<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> L’autodéfense face a la guerre contre le terrorisme, l’exemple du Burkina Faso

25 octobre 2021

Temps de lecture : 8 minutes
Photo : Sur cette photo prise le mardi 10 décembre 2019, des Burkinabè déplacés dans le camp de la ville de Pissila, près de Kaya, au Burkina Faso. Les extrémistes islamistes ont commis un nombre record d'attaques l'année dernière au Burkina Faso et l'instabilité s'est maintenant propagée à l'est du pays. La violence dans le nord et maintenant l'est du Burkina Faso a déplacé plus d'un demi-million de personnes, selon les Nations Unies. (AP Photo/Sylvain Cherkaoui)/XJD101/20009415634131/PHOTO TAKEN ON TUESDAY, DEC. 10, 2019/2001101057
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L’autodéfense face a la guerre contre le terrorisme, l’exemple du Burkina Faso

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Au Burkina Faso s’observe une participation active des populations, qu’elle soit organisée par l’État ou d’initiative, dans une guerre de nature irrégulière et subversive comme le terrorisme. Un tel phénomène, s’il est important et fait ses preuves, fait toutefois courir le risque de remise en cause du monopole de la violence reconnu à l’État.

Evrard Somda. Ancien élève de l’École de Guerre de Paris et titulaire d’un master mention criminologie au CNAM de Paris, le Lieutenant-Colonel Evrard Somda est commandant de l’Unité spéciale d’Intervention de la Gendarmerie nationale du Burkina Faso en charge de la lutte contre le terrorisme et la grande criminalité.

Article issu du hors-série de Conflits « Regards sur la guerre » à retrouver dans notre boutique en ligne.

La guerre, comme l’a écrit Carl von Clausewitz, est un « caméléon »[1] : elle peut changer d’aspect à chacune de ses manifestations, reflétant les caractéristiques et les finalités des entités qui s’y engagent. Selon la logique schmittienne[2], seul l’État, via le gouvernement et/ou le parlement, était en droit d’ordonner la guerre, et seuls les militaires en droit de la faire. Toutefois, de nos jours, les formes classiques de la guerre qui opposaient des armées nationales organisées s’effacent au profit de conflits de basse intensité, asymétriques ou irréguliers, surgissant à l’intérieur même des États, ne tenant donc plus compte des distinctions établies auparavant.  Comme le souligne si bien Martin Van Creveld dans La Transformation de la Guerre, « l’État moderne n’est pas préparé pour affronter le mode de guerre irrégulière, qui se déroule à un niveau très local, voire individuel »[3].

C’est à ce nouveau type de guerre que fait face le Burkina Faso, pays sahélien situé au cœur de l’Afrique de l’Ouest, où les phénomènes criminels, le terrorisme et les conflits communautaires s’entre-alimentent.

Le Burkina Faso face à un terrorisme à visage communautaire

Jadis havre de paix, le pays s’est retrouvé subitement dans la tourmente à partir de 2015. Il a alors enregistré des centaines d’attaques dans le Nord, région frontalière avec le Mali, attaques qui se sont étendues à l’Est du pays, limitrophe du Niger.

Par la suite, la menace s’est généralisée à tout le pays, y compris dans la capitale Ouagadougou.

Importé du Mali voisin, avant de pousser des racines et des tentacules localement[4], le terrorisme qui sévit au Burkina Faso est un terrorisme à visage communautaire plutôt qu’international.

En 2012, en vue de se prémunir d’éventuels débordements de la crise malienne sur son territoire, le Burkina Faso avait déployé le Groupement de Forces Anti Terroristes[5] (GFAT) au nord du pays.

L’étude du terrain et de l’ennemi (qui avait tenté une Blitzkrieg sur Bamako, stoppée à Kona par l’intervention de l’armée française) justifiait alors cette posture.

Mais lorsque la menace s’est présentée au Burkina Faso, elle l’a été sous une autre forme, beaucoup plus asymétrique et sournoise, rendant donc ce dispositif préventif inadapté.

