<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Une nation sans récit – L’Espagne empêtrée dans la (re)lecture de son histoire

15 décembre 2019

Temps de lecture : 5 minutes
Photo : Le Puy-du-Fou à Tolède, Auteurs : Ismael Herrero/EFE/SIPA, Numéro de reportage : 00921412_000001.
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Une nation sans récit – L’Espagne empêtrée dans la (re)lecture de son histoire

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            C’est un succès un peu inattendu. Publié en 2016, l’ouvrage Imperiofobia y leyenda negra, de María Elvira Roca Barea, est rapidement devenu l’essai le plus vendu de la décennie en Espagne avec 25 réimpressions. Pourtant, rien ne semblait le destiner à un tel triomphe. Plutôt austère, lourd d’environ 500 pages, il est à l’image de son auteur, une femme sérieuse à la solide formation universitaire devenue la coqueluche des quotidiens nationaux.

 

Philologue et historienne, Roca Barea décrit dans cet ouvrage les mécanismes qui ont conduit au cours des siècles à créer un récit systématiquement négatif et caricatural des empires afin de mieux démonter les préjugés dont souffre le passé espagnol. Elle prend la suite d’auteurs comme Emilia Pardo Bazán (1851-1921) et Julián Juderías (1877-1918), qui ont donné à l’expression « légende noire » ses lettres de noblesse et ont analysé les mensonges dont a pâti l’histoire espagnole.

Tout comme l’hispaniste français Joseph Pérez dans La Légende noire de l’Espagne, elle explique que les Espagnols continuent de subir une image faussée des événements et personnages qui jalonnent leur passé (intolérance de l’Inquisition, fanatisme des monarques, génocide des Amérindiens, archaïsme scientifique, technologique et culturel, propension à l’anarchie, incapacité à adopter la démocratie). Le tout est indubitablement le fruit d’une propagande orchestrée par les principautés italiennes puis par les puissances protestantes d’Europe du Nord ainsi que la France.

Roca Barea s’inscrit en réalité dans la droite ligne des travaux de l’école d’Oviedo, courant philosophique matérialiste créé par Gustavo Bueno (1924-2016). Ses disciples, à l’instar de Pedro Insua et Iván Vélez, s’attachent à analyser les « fantômes » du passé espagnol. Ils cherchent donc à réhabiliter leur pays dans le concert des nations mais aussi des individualités particulières. Hernán Cortés, Juan Sebastián de Elcano (navigateur qui achève le tour du monde de Magellan) ou les rois catholiques voient par conséquent leur image lavée de taches qui sont, pour ces auteurs, autant de diffamations.

Et ce retour en grâce du roman national auprès d’une partie de la population ne s’arrête pas là. L’inauguration en août 2019 du Puy du Fou à Tolède et le succès de récentes séries historiques comme Isabel (2012-2014 – feuilleton inédit en France consacré à la vie d’Isabelle la Catholique) témoignent de cette soif qui anime de plus en plus de citoyens outre-Pyrénées : cesser d’être animés par une éternelle repentance et pouvoir être fiers de leurs ancêtres sans en avoir une vision idyllique pour autant.

 

1. L’histoire et le territoire

 

Il faut dire que, dans le domaine, le choc du défi séparatiste catalan est considérable. La haine affichée par les dirigeants indépendantistes et leurs soutiens a profondément bouleversé la société espagnole, tout comme l’organisation du référendum sécessionniste d’octobre 2017. Le discours séparatiste décrit l’Espagne comme une terre dictatoriale, arriérée, violente, miséreuse et à peine civilisée tandis que la Catalogne serait un havre de démocratie, de prospérité et de culture.

La mémoire historique mal digérée de la Seconde République (1931-1939), de la guerre civile (1936-1939) et du franquisme (1939-1975) n’est pas pour rien dans cette prise de conscience collective. L’ouverture des fosses communes de la dictature et le transfert de la dépouille de Francisco Franco hors de son mausolée du Valle de los Caídos constituent des sujets qui défrayent la chronique et reviennent sans cesse dans les médias et la culture populaire. Les films, romans et émissions de toutes natures renvoient le plus souvent aux Espagnols un reflet déformé de leur histoire en mettant l’accent sur le pire et rarement sur le meilleur.

C’est ce qui pousse une partie de la société à se détourner de l’Espagne et à considérer que le régime issu de la Constitution de 1978 est illégitime, car il ne constituerait qu’une continuation du franquisme par d’autres moyens. Peu importe ce qu’établit l’essentiel des classements internationaux, lesquels affirment que l’Espagne est l’une des démocraties les plus abouties au monde.

