Fritz Kolbe : un espion chez les nazis. Entretien avec Lucas Delattre

21 juillet 2022

Temps de lecture : 6 minutes

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Fritz Kolbe : un espion chez les nazis. Entretien avec Lucas Delattre

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Fonctionnaire au ministère allemand des Affaires étrangères, Fritz Kolbe fut l’un des principaux espions au service des Alliés pendant la Seconde Guerre mondiale. Entre 1943 et 1945, il communiqua des informations de premier plan à l’OSS, ancêtre de la CIA. C’est l’histoire peu connue de cet homme que restitue Lucas Delattre dans sa biographie parue chez Tallandier.

Entretien réalisé par Louis Descoups.

Fritz Kolbe. Un espion au cœur du IIIe Reich, Tallandier, 2022.

Quel est le parcours de Fritz Kolbe avant le début de la Seconde Guerre mondiale ?

Fritz Kolbe (né en 1900) n’a pas fait de grandes études. Il a pris des cours du soir pour passer le baccalauréat. Après quatre mois de service militaire en 1918, il devient administrateur au sein de la direction berlinoise des chemins de fer allemands. En 1922, il intègre la direction du département « marchandises » d’une grande gare de Berlin. Insatisfait de ce début de carrière, il décide de suivre une formation accélérée auprès d’une école de commerce pour apprendre l’économie et les langues (anglais, français, espagnol). Il passe un concours pour entrer aux Affaires étrangères, qu’il obtient en mars 1925. Le ministère proposait des postes dans les services consulaires. Après quelques semaines en stage de formation interne, il a été envoyé