Si au départ l’essentiel des attaques était orienté contre les Forces de Défense et de Sécurité (FDS), elles se sont très vite métastasées à travers des assassinats ciblés de leaders religieux ou coutumiers et de représentants de l’administration, des enlèvements avec demandes de rançons, et surtout des tueries de masse. En l’espace de cinq ans, l’ennemi est parvenu à infiltrer les populations civiles qui payent désormais le plus lourd tribut[6].

En dépit des efforts de contre-insurrection de l’État burkinabè, avec l’appui de ses partenaires étrangers, la situation n’a cessé de se détériorer.

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Pris de court face à la dégradation rapide et continue de la situation, l’État, après avoir développé de nombreuses initiatives allant du renforcement de la réponse opérationnelle à l’adaptation de l’arsenal juridico-administratif, en passant par la mise en œuvre de programmes d’urgence de développement dans les zones défavorisées, a fini par recourir au recrutement de volontaires pour défendre leurs terroirs respectifs.

Cette décision historique d’engager des volontaires dans la recherche de solutions a sans doute été une occasion pour l’État de reprendre la main sur un sujet hautement régalien afin de rester maître d’un jeu qu’il ne maîtrisait plus totalement, du fait de la prolifération des initiatives citoyennes de sécurité. En réalité, le fait pour l’État burkinabè d’accepter que soit remise en cause la monopolisation gouvernementale et militaire de la désignation de l’ennemi et du combat à mener n’est ni nouveau ni propre au contexte burkinabè.

Depuis Thomas Hobbes et Max Weber, on sait que la condition essentielle de l’existence matérielle de l’État a toujours été le monopole de la violence physique légitime. Mais « ce monopole n’a jamais été vraiment absolu » selon Anthony Giddens, dans The nations-state and violence[7]. Donc, face à de nouveaux phénomènes de violence, de l’ordre du terrorisme, l’État burkinabè, dans l’incapacité de parvenir à ses fins par l’application de la violence dont il est légitimement le détenteur, tolère la concurrence de groupes d’autodéfense nés de la volonté citoyenne, et jouissant d’une légitimité quant au rôle de protection qu’ils assurent à une partie de la population.

L’impact de la participation active des populations à la guerre contre le terrorisme

Las d’attendre la protection d’un État confronté en même temps à d’innombrables défis socio-économiques, certaines populations, pour sauver leur dignité, ont manifesté leur volonté de défendre elles-mêmes leurs vies et leurs terroirs par tous les moyens.

Dans l’incapacité de trouver remède à l’impréparation des FDS à faire face à une menace généralisée de nature asymétrique, la mobilisation populaire s’est donc imposée aux décideurs politiques comme une alternative incontournable dans l’élaboration de la réponse.

Cette mobilisation populaire s’est traduite par une prolifération d’initiatives spontanées de groupes d’autodéfense dont les principales sont :

Les Koglweogos qui sont des paysans et des éleveurs, qui ont décidé de se réunir au sein d’associations pour mieux défendre leurs intérêts. D’émanation coutumière, leur légitimité est fondée sur le parrainage des chefs traditionnels qui avalisent leurs actions. Malgré des dérives qui leur sont imputées, deux tiers des Burkinabè se disent plutôt satisfaits de leur présence, et les perçoivent comme un héritage des cultures locales et une forme traditionnelle de sécurité qui est plus ou moins parvenue à combler un vide sécuritaire important laissé par l’État.

Depuis l’apparition des Groupes Armés Terroristes (GAT), leur action a quelque peu été freinée à la suite de plusieurs attaques perpétrées par un adversaire détenant des armes plus sophistiquées et faisant usage de techniques de guérilla.

Les Dozos sont une confrérie de chasseurs présents dans tous les pays d’Afrique de l’Ouest. Avant l’apparition du terrorisme au Burkina Faso, ils ont très souvent été utilisés comme auxiliaires des forces de sécurité dans la lutte contre l’insécurité.

Leur contribution dans la lutte contre le terrorisme s’est faite au départ sous la forme d’appui en renseignements et de fourniture de guides pour les FDS en opération dans des brousses qu’ils maîtrisent parfaitement. Elle s’est renforcée par la suite lorsque les Dozos sont devenus des cibles privilégiées des GAT désirant s’installer dans les zones qu’ils contrôlent.