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2. Une problématique institutionnelle ancienne

 

C’est cette Constitution elle-même qui, en permettant la création de 17 communautés autonomes dont les compétences se sont renforcées sans discontinuer au fil des décennies, a fragmenté le récit national espagnol. Pour reprendre l’expression de François Dosse, l’histoire de notre voisin pyrénéen semble en miettes. Elle se trouve attaquée par les « nationalismes périphériques » (Catalogne, Pays basque, Navarre, Galice) et minée par l’existence de 17 systèmes éducatifs indépendants. Ces derniers donnent lieu à la rédaction de programmes scolaires parfois peu objectifs et dont le but est simple : parer l’Espagne de tous les maux imaginables afin d’en faire une nation « artificielle » (comme s’il existait des nations « naturelles »), imposée aux Catalans ou aux Basques.

Le mal est encore plus ancien, toutefois. Au xixe siècle, lorsque se consolident les nationalismes modernes, les libéraux espagnols sont victimes de leurs divisions et de leur manque de moyens matériels. Adoptée en 1857, la loi Moyano prévoit certes l’instruction primaire obligatoire et gratuite. Pourtant, les finances ne suivent pas et les futures générations ne sont pas formées, comme dans notre pays, autour du culte d’un passé commun.

La cohésion donnée aux Espagnols par la lutte contre l’occupant napoléonien entre 1808 et 1814 est brisée par l’émergence d’un nationalisme catalan et basque. Ce dernier, profondément réactionnaire et raciste (les textes fondateurs de Sabino Arana ou Enric Prat de la Riba peuvent en témoigner, tout comme l’essor de l’absolutisme carliste), est favorisé par l’émergence d’une bourgeoisie industrielle à Barcelone et Bilbao. Résultat : les symboles issus de cette résistance populaire contre la Grande Armée disparaissent de la mémoire collective – hormis à l’échelle locale, à l’image des festivités des 2 et 3 mai à Madrid. En un mot comme en cent, les libéraux espagnols, qu’ils soient monarchistes ou républicains, ne parviennent pas à forger un récit national unanimement accepté.

Éléonore de Tolède. Pourquoi les Espagnols auraient-ils honte d’avoir engendré tant de grâce et de culture?

3. Résistance et survivance ?

 

Malgré tout, la nation espagnole existe et résiste aux avatars de l’histoire. À partir d’octobre 2017, la Catalogne connaît une véritable « révolution des balcons ». Le drapeau espagnol (la rojigualda) est arboré un peu partout sur les bâtiments d’habitation pour contrebalancer l’affichage séparatiste (avec sa bannière distinctive, l’estelada). Des manifestations « unionistes » massives traversent le centre de Barcelone. Le monde entier découvre que beaucoup d’Espagnols tiennent encore à leur pays, y compris en Catalogne, communauté autonome dont la société est multiple et plus divisée qu’il n’y paraît.

De leur côté, des arabisants espagnols de renom (Serafín Fanjul, Rafael Sánchez Saus) sont traduits en français et offrent une autre vision de la Reconquista. Les royaumes chrétiens d’Espagne ne sont pas les barbares que l’on a dit tandis que les principautés musulmanes ne sont pas nécessairement des parangons de tolérance.

C’est dans ce contexte que Vox, fondé par des dissidents du Parti populaire, connaît son essor aux élections régionales andalouses (décembre 2018) puis lors du scrutin national d’avril 2019 et des élections régionales et municipales qui se déroulent un mois plus tard. Avec 24 députés sur 350, la formation de Santiago Abascal est loin de la majorité. Pourtant, elle engrange un succès inédit pour un parti classé à l’extrême droite dans un pays que tous pensaient « vacciné » par l’expérience franquiste.

 

Tout cela sera-t-il à même de réanimer un roman national fragile ? Il est encore trop tôt pour le dire, d’autant que l’électorat de notre voisin ibérique est changeant et perdu face aux évolutions du monde contemporain. Le vécu de l’Espagne dans le domaine peut en tout cas être très instructif pour les Français.

À propos de l’auteur
Nicolas Klein

Nicolas Klein

Nicolas Klein est agrégé d'espagnol et ancien élève de l'ENS Lyon. Il est professeur en classes préparatoires. Il est l'auteur de Rupture de ban - L'Espagne face à la crise (Perspectives libres, 2017) et de la traduction d'Al-Andalus: l'invention d'un mythe - La réalité historique de l'Espagne des trois cultures, de Serafín Fanjul (L'Artilleur, 2017).
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