<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Europe ou Occident ?

11 juillet 2023

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Europe ou Occident ?

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Pour approcher cette idée de l’Europe, il faut tenter une dialectique, ou, plutôt, oser une opposition des contraires comme harmonie souveraine.

La dialectique n’est pas seulement une arme de guerre dans l’art du discours ou de la parole politique. Elle est la connaissance de l’être, de ce qui est réellement, de ce qui, par nature, demeure toujours identique à soi-même. Elle est, chez Platon, la connaissance la plus vraie, le couronnement sublime de l’édifice des sciences. Elle mène le philosophe-roi à la contemplation du soleil des Idées et lui donne la capacité de présider aux destinées de la cité parfaite, la callipolis. Au-dessus de la mathématique, elle est science véritable, la science suprême. 

La dialectique est science des Idées…

Comme l’harmonie héraclitéenne, elle est le moment où le contraire ne se dépasse pas en synthèse, comme c’est le cas dans la dialectique marxiste – un appauvrissement, peut-être, de l’intelligence –, l’opposition des contraires se suffisant à elle-même. 

La dialectique, celle dont il est question ici, à propos de l’opposition fondatrice Athènes et Jérusalem, est proche de la logique dynamique du contradictoire, la logique de l’énergie dont parle Stefan Lupascu, la logique de tout ce qui existe. 

Lupascu qui conçoit un dualisme antagoniste à la fois dans la pensée et dans le réel – l’esprit peut-il être en accord avec le réel alors qu’ils sont essentiellement différents –, entrevoit une théorie de la connaissance et met en évidence que le réel est contradictoire et que l’antagonisme est présent dans le devenir. 

Tout ce qui existe est en devenir…

La dialectique est la logique dynamique du contradictoire. Elle se fonde sur le principe d’antagonisme, la logique du tiers inclus contradictoire, le tertium datur dont parle Gilbert Durand.

En guise de prolégomènes, Léo Strauss et La Renaissance du rationalisme politique classique : « La philosophie politique classique est caractérisée par le fait qu’elle est directement liée à la vie politique. […] C’est un rapport direct à la vie politique qui déterminait l’orientation et le champ de la philosophie politique classique. […] Le changement fondamental, à cet égard, commence avec la nouvelle philosophie politique de la période pré-moderne et s’achève avec la science politique d’aujourd’hui. La différence la plus frappante entre la philosophie politique classique et la science politique contemporaine consiste dans le fait que cette dernière n’est plus du tout concernée par ce qui constituait la question directrice de la première : la question du meilleur régime. La science politique moderne, de son côté, se préoccupe d’un type de questions qui était de moindre importance pour la philosophie politique classique : les questions de méthode. Ces deux traits distinctifs doivent être rapportés à la même cause : le caractère direct ou non du lien unissant à la vie politique la philosophie politique classique et la science politique contemporaine. »

Athènes et Jérusalem

La question que pose Strauss, question qui l’a passionné : « La philosophie et la religion sont-elles compatibles ? » La première poursuit un idéal de connaissance, la seconde, un idéal moral. La philosophie est essentiellement négative, ne pouvant se contenter des opinions et remettant tout en question, doutant, critiquant dans le but d’approcher une sagesse, la recherche de la sagesse plus que la sagesse elle-même. Les questions plus que le savoir ou la certitude. La religion est essentiellement positive, instruite par une révélation vérité absolue à laquelle elle réclame une adhésion inconditionnelle. D’une part, l’étonnement, de l’autre, la peur et l’espoir. La philosophie requiert la liberté, la religion, la piété, l’obéissance, l’amour : « La particularité des Grecs est dans l’entier dévouement de l’individu pour la course à l’excellence, à la distinction, et à la supériorité. La particularité des Hébreux est dans le respect suprême du père et de la mère. » D’un côté, le postulat d’une nécessité impersonnelle, de l’autre, le postulat d’une relation personnalisée. D’un côté, la nature derrière toute chose, de l’autre, Dieu derrière toute chose. D’un côté, procédant par la logique à partir de la perception des sens, la recherche des principes, de l’autre, l’étude de la volonté divine. D’un côté, l’éternité du monde, de l’autre, sa création ex nihilo. 

La philosophie et la religion semblent ainsi exclusives l’une de l’autre. 

Une lutte est séculaire.

Cependant…

La pensée de la politique est, pour Strauss, indissociable du problème de la Loi. Il y a une pensée juive du politique et un point de rencontre de la pensée juive avec la pensée grecque par le caractère unitaire de la Loi : « L’idée directrice sur laquelle Grecs et Juifs sont d’accord, c’est exactement l’idée de loi divine comme d’une loi une et totale qui est en même temps loi religieuse, loi civile et loi morale. » (« Quelques remarques sur la science politique » in Maïmonide, PUF, Paris, 1988.) La foi juive est une Loi et elle est ce qui organise l’État parce que loi politique. En même temps, elle est une et totale, excédant le politique tout en le comprenant. 

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Si la philosophie et la religion ne peuvent que s’opposer, elles le font en harmonie fondatrice : pour un Occident qui est nôtre. Un antagonisme qui est un des grands ressorts de la créativité occidentale. Toute la civilisation occidentale ne pourrait être alors qu’une permanente tentative de construire une impossible alliance entre elles. Dialectiquement. 

Socrate et son daimonion. Le prophète biblique et son amour serviteur…

I. Le miracle grec

Il s’agit du VIe siècle avant notre ère, aux deux extrémités d’un domaine dont la géométrie est fractale : sur les côtes de l’Asie Mineure, d’une part, la Grande-Grèce, d’autre part. En ces temps-là, ouverte sur la Méditerranée occidentale, en liaison avec ses comptoirs de la Propontide et du Pont-Euxin, Milet, sur le Méandre, était riche de ses marchands, de ses navigateurs, riche de ses hardiesses singulières. L’Ionie, aux frontières floues du royaume de Lydie, est le lieu d’une éclaircie, de métamorphoses : Thalès, Anaximandre et plus tard Héraclite d’Éphèse sont les artisans du logos. Vers l’autre rive, à l’Ouest, Agrigente, Élée, les cités d’Empédocle et de Parménide. 