Les adeptes des théories révolutionnaires

Des initiatives spontanées inspirées du modèle de résistance populaire de la Révolution d’août 1983 se sont multipliées au fur et à mesure que la crise sécuritaire s’amplifiait.

Les adeptes des théories de la révolution du capitaine Thomas Sankara[8] ont préconisé l’expérimentation du modèle d’« armée populaire » où tous les citoyens à travers les Comités de Défense de la Révolution (CDR) participaient, au moyen d’une stratégie populaire, à la défense de la nation.

La prolifération dans le pays des milices armées avec un objectif d’autodéfense a entraîné une multiplication des conflits communautaires, obligeant l’État à abonder dans le sens des adeptes de la résistance populaire, en lançant l’engagement de Volontaires pour la Défense de la Patrie (VDP).

Leur existence étant en passe d’être institutionnalisée, encadrée sur les plans juridique et opérationnel par l’État, le rôle des Koglweogos et les Dozos est en passe de devenir plus déterminant.

Le recrutement des VDP par l’État

Au regard des enjeux de la réaction légitime d’auto-défense des populations, la nécessité de la démocratisation du monopole de la violence légitime détenu par l’État au profit d’acteurs non étatiques a fini par devenir un impératif, puis une réalité.

L’Assemblée nationale a adopté le mardi 21 janvier 2020, à l’unanimité, le projet de loi portant institutionnalisation des VDP. Cette loi définit le cadre légal de leur recrutement et de leur emploi sous la tutelle de l’armée. À travers cette loi, un VDP est défini comme « une personne de nationalité burkinabè, auxiliaire des forces de défense et de sécurité, servant de façon volontaire les intérêts sécuritaires de son village où de son secteur de résidence, en vertu d’un contrat signé entre le volontaire et l’État ».

Leur recrutement se fait dans leurs lieux de résidence, sur la base du volontariat après approbation des populations locales en assemblée générale. Tenus au devoir de réserve et de protection du secret des opérations, il leur est interdit de procéder à des actes de police judiciaire ou d’effectuer des missions de maintien de l’ordre. Cette loi a donc légalisé l’existence des groupes d’autodéfense, beaucoup de Koglweogos et de Dozos s’étant déjà naturellement fait enrôler comme VDP.

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Depuis leur mise en place, les retours d’expérience de leurs actions sur le terrain sont plutôt positifs, même si des dérives sont aussi constatées par endroits. Leur institutionnalisation est un véritable couteau à double tranchant, mais elle a répondu à une exigence : mettre fin aux horreurs dont étaient victimes les populations civiles sans armes lors des assauts répétées des GAT.

Les défis de la remise en cause du rôle régalien de l’État

Plusieurs études considèrent ce partage de la gouvernance de la sécurité entre l’État et les Koglweogos au Burkina Faso comme une véritable déprise, voire comme une fuite en avant.

Pour des chercheurs comme Alain Antil[9] et Romane Da Cunha Dupuy[10], ces milices, même si elles jouissent d’une légitimité pour agir, suggèrent à la fois la sécurité et l’insécurité.

La décision prise par l’État de permettre aux populations de s’auto-défendre voit l’émergence de nombreux défis.

La naissance des Koglweogos, suscitée à l’origine par le besoin des communautés de se protéger là où l’État peinait à le faire, a rapidement évolué vers une volonté de contrôle de territoires entiers. Le défi de leur encadrement est donc beaucoup plus prégnant en raison du risque évident de tensions sociales sur des bases ethniques et foncières que les chez les Dozos qui n’ont pas de velléités d’expansion territoriale.

Il n’est donc pas rare de constater que, en l’absence des FDS sur le terrain où ils agissent, ils soient impliqués dans des conflits intercommunautaires dont la plus emblématique est celle de Yirgou[11].

De même, les VDP mis en place par l’État n’étant pas neutres d’un point de vue communautaire (recrutement local), un phénomène d’aggravation systématique des tensions communautaires pouvant conduire à des affrontements est à craindre si toutes les sensibilités n’y sont pas représentées.

