « Félix de Azara: itinerario intelectual de un funcionario singular » in Tinkuy – Boletín de investigación y debate, Montréal : Presses universitaires, 2008, n° 8, pages 3-19.’](46)[/simple_tooltip]. La coopération avec d’autres pays, notamment la France, est régulière dans ce contexte. En effet, dès le règne de Philippe V (1700-1746), Madrid participe à l’expédition du méridien de l’Académie des Sciences de Paris, qui est placée sous la direction de Charles Marie de La Condamine. Outre Jorge Juan, que nous citions précédemment, Antonio de Ulloa (1716-1795) est lui aussi du voyage. D’importantes traces écrites de cet itinéraire sont consignées dans la Relación histórica del viaje a la América Meridional (1748) et dans les Noticias secretas de América (1772) [simple_tooltip content=’Borrego Plá, María del Carmen, « Las modas de fin de siglo: la prensa, la economía, las expediciones científicas » in Amores Carredano, Juan Bosco (coord.), Historia de América, Barcelone : Ariel, 2006, page 568.’](47)[/simple_tooltip].

De telles expéditions sont un excellent moyen d’étudier la faune et la flore du Nouveau Monde, notamment sous le patronage royal. En 1777, Charles III confie une mission de cinq ans à Hipólito Ruiz (1754-1816), qui recense et décrit avec précision trois mille plantes et réalise environ mille dessins de ces végétaux. L’essentiel de ce travail, resté inédit, est aujourd’hui conservé au Musée des Sciences naturelles et au Jardin botanique royal de Madrid [simple_tooltip content=’Ibid., pages 568-569.’](48)[/simple_tooltip].

La figure de Ruiz est toutefois un peu éclipsée par celle de l’un de ses contemporains, José Celestino Mutis (1732-1808). La célébrité de ce dernier est telle outre-Pyrénées qu’une gravure le représentant orne le billet de deux mille pesetas lors de la dernière émission dans cette monnaie avant la mise en circulation de l’euro, en 1992. C’est sur demande du vice-roi de la Nouvelle-Grenade (qui regroupe les actuels Venezuela, Colombie, Équateur, Panamá et Guyana), l’archevêque Antonio Caballero y Góngora, que Mutis s’entoure de savants venus de péninsule Ibérique ou d’Amérique (Antonio Zea, Sinforoso Mutis, Francisco de Caldas, Jorge Tadeo Lozano, Salvador Rizo). Fruit de leur labeur : 7 000 dessins en couleurs et 4 000 planches descriptives de la flore latino-américaine conservées par le Jardin botanique royal de Madrid [simple_tooltip content=’Ibid., page 569.’](49)[/simple_tooltip].

Charles III et Charles IV poursuivent sur cette lancée avec l’expédition de Martín Sessé (1751-1808) et surtout celle du navigateur d’origine toscane Alejandro Malaspina (1754-1809) [simple_tooltip content=’Id.‘](50)[/simple_tooltip]. Ce dernier a donné son nom à un navire hydrographique de la Marine espagnole.

À cette époque, c’est cependant l’Expédition royale philanthropique du Vaccin (1803-1806), menée par Francisco Javier Balmis (1753-1819), qui a la plus grande répercussion. À la suite des travaux de l’Anglais Edward Jenner, inventeur du vaccin contre la variole, la monarchie espagnole promeut ce qui est souvent considéré comme la plus grande mission humanitaire de tous les temps. La majeure partie de l’Amérique hispanique est ainsi immunisée contre cette maladie devenue endémique, grâce à l’action et aux conseils de Balmis et de son second, José Salvany [simple_tooltip content=’Ibid., pages 569-570.’](51)[/simple_tooltip].

 

 

En guise de conclusion – Une civilisation riche et essentielle à la compréhension du monde

Les paroles assassines de Nicolas Masson de Morvilliers, que nous reproduisions au début de ce dossier, prennent un tout autre sens à l’issue de notre étude – qui ne saurait être exhaustive. L’on constate à quel point ces propos sont le fruit de l’ignorance, des préjugés et de la mauvaise foi d’une époque, mais également d’une forme d’hispanophobie qui traverse le monde occidental depuis la Renaissance jusqu’à nos jours.

L’Espagne fait partie intégrante des progrès de l’esprit humain depuis qu’elle existe en tant que nation. Même à des époques d’extrême difficulté et d’isolement sur la scène internationale, comme durant la dictature franquiste (1939-1975), notre voisin ibérique n’a jamais cessé de contribuer à l’amélioration des connaissances de l’humanité et au rayonnement des arts et de la littérature [simple_tooltip content=’Camprubí, Lino, Los ingenieros de Franco – Ciencia, catolicismo y Guerra Fría en el Estado franquista, Barcelone : Crítica, 2017 ; Dorange, Monica, op. cit., pages 315-328 et 356-392 ; et Ballesteros Arranz, Ernesto, op. cit., volumes 54 (Escuelas modernas de la pintura), 55 (Salvador Dalí), 56 (Pintura figurativa del siglo xx), 57 (Tendencias actuales de la pintura), 58 (Arquitectura contemporánea), 59 (La escultura del siglo xx) et 60 (Pintura española contemporánea – 1960-1992).’](52)[/simple_tooltip].

Le rapide tour d’horizon de l’Ilustración (cette déclinaison nationale des Lumières) que nous venons de proposer montrera, nous l’espérons, que nos amis Espagnols ont été à l’origine d’une civilisation double (à la fois en Europe et en Amérique), riche et essentielle à la compréhension de l’univers qui nous entoure.

À propos de l’auteur
Nicolas Klein

Nicolas Klein

Nicolas Klein est agrégé d'espagnol et ancien élève de l'ENS Lyon. Il est professeur en classes préparatoires. Il est l'auteur de Rupture de ban - L'Espagne face à la crise (Perspectives libres, 2017) et de la traduction d'Al-Andalus: l'invention d'un mythe - La réalité historique de l'Espagne des trois cultures, de Serafín Fanjul (L'Artilleur, 2017).
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