C’est dans des fragments mutilés ou aphorismes véritables, dans les citations des successeurs des penseurs antéplatoniciens ou dans les commentaires des doxographes, « ceux qui transcrivent les opinions », qu’il faut chercher la mémoire d’une civilisation. Malgré les blessures du temps, les gloses, les multiples leçons des manuscrits, les relectures.

La naissance du logos, lors de la mise en ordre de l’espace politique de la cité, est le signe, en terre d’Occident, d’une aventure unique, audacieuse : on parle de philosophie et de science. Selon la tradition, le logos s’oppose au muthos. Il s’agit, mutation fulgurante ou transition progressive, du passage d’une intelligence du monde à une autre. 

Aristote, dans la Métaphysique, évoque l’hypothèse défendue par certains, sans doute Platon, que les théologoi, ceux qui expliquaient la nature des choses par le mythe, comme c’est le cas pour Homère et Hésiode, auraient compris, à la manière des physiologoi, que les principes matériels sont à l’origine de tout : ils donnent l’Océan et Téthys comme auteurs de la génération du monde.

La physique des Ioniens placerait, dans le domaine de l’abstraction, un système d’explication déjà en essence dans les cosmogonies primitives. C’est l’hypothèse, opposée à celle de Burnet, de la continuité entre l’univers du muthos et du logos défendue par Cornford. Les concepts des Ioniens seraient le résultat de la transposition des divinités anciennes. L’abstraction sous les dehors de la fable.

Mais, si le vocabulaire des présocratiques est lié à la parole sacrée, il y a une différence : leur démarche est sous-tendue par l’hypothèse que la physis est compréhensible, sans l’intervention des dieux.

L’étymon du mot logos éclaire les continuités ou les ruptures, rend apparentes les harmonies cachées entre deux intelligences différentes du monde, dont l’une annonce peut-être l’autre. Les travaux de Giorgio Colli montrent les origines obscures de la sagesse que le savant italien voit chez Dionysos. Abel Jeannière montre, en arrière-plan de l’œuvre de Platon, la tradition des mythes et rites orphiques.

À l’origine, un concept signifiant cueillir, recueillir. Ce dernier dit une parole qualifiée souvent de sacrée et ne s’oppose donc pas au muthos. La parole du poète, « enthousiaste » parce qu’il a invoqué les Muses, filles de Mnémosyné, est parole de vérité et déchiffrement de l’invisible, à la frontière de l’Oubli et du Silence. Ce n’est que plus tard que le logos signifie la mise en ordre des connaissances de manière intelligible, le muthos étant alors devenu parole d’illusion.

Ainsi, sous le logos, une autre parole, non pas en opposition, mais en résonance. Elle lui donne, paradoxalement, force et richesse.

Mais, selon une approche autre, les Grecs apparaissent comme des logiciens-nés. La parole de raison est en essence dans le réseau savamment tissé des mythes. La lecture de l’Iliade et de l’Odyssée semble le montrer. Certes, les philosophes transposaient souvent dans l’œuvre d’Homère les connaissances de leur temps : ainsi, chez Héraclite « Homère connaissait les lois des astres », ainsi, pour Protagoras le poète épique est le premier de tous les sophoi 

Les mythes disent la beauté de ce qui vit et cristallisent le sens du divin, l’émotion devant le sacré dont la manifestation est bouleversante. Les Grecs ont le mot thambos pour qualifier ce frisson à la fois de terreur et d’émerveillement éprouvé devant la présence de la divinité. Mais ces mythes sont organisés d’une manière cohérente et, surtout, n’imposent aucune doctrine religieuse. Cet arrangement des choses qu’on déchiffre chez Homère suggère des analogies profondes avec la pensée logique des Ioniens, l’annonce et la prépare.

Par ailleurs, le comportement imprévu, et donc humain, des héros de l’Iliade et de l’Odyssée ne correspond en rien aux types préétablis et codifiés que l’on retrouve dans les autres épopées ou mythes indo-européens. Georges Dumézil a mis en valeur l’absence paradoxale de l’idéologie des trois ordres en Grèce, à quelques exceptions près, dans le tableau comparatif des peuples indo-européens. Les Grecs se seraient libérés très vite des catégories et des modes de pensée indo-européens, s’ouvrant, ainsi, les chemins du logos.

Ainsi, les survivances limitées de l’héritage indo-européen ont permis l’épanouissement d’un esprit critique et créateur. Les Grecs ont été capables d’une véritable mutation, d’une pensée libre, aux multiples audaces, d’une attitude constante de dépassement. 

Il est possible de parler d’une « manière grecque de penser le monde ». Pour Schrödinger, dans La Nature et les Grecs : « Dire de la science qu’elle est une “manière grecque de penser le monde”, c’est la décrire tout à fait adéquatement. Voilà la raison pour laquelle la science n’a jamais existé que chez les peuples soumis à l’influence grecque. »

II. L’invention du politique

Nécessaire de penser une approche ambiguë. Des pistes et des chemins de traverse. Pour suggérer. Pour réfléchir. Pour faire signe.

Se fonder sur les textes. Travailler les mots grecs. Des constellations de significations différentes et en opposition. La dialectique. Une physis qui dit l’harmonie héraclitéenne. 

1. La cité-État, la polis, est fille du logos. 

La géométrie. Le centre et le débat. 

L’agôn (ἀγών). Chez Homère, assemblée, réunion. Ce mot indique une grande assemblée de guerriers qui assistent à des jeux ou des concours. Par extension, concours, combat, lutte, le débat dans la comédie. Pour Jacky Ducatez, « Archéologie de la notion de communauté », in Peuples méditerranéens, 1981 : « L’agôn, lieu du politique à l’état pur, quoique non thématisé comme tel, appartient à un registre de pensée pré-politique et pré-juridique. Il est le lieu où entre en compétition le capital symbolique des différents chefs de génoi, ou chefs de guerre. Cette concurrence assure la circulation du capital symbolique et du capital social entre des pairs reconnus comme tels par l’agôn : l’agôn en définit l’espace de circulation et de dépense. L’agôn porte à accumuler des richesses et des biens matériels, mais non à les capitaliser ; l’accumulation n’y a pas pour fin elle-même, ne trouve pas sa justification en elle-même, mais n’a d’autre valeur que de montrer et de démontrer le lieu du pouvoir, de faire reconnaître le pouvoir comme pouvoir. »

L’agora (ἀγορά). L’assemblée et plus précisément l’assemblée du peuple, puis « lieu d’assemblée », la place publique où se réunit l’Assemblée des citoyens.

Les Présocratiques et le « miracle grec ». Anaximandre. 

La polis se mire dans le ciel des mathématiques.

La polis (πόλις) désigne aussi bien l’ensemble urbain, l’unité politique dans le sens du mot État, les citoyens en tant que corps politique. Ces trois significations correspondent au latin urbs, civitas et cives. La traduction cité-État est la moins mauvaise : c’est l’identité politique et sociale par excellence, un des symboles (avec la langue) du monde grec. Il est cependant étonnant qu’un mot tiré du latin civitas ait été choisi pour dire une réalité politique si complexe. Les Anglais disent City-state. Ce mot donc évoque un État se gouvernant lui-même ou désigne des citoyens agissant ensemble et d’une manière autonome, traitant de problèmes en commun, participant aux mêmes cultes, obéissant aux mêmes lois. La polis, parce qu’elle est le résultat du logos, a pour but le bien-vivre, ce qui, pour Aristote, est le propre d’un homme digne de ce nom. Le territoire de la polis est exigu : « Tant que la cité croît sans perdre son unité, laissez-la croître, mais pas davantage. » (Platon, République, IV, 423 b). On comprend l’étonnement d’Aelius Aristide à propos de Rome, en 143 apr. J.-C. (Éloge de Rome, 59-61) : « Et comme les autres cités ont leurs propres frontières et leur propre territoire, cette cité [Rome] a pour frontières et pour territoire le monde entier. » Urbs/orbis.

La population est composée d’hommes libres (citoyens et non-citoyens) et de non-libres. Pour les Grecs la polis est la perfection de l’organisation politique, élément de leur supériorité sur les barbares. Les Grecs – avant Philippe et Alexandre qui ont imposé, sans faire disparaître totalement l’ancienne notion de polis, une nouvelle conception de l’État – n’ont jamais conçu une nation-État au sens contemporain du terme. On peut seulement signaler des alliances temporaires face à un ennemi commun. 

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La polis est moins un espace géographique (la ville, astu, et les alentours) qu’une communauté ou l’idée que l’on a de cette communauté. Les textes grecs parlent des décisions prises par les Lacédémoniens ou les Athéniens et non par Athènes ou Sparte. La nuance est essentielle. On la retrouve dans le titre par exemple d’Aristote la Constitution des Athéniens. Un autre exemple révélateur est qu’à Salamine, pour échapper au danger perse, la cité-État, c’est-à-dire l’ensemble des citoyens, s’installe sur les vaisseaux, les remparts de bois 

Pour Hannah Arendt dans la Condition de l’homme moderne, sans grandeur, il n’a pas de politique : « Le sens profond de l’acte et de la parole ne dépend pas de la victoire ou de la défaite, ni d’aucune issue éventuelle, d’aucune conséquence bonne ou mauvaise. L’action ne peut se juger que d’après le critère de la grandeur puisqu’il lui appartient de franchir les bornes communément admises pour atteindre l’extraordinaire où plus rien ne s’applique de ce qui est vrai dans la vie quotidienne parce que tout ce qui existe est unique et sui generis. Thucydide, ou Périclès, savait parfaitement qu’il avait rompu avec les normes de la conduite quotidienne en déclarant que la gloire d’Athènes était d’avoir laissé “partout un immortel souvenir de ses actes bons et de ses actes mauvais”. L’art de la politique enseigne aux hommes à produire ce qui est grand et radieux, comme le dit Démocrite ; tant que la polis est là pour inspirer aux hommes l’audace de l’extraordinaire, tout est en sûreté ; si elle périt, tout est perdu. »

L’idée de politeia. Ce mot est habituellement traduit par « constitution ». Il signifierait quelque chose comme la « loi fondamentale d’un État », l’ensemble des lois et des institutions d’une cité, la constitution, le corps civique (les structures de l’État). Mais la politeia n’est pas un phénomène légal. Le mot politeia est employé par les Grecs par opposition aux lois. La politeia est plus fondamentale que toute loi, elle est la source de toute loi. Dans Droit naturel et histoire, Léo Strauss écrit : « La politeia est plutôt la distribution factuelle du pouvoir au sein d’une communauté que ce que la loi constitutionnelle stipule au sujet du pouvoir politique. La politeia peut être définie par les lois, mais cela n’est pas nécessaire. Les lois concernant la politeia peuvent tromper, intentionnellement ou non, sur le véritable caractère de la politeia. Aucune loi, et par conséquent aucune constitution, ne peut être le fait politique fondamental, parce que toutes les lois dépendent d’êtres humains. […] C’est en premier lieu l’ordonnancement actuel des êtres humains en ce qui concerne le pouvoir politique qui est signifié par politeia. » Ce mot signifie aussi citoyenneté. Les deux significations (la société et l’État) expliquent les critiques et les hésitations d’Aristote à propos de l’unité de la cité idéale de Platon (Aristote, Politique, II, 2, 1261 a). Ce mot peut aussi signifier, en particulier chez Aristote lorsque ce dernier s’intéresse à la constitution de Syracuse (Politique, V, 4, 1304 a 27-29), une démocratie modérée par opposition à demokratia pris dans le sens de démocratie radicale. Il faut lire la Politique d’Aristote dont l’objet d’étude est la politeia en général, ses différents aspects ainsi que la constitution idéale. L’étude de cette dernière passe par celle de la polis dans laquelle la constitution se réalise. La compréhension de cette cité passe tout naturellement par l’analyse de la notion de politès, le citoyen, l’élément constitutif de la cité-État. La souveraineté des citoyens, et non des habitants, est ce qui caractérise une politeia, qu’elle soit oligarchique ou démocratique. Ce qui implique, comme l’indique Ehrenberg dans L’État grec, l’incompatibilité d’une constitution monarchique avec la polis.