Aussi, étant désormais en position de force, la tentation peut être grande pour les VDP de régler les problèmes fonciers latents qui existaient entre eux, agriculteurs et éleveurs, ou propriétaires terriens et populations allogènes.

Enfin, de toute évidence, l’enrôlement de volontaires provenant de régions naturellement riches dont les populations sont pauvres, sans contrepartie substantielle en termes de rémunération, expose ces derniers à la tentation de faire usage de leur nouveau statut pour sortir de leur situation de précarité d’antan.

Dans le type de guerre imposé au Burkina Faso, où il n’y a jamais eu de ligne de front claire entre les belligérants, le combat à mener n’est plus un combat de rupture, mais un combat d’usure, intégrant la population à la belligérance.

De même que la mise en place de la conscription par le passé, l’institutionnalisation des VDP, couplée à la caution donnée aux groupes d’autodéfense par l’État, sonne comme une légitimation et une légalisation de leurs actions.

Cette option vient confirmer l’idée de l’État protecteur, détenteur exclusif du monopole de la violence, mais incapable de l’assumer concrètement sans l’intervention d’acteurs externes dont l’action mérite constamment d’être circonscrite.

En effet, l’autodéfense incite à un autre questionnement, quant à savoir si nous ne sommes pas aujourd’hui dans une phase de réactivation de la légitime défense citoyenne au Burkina Faso.

Notes

[1] Carl von Clausewitz, De la guerre, trad., Paris, Perrin (édition abrégée), 2006.

[2] La théorie du partisan de Carl Schmitt. David Cumin, dans Stratégique, 2009/1-2-3-4 (N° 93-94-95-96), p.10 : Carl Schmitt faisant l’éloge du congrès de Vienne restaura le principe purement étatique et interétatique de l’emploi de la force remis en cause entre 1789 et 1815.

[3] Martin van Creveld, The Sword and the Olive: A Critical History of the Israeli Defense Force, New York, Public Affairs, 1998, p.13.

[4] La naissance du groupe Ansaroul Islam à la suite de l’attaque de Nassoumbou le 16 décembre 2016 a donné une identité burkinabè au terrorisme.

[5] Créé par décret N°2012-925/PRESPM/MDNAC du 30 novembre 2012, le GFAT a été dissout et remplacé par le Groupement des Forces pour la Sécurisation du territoire national (GFSN), par décret N°201961364/PRES/PM/MDNAC du 31 décembre 2020.

[6] D’avril 2005 à nos jours, ce sont plus de 1400 civils et 350 personnels des forces de défense et de sécurité qui ont été tués selon les statistiques du Ministère de la Sécurité.

[7] Anthony Giddens, A Contemporary Critique of Historical Materialism, Cambridge, Polity, vol. 2, 1987.

[8] Ancien président révolutionnaire du Burkina Faso de 1983 à 1987.

[9] Alain Antil, « Sahel : soubassements d’un désastre », Politique étrangère, vol.84, 3, 2019. Alain Antil est Directeur du Centre Afrique subsaharienne de l’IFRI.

[10] Romane Da Cunha Dupuy « Chasser l’insécurité au village : l’affaire de tous ? Vigilantisme, État et lutte pour la reconnaissance », Paris, CERI. Romane Da Cunha Dupuy est Doctorante à Sciences Po et chercheure au Centre de recherches internationales en Science politique.

[11] le 1er janvier 2019 à Yirgou dans la commune de Barsalogho, région du Centre- Nord, une attaque terroriste a fait six (06) morts dont le chef du village et ses proches. En guise de représailles, les kogleweogos de la localité s’en sont pris aux peulhs qu’ils accusent d’être de connivence avec les terroristes. Il en a résulté 49 morts de source officielle.

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Evrard Somda

Evrard Somda

Ancien élève de l’Ecole de Guerre de Paris et titulaire d’un master mention criminologie au CNAM de Paris, le Lieutenant-Colonel Evrard Somda est commandant de l’Unité Spéciale d’Intervention de la Gendarmerie Nationale du Burkina Faso en charge de la lutte contre le terrorisme et la grande criminalité.
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