La notion d’autonomie. Ce concept est entendu dans le sens de la faculté pour une cité de choisir sa politeia, d’avoir ses propres lois et de régler à sa convenance ses affaires intérieures, mais aussi dans le sens de diriger sa politique extérieure, de décider de la guerre ou de la paix. On conçoit l’humiliation des Athéniens quand ils se voient imposer, après Ægos-Potamos, les mêmes ennemis et les mêmes amis que leurs vainqueurs, les Spartiates. Pour dire la condition d’une cité indépendante, on trouve d’autres termes comme autopolis qui qualifie une cité non soumise à une domination étrangère, donc libre de ses choix dans sa politique extérieure, ce vers quoi tend la cité. L’autopolis est la cité par excellence. On trouve les deux termes associés chez Thucydide (V, 79, 1), et c’est le seul emploi d’autopolis chez l’historien, à propos du traité entre les Argiens et les Lacédémoniens. Les termes autotélès et autodikos indiquent respectivement l’autonomie fiscale et l’indépendance judiciaire. Il faut encore signaler la formule eleutheroi te kai autonomoi employée pour dire l’indépendance absolue. On pense à la stèle commune des alliés, le décret d’Aristotélès, charte de fondation de la seconde Confédération athénienne. Enfin, le superlatif eleuthérôtatè, chez Thucydide (VI, 89, 6 ; VII, 69, 2), qualifie la cité où la liberté démocratique et l’autonomie intérieure sont complétées par l’hégémonie ou l’archè. Voir G. C. Ténékidès, « La Notion juridique d’indépendance et la tradition hellénique » in Les Relations internationales dans la Grèce antique.

Le danger : la stasis (στάσις). Le sens de stasis est faction et désigne également la sédition, la division, la guerre civile. Son sens étymologique est placement, position, l’acte de se lever, de se tenir fermement sur ses pieds. Le verbe histèmi dit la « station debout immobile », la position de l’hoplite tenant sa place au combat. Le stasimon est le moment où le chœur tragique s’immobilise avant de prendre la parole. Le stas est celui qui se tient debout pour prononcer le serment. Ainsi, depuis un mot qui signifie la « position stable » on glisse vers une notion qui implique l’idée de « division », de « désordre » qui évoque toute position partisane conduisant à l’affrontement. La stasis peut alors apparaître comme une « division du corps des citoyens » inhérente à la polis dont l’équilibre, nécessairement instable, est fondé sur l’opposition de forces contraires – ce que Nicole Loraux nomme le « lien de la division » : une dialectique de l’ordre et du désordre. Une harmonie, une tension essentielle et continuelle. Un cosmos, l’ordre au sens d’ordonnancement, qui se réalise par la menace du désordre, d’une stasis, d’un chaos, le vide, la béance, ou encore ce qui est mélange, informe. 

Lors d’une guerre civile, la cité-État se divise, s’affronte à elle-même, se déchire et devient furieuse. La stasis n’est pas une insurrection contre un pouvoir, mais un conflit interne ou la haine entre des forces politiques opposées, un combat contre soi-même : les citoyens ne se combattent pas les uns contre les autres mais eux-mêmes. 

Dans la Guerre du Péloponnèse, la maladie, nosos, la « peste » d’Athènes, et la stasis, celle de Corcyre, se manifestent de manière semblable et ont des effets identiques sur le « vivre en cité ». La stasis serait alors pour l’historien une pathologie politique, une maladie qui atteint la dynamis, la puissance de la cité-État comme la maladie atteint la dynamis du corps et des humeurs, sa force, sa santé. Encore une fois, l’harmonie des contraires au cœur d’un concept : la dynamis est, en effet, la « capacité ou l’aptitude » à agir et à pâtir, à donner et à recevoir. La puissance qui donne à la cité sa grandeur et la santé qui donne au corps sa force sont cause de leur fin. On retrouvera chez Platon des correspondances de cet ordre entre l’âme et la cité.

Au cœur des convulsions, des métabolai, du désordre, la stasis révèle paradoxalement l’unité de la cité, son harmonie, et la nature du politique. Le pouvoir, dynamis, « s’achève sur sa propre destruction » ou bien la suscite. D’ailleurs, mettre un terme à ce désordre peut se traduire en grec par une double négation : « défaire la division » ou « délier la division », comme si l’ordre tirait son essence du désordre compris comme principe fondateur. Apparaît alors un paradigme politique fondé sur une dualité, celui d’une division sans cesse à défaire pour équilibrer les forces opposées. 

On pense à Héraclite. On pense à Anaximandre. 

On pense également à Solon qui, voyant que la polis était souvent divisée et que par indifférence certains parmi les citoyens s’en remettaient au hasard des événements, porta contre eux une loi particulière rapportée par Aristote, dans la Constitution d’Athènes et par Plutarque dans la Vie de Solon : « Celui qui dans une stasis ne prend pas les armes pour l’une des deux factions sera frappé d’atimie et sera exclu de la politique ». On pense encore à un passage des Lois de Platon : « Le frère qui, dans une guerre civile, tuera son frère au combat […] sera considéré comme pur, comme s’il avait tué un ennemi ; il en ira de même pour le citoyen qui, dans les mêmes conditions, tue un autre citoyen et pour l’étranger qui tue l’étranger. »

Le modèle de l’hoplite, du soldat-citoyen et du débat, porte l’idée, le principe même d’une sédition potentielle. Institutionnellement, essentiellement. La stasis révèle, dialectiquement, le réel politique… 

2. La révolution clisthénienne et l’unité de la polis

Clisthène pensa l’unité politique de l’Attique de la manière suivante : l’astu regroupant dix trittyes qui comprenaient la ville intra-muros d’Athènes, les Longs-Murs, le Pirée et les zones environnantes. La chôra regroupait les dix trittyes de la zone côtière, la Paralia, et les dix trittyes de la zone intérieure, le Mesogée.

Clisthène permet la démocratie (δημοκρατία). Le mot « démocratie » est grec comme la chose qu’il signifie. Le pouvoir par et pour le peuple, dèmos, c’est-à-dire le « peuple des citoyens ». Thucydide, dans le fameux discours de l’Oraison funèbre, prête à Périclès ces paroles : « Du fait que l’État, chez nous, est administré dans l’intérêt de la masse et non d’une minorité, notre régime a pris le nom de démocratie. Pour les affaires privées, l’égalité est assurée à tous par les lois ; mais, en ce qui concerne la participation à la vie publique, chacun obtient la considération en raison de son mérite, et la classe à laquelle il appartient importe moins que sa valeur personnelle ; enfin, nul n’est gêné par la pauvreté ni par l’obscurité de sa condition sociale, s’il est capable de rendre des services à la cité. » (II, 37, 1) 

Le terme dèmos désigne d’une manière officielle l’ensemble des citoyens athéniens, comme c’est le cas dans l’expression que l’on trouve dans les décrets pris par l’Assemblée : « Il a plu au dèmos ». Mais, dans le langage politique, il peut désigner aussi la masse, la multitude par opposition aux riches, aux aristocrates, aux kaloi kagathoi, c’est-à-dire les beaux et les bons, ceux qui, avant Solon et Clisthène, détenaient la réalité du pouvoir (Hérodote et Aristote, la Constitution d’Athènes). 

Il faut noter que la démocratie athénienne est une démocratie directe dont le fonctionnement est rendu possible par la petitesse de la cité et par l’institution de l’Assemblée des citoyens, l’Ecclésia, qui prend les décisions. Les citoyens rassemblés à l’Ecclésia délibèrent et votent, au nom de l’idée de leur appartenance à une communauté politique, une abstraction fondatrice, sur propositions soit d’un magistrat élu ou tiré au sort, soit d’un Conseil restreint de cinq cents citoyens tirés au sort parmi des volontaires, pour un an, la Boulè. 

Il est utile de se rappeler que l’impérialisme est une nécessité pour la survie de la cité et de sa politeia. La présence de la flotte qui croise dans les Détroits pour surveiller l’approvisionnement en blé montre les liens essentiels pour la cité entre démocratie et thalassocratie. Pour Platon, dans le livre VIII de la République, la démocratie est le troisième degré de la décadence. La guerre participe, en effet, de la conception grecque de l’organisation de la polis dans laquelle le citoyen est avant tout un guerrier : « L’ensemble des citoyens passe sa vie à soutenir une guerre incessante contre toutes les autres cités » (Platon, Lois, 625 e). 

Pour Aristote, comme pour Protagoras, l’art politique englobe l’art de la guerre qui n’est qu’une partie du premier (Politique, I, 2, 1253 a 19-36). Pour Aristote, dans la Politique, il y a démocratie « quand les hommes de naissance libre et pauvres, étant en majorité, sont maîtres des magistratures ». 

Il s’agit, pour Canfora, dans La Démocratie comme violence, d’une domination totalitaire et exclusive des plus pauvres. Fondée sur la domination et la violence, la démocratie démagogique où les masses ont le pouvoir non en tant qu’individus, mais dans leur totalité, est éloignée de la politie aristotélicienne où les pauvres n’oppriment pas les riches. Elle est aussi intolérante que ses adversaires le sont (Aristote, Politique, 1292 a – 1291 b). On pense aussi au Pseudo-Xénophon et à sa Constitution des Athéniens, à Thucydide en I, 39.

3. Thucydide, l’historien du politique

Au début de La Guerre du Péloponnèse, l’historien stratège, ne se présente pas comme citoyen du dème d’Halimonte ou comme le fils d’Oloros, mais comme un Athénien : « Thucydide Athénien a composé (xunegrapse) la guerre (ton polemon) des Péloponnésiens et des Athéniens, a exposé comment ils ont combattu les uns contre les autres (ôs epolemèsan) » (trad. A. Sokolowski). Il a pensé et écrit son histoire dans une cité « maîtresse de peuples » dont il dira l’ascension, l’apogée et la chute. Il parle aux lecteurs du futur. Le ton polemon / ôs epolemèsan fait signe. Démétrios, dans son traité Du style, signale ce commencement comme remarquable. Selon Lucien (Comment on écrit l’histoire), cette répétition est « pleine de grâce et respire l’esprit attique ». Pour Firmin-Didot, il « voulait exprimer d’une manière brève les circonstances et l’esprit de cette guerre ». Disciple du sophiste Antiphon, contemporain d’Anaxagore, d’Euripide et d’Archélaos le physicien, Thucydide « pense plus qu’il ne parle ». Poète dans son style, penseur profond, il épargne les paroles. Il « met dans chaque mot tout ce qu’il peut contenir, et serre l’expression comme la pensée : dès lors rien d’inutile ; aucun de ces mots vagues, dont le sens peut s’étendre ou se resserrer à volonté ; on risque toujours de dire trop peu en le traduisant » (Zevort, Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse). Cette redondance est donc voulue. Elle est enrichissement, une progression dans la pensée de « l’historien le plus politique qui ait jamais écrit », selon l’expression de Hobbes. Le passage du substantif au verbe, de l’idée à l’action révèle une haute langue et le dessein de l’historien : une abstraction depuis le récit détaillé des opérations organisé selon le rythme des étés et des hivers. C’est une histoire politique, une œuvre qu’il sait « acquisition pour toujours » (I, 22, 4). En vertu de la nature des choses humaines, de tels événements, nécessairement, se reproduiront un jour identiques. 

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Cette première phrase annonce donc à la fois une métapolitique et la réalité de la guerre dont le récit sera pensé, composé. Il faut la traduire en laissant dire aux mots grecs ce qu’ils veulent dire. Elle est signe, au-delà de « l’histoire réfléchie » et de la philosophie politique ou plus exactement de l’histoire politique telle que Thucydide l’Athénien la conçoit, de la conscience de l’historicité et de la compréhension même de ce qu’est un événement. Il s’agit d’une philosophie de l’action. Un événement est, objectivement, tout ce qui se produit hic et nunc. Il est, surtout, rupture avec la continuité temporelle, un phénomène marquant, un fait singulier, signe, pour l’observateur, d’un changement. Diodore Kronos, Aristote, Cicéron, dans le De fato (VII, 13 ; VIII, 15 ; XII, 28-29) posent la question de l’événement. Aristote, dans le De Interpretatione, reprend le problème mégarique des futurs contingents exploré par Diodore, une aporie rapportée par Épictète et connue sous le nom d’argument dominateur. Pour Diodore, dans le futur il n’y a pas de l’indéterminé, mais du nécessaire ou du possible : « Nécessairement il y aura demain une bataille navale ou il n’y en aura pas ; mais il n’est pas nécessaire qu’il y ait demain une bataille navale, pas plus qu’il n’est nécessaire qu’il n’y en ait pas. Mais qu’il y ait ou qu’il n’y ait pas demain une bataille navale, voilà qui est nécessaire » (Aristote, De Interpretatione, 9, 19, a 30). L’événement en soi n’existe pas, il est rétrospectif et, surtout, relatif, sa singularité seule étant remarquable. Or « Thucydide l’Athénien » se met à l’œuvre immédiatement, car il prévoit l’importance de cette guerre et ce qu’elle implique pour le futur. L’intérêt est de mettre en relation les questions de Diodore portant sur les idées de nécessité et de contingence et la philosophie de l’action telle qu’elle apparaît dans le début de La Guerre du Péloponnèse pour se développer tout au long de l’œuvre. En effet, Thucydide pense le conflit ou la rencontre dialectique de la nécessité et de la prise de décision, le kairos, celui des stratèges et des cités : véritable accomplissement tragique…

L’orgueil de l’historien est justifié. Voici le poème de la force et l’histoire violente de l’homme dans l’univers de la cité, son essence tragique. Depuis le particulier, une vérité universelle et permanente comme ce sera le cas dans l’oraison funèbre prononcée par Périclès au livre II, dans le dialogue des Athéniens et des Méliens (V, 84-111), ou encore dans le récit de l’expédition de Sicile aux livres VI et VII. L’analyse des faits conduit Thucydide à comprendre l’idée de la guerre, le rapport dialectique physis/nomos, la nature de l’impérialisme dans l’absolu, et la puissance considérable des Athéniens en particulier, cause la plus vraie (alèthestatè prophasis) de la guerre du Péloponnèse. Tout cela est contenu dans l’incipit

4. Platon

Il y a des noms qui attirent. Magnétiquement. Homère, Alexandre le Grand, Virgile, Dante, Napoléon Bonaparte…

Platon est de ceux-là. 

Il est un génie. Un seigneur de la philosophie qui pense, parle et argumente en ayant conscience de l’être. Il a absorbé son siècle et c’est de lui que procède, en Occident, toute pensée vivante. Les chemins les plus difficiles, les plus abrupts. Contre les prestiges de la nuit, l’élan vers la lumière. Comme une conquête. On lui doit nos croyances, nos doutes, nos inquiétudes.

Érudit surprenant, héritier de ses devanciers, nourri de la plus haute pensée antérieure, riche de l’enseignement de ses maîtres et de ses conversations avec ses disciples ou ses contemporains, car seul l’inventeur sait emprunter, il dit l’infinie complexité, l’enchevêtrement subtil des problèmes, la fragilité et le caractère inachevé de nos constructions mentales, de nos certitudes, l’évolution perpétuelle de toutes choses, et, paradoxalement, l’immuabilité des lois de la nature et des choses du politique, le vrai, inséparable du beau.

Maître de la rhétorique et des « discours terrassants », de tous les artifices d’un logos, arme de guerre, fin connaisseur des ruses des sophistes, il est, philosophe et poète, servi par un verbe génial d’une inimitable séduction, par un art souverain où se mêlent étrangement la beauté des rêves et des mystères, la flamme de la passion, de l’enthousiasme et la logique la plus rigoureuse, la plus ferme, la plus implacable. Pour détruire ses adversaires après les avoir surpris, saisis, ravis. Séduits, ensorcelés, envoûtés. Charmés…

Avec Platon, tout culmine. Avec lui, la philosophie trouve son commencement et son achèvement. Ses écrits ont préoccupé toute école de science, tout amant de la pensée, tout poète, rendant difficile de créer autrement que par lui. C’est un grand ravage qu’il fait parmi nos originalités. Selon Schleiermacher, toute l’histoire de la philosophie se résume à des notes de bas de page sur les ouvrages de Platon et d’Aristote. Pour Simone Weil, dans la Lettre à Déodat Roché, « rien ne surpasse Platon ».

Pourtant, savoir qui est Platon est malaisé. On aimerait faire son portrait, mais, multiple, complexe, secret, en devenir et en métamorphoses, il nous échappe.

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Nous ne possédons de Platon que les œuvres de vulgarisation destinées à ceux qui ne pouvaient suivre ses cours, à l’Académie, réservés aux initiés, les fameux Enseignements non écrits. Platon sait la faiblesse définitive de l’écrit. Ces dialogues qu’il rédige « en se jouant » et qui n’ont cessé de susciter l’admiration la plus haute, de provoquer à la création, à l’invention, les poètes, les philosophes, les artistes ou les penseurs du Politique, ne sont, pour lui, qu’un noble amusement, un trésor de poésies belles, une pensée ardente, certes, mais un faible écho de son action et de ses leçons véritables dont on ne peut que difficilement imaginer la force et la flamme…

5. Aristote. L’homme est un animal politique par essence

Aristote, quant à lui, évoque les étapes de la formation de la polis en considérant l’évolution de différentes communautés : le village, extension lui-même de la famille (la première communauté étant la réunion de l’homme et de la femme), la polis enfin, qui est une communauté formée de plusieurs villages. Le nom de la cité d’Athènes (Athènai) conserve grammaticalement, par son pluriel, une trace du synœcisme. La polis est plurielle.

L’homme, on le sait, est, par excellence, un animal politique, ou, pour être précis et respecter l’idée du Stagirite, plus politique que certains autres animaux. On songe à l’abeille, la fourmi ou la grue qui sont des animaux qualifiés par Aristote de politiques : ils ont ensemble une « œuvre commune ». L’homme est naturellement lié à une polis, parce que doté du logos, de la parole, de l’esprit de raison. Il est capable d’opposer le bien au mal, le juste à l’injuste. La cité-État ne peut pas, alors, être quelque chose d’artificiel et, surtout, si on suit jusqu’au bout Aristote, pour qui la nature d’une chose c’est sa fin, il semble bien que l’être politique précède l’état de nature.

Ainsi, la polis est l’ensemble des citoyens agissant dans un monde défini par un logos nécessaire à « l’être-en-commun », condition d’un espace civique homogène parce qu’en relation privilégiée avec le centre. Le logos, parole révélant l’ordre du monde, son kosmos, est un élément essentiel du débat politique, « l’outil politique par excellence ». 

Par ailleurs, l’affrontement de deux exigences en apparence contradictoires, l’autonomie et l’hégémonie, est l’harmonie de la cité-État, et le signe paradoxal de sa disparition future. Pour Thucydide, il n’y a pas de solution historique au problème de l’histoire, puisque la cité, par nature et par nécessité, tend vers la guerre. La guerre entre les cités peut être ainsi comprise comme un des principes constitutifs de l’activité politique, en même temps que sa négation.

III. Le paradoxe des deux cités

Un monde a disparu, celui de Périclès et aussi d’Hadrien, où la véritable religion était le culte de la cité elle-même, une théologie du politique. Un autre, dominé par le religieux, se fait jour, avec, d’une manière générale, la promesse de diverses formes de salut, ici-bas ou après la mort.

Voici, d’origine perse, Mithra, une divinité adorée par les légionnaires, les Baals syriens, Isis et Sérapis venus de l’Égypte hellénistique, la Grande Mère, Cybèle et son parèdre Atys, parvenus de Phrygie, avec leurs sociétés secrètes et leurs cérémonies inquiétantes, comme le taurobole de la Grande Mère ou l’exposition et le cortège du pin arraché symbolisant la mutilation d’Atys. Ces dieux souffrent, meurent et ressuscitent, ils assurent à leurs initiés, sans distinction de patrie ou de condition, une protection ici-bas et, peut-être, dans l’au-delà. Une belle espérance. Ces dieux, par l’éclat et la beauté des rites et la pompe des fêtes, éblouissent les fidèles, et conduisent, par des musiques et des chants enivrants, par des danses et des vertiges, à l’extase, à l’exaltation des âmes. Ces dieux séduisent les masses par la paix intérieure et les rêves d’immortalité qu’ils proposent. Un climat favorable au christianisme futur.

Pour saint Paul, au début de l’ère chrétienne, il n’y a pas de puissance (potestas) qui ne vienne de Dieu, la puissance étant d’abord en Dieu, le Créateur de toutes choses. La séparation des ordres est déjà claire, même si les deux cités sont dépendantes l’une de l’autre. La hiérarchie des valeurs n’est plus la même. Le chrétien doit aimer Dieu et l’homme, son prochain, au nom de la fraternité, de la justice, de la charité, de l’amour universel, de la foi et de l’espérance en un salut.

Une vertu, ou plutôt une morale autre. 

Déjà, au IIe siècle, les Chrétiens ont été compris par Celse, un contemporain de Marc Aurèle, comme des adversaires absolus, des fauteurs de troubles et de dissensions. Animés les uns contre les autres d’une haine mortelle, ils seraient source d’un danger mortel pour l’empire, dans une société particulièrement tolérante dans le domaine de la pensée et de la religion. La lecture de Celse, malgré le prisme d’Origène et sa réfutation du Discours prétendument vrai, éclaire certaines raisons de l’incroyable et formidable défaite du paganisme. Dans le Discours vrai, les Chrétiens, les Barbares de l’intérieur, conspirent contre les lois, et, alors que la menace extérieure se fait pressante, se dérobent aux devoirs civiques et militaires, tout en profitant des bienfaits de la pax romana. 

Le refus du culte impérial est une menace. 

Pour Celse, malgré une histoire sainte extravagante, pleine de contradictions et d’invraisemblances, malgré une doctrine de provenance barbare et manquant d’originalité, les Chrétiens apparaissent comme très habiles dans leur propagande : il suffit de croire pour être sauvé. Ils se présentent, enfin, comme les seuls détenteurs de la vérité face aux fables mythologiques et aux superstitions.

Le logos est devenu la Parole créatrice, la réalisation et la manifestation de Dieu. Jésus Christ est le Logos, et le Logos est Dieu. Philon d’Alexandrie, au début de notre ère, dit la philosophie servante de la « divine théologie » pour en formuler les dogmes et en élucider les controverses. Pour lui, la philosophie, par étapes ou cycles successifs, doit conduire à la sagesse, c’est-à-dire à la parole de Dieu. Avec les Apologistes, au IIe siècle, le christianisme devient la philosophie, la seule. Le Discours vrai est incarné par le Fils de Dieu. 

Au IIIe siècle, pour Clément d’Alexandrie, le christianisme est alors une “philosophie” qui enseigne un mode de vie où il faut prendre le divin comme principe d’éducation et de réalisation. 

La vérité chrétienne est le couronnement de la “philosophie”…

Pour Tertullien, comme pour Théophile d’Antioche qui refuse de rendre un culte à l’empereur, il n’y a pas de compromis possible : le chrétien doit faire le choix entre Dieu et César, entre le monde de la lumière et celui des ténèbres, entre la vraie religion et l’idolâtrie : dans le De Idolatria, le christianisme apparaît bien comme incompatible avec le paganisme.

Après le dieu solaire syrien d’Héliogabale, voici le culte du Soleil, imposé par Aurélien, en 270, à tout l’empire, le Sol Dominus Imperii Romani, « le Soleil maître de l’Empire romain », le Sol comes, le Soleil compagnon du prince : un culte solaire pour un paganisme revivifié et unifié, pour assurer la loyauté politique à l’égard de l’empereur, lui-même émanation du Soleil, le représentant du Sol invictus, le Soleil invaincu ou invincible. Un seul dieu pour un seul empire. Il s’agit là d’une stratégie visant à faire de ce culte un centre de gravitation pour un paganisme revivifié et unifié, pour assurer la loyauté politique à l’égard de l’empereur, lui-même étant émanation du Soleil, le représentant du Sol invictus, le Soleil invaincu ou invincible. Ce dogme solaire est encore un idéal politique. Il préfigure, cependant, l’époque d’un pouvoir politique autre : l’unité de l’Empire sera liée à celle de la foi, puis soumise à elle…

Mais le christianisme est choisi comme religion officielle par Constantin, le vainqueur de Maxence. Après la condamnation de l’hérésie d’Arius, l’Église est devenue une organisation monolithique professant une doctrine unique. Les deux cités se mêlent. Se révèle, en même temps, la force de leurs antinomies.

Au IVe siècle, Julien dit l’Apostat retrouve les dieux perdus. Avant de revêtir la pourpre, en compagnie de Libanios et des philosophes Maximos d’Éphèse, Thémistios et quelques autres, il lit, avec délices, Platon, Plotin ou Porphyre. Proclamé par les légions, il pense une “église” païenne où ceux qui officieraient devraient se consacrer à la lecture de Pythagore, de Platon, d’Aristote, des stoïciens.

Il rêve le Soleil-roi. Mais les temples restent déserts. Près d’Antioche, dans le voluptueux et mystique bois de Daphné, consacré à Apollon et aux nymphes, une église a été construite face au temple du dieu. On y avait fait porté les reliques d’un certain Babylas, martyrisé sous Dèce. Julien veut faire revivre le sanctuaire et rompre le silence de l’oracle. En vain. Pendant une nuit calme et sans nuages, le temple de Daphné brûle. Libanios, dans sa monodie, parle d’une entreprise impie et dénonce une âme scélérate, un crime. L’empereur meurt, peu de temps après, sur les rives escarpées du Tigre, en Phrygie, dans une expédition contre les Perses. Vaine aventure et dernière tentative de l’Empire romain. Bien plus tard, avec Damascius, disparaît le dernier successeur de Platon : Justinien a interdit tout enseignement professé par ceux qui sont malades de la folie sacrilège des Grecs…

Julien n’a peut-être pas tort lorsqu’il s’écrie, avant de mourir, comme le veut la tradition : « Tu l’emportes, Galiléen » …

La coexistence de ces deux conceptions du monde mises en mouvement est, dans ces conditions, essentielle pour l’histoire de l’Occident : une harmonie étrange de deux principes fondamentalement antagonistes et incompatibles, la foi obéissante de la Bible d’une part, et la libre critique, celle du logos, de la philosophie, d’autre part. Selon la Bible, qui ne connaît pas d’équivalent au mot « doute », le commencement de la sagesse est la crainte de Dieu. Pour les sophoi grecs, c’est l’étonnement, puis la découverte de la raison d’être de cet étonnement, exercice de l’abstraction et de l’intelligence pure.

Le paganisme et la pensée antique sont condamnés irrémédiablement, défendus en vain par Porphyre, Julien, Proclus et les derniers philosophes néo-platoniciens…

Nous vivons, dans le monde qui est nôtre, le même drame.

Encore une fois, les civilisations sont mortelles. 

En correspondance, en harmonie belle, cette méditation sur les ruines et les révolutions des empires de Volney que Bonaparte a lue : 

« Ici, me dis-je, ici fleurit jadis une ville opulente : ici fut le siège d’un empire puissant. Oui, ces lieux maintenant si déserts, jadis une multitude vivante animait leur enceinte ; une foule active circulait dans ces routes aujourd’hui solitaires. En ces murs, où règne un morne silence, retentissait sans cesse le bruit des arts et les cris d’allégresse et de fêtes : ces marbres amoncelés formaient des palais réguliers ; ces colonnes abattues ornaient la majesté des temples ; ces galeries écroulées dessinaient les places publiques. Là, pour les devoirs respectables de son culte, pour les soins touchant de sa subsistance, affluait un peuple nombreux : là, une industrie créatrice de jouissances appelait les richesses de tous les climats ; et l’on voyait s’échanger la pourpre de Tyr pour le fil précieux de la Sérique, les tissus moelleux de Cachemire pour les tapis fastueux de la Lydie, l’ambre de la Baltique pour les perles et les parfums arabes, l’or d’Ophir pour l’étain de Thulé. Et maintenant voilà ce qui subsiste de cette ville puissante, un lugubre squelette ! Voilà ce qui reste d’une vaste domination, un souvenir obscur et vain ! Au concours bruyant qui se pressait sous ces portiques, a succédé une solitude de mort. Le silence des tombeaux s’est substitué au murmure des places publiques. L’opulence d’une cité de commerce s’est changée en une pauvreté hideuse ; les palais des rois sont devenus le repaire des bêtes fauves ; les troupeaux parquent au seuil des temples, et les reptiles immondes habitent les sanctuaires des dieux ! Ah ! comment s’est éclipsée tant de gloire ! Comment se sont anéantis tant de travaux ! ainsi donc périssent les ouvrages des hommes ! ainsi s’évanouissent les empires et les nations ! »

Soljenitsyne l’avait déjà vu et compris : « Vous, en Europe, vous êtes dans une éclipse de l’intelligence. Vous allez souffrir. Le gouffre est profond. Vous êtes malades. Vous avez la maladie du vide. Le système occidental va vers son état ultime d’épuisement spirituel : le juridisme sans âme, l’humanisme rationaliste, l’abolition de la vie intérieure… Toutes vos élites ont perdu le sens des valeurs supérieures. Elles ont oublié que le premier droit de l’homme, c’est le droit de ne pas encombrer son âme avec des futilités. »

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À propos de l’auteur
Olivier Battistini

Olivier Battistini

Olivier Battistini est né à Sartène, en Corse. Il est Maître de conférences émérite en histoire grecque à l’Université de Corse, directeur du LABIANA, chercheur associé à l’ISTA, Université de Franche-Comté et membre du comité scientifique de Conflits. Auteur de nombreux ouvrages sur la Grèce ancienne, ses domaines de recherches sont la guerre et la philosophie politique, Thucydide, Platon et Alexandre le Grand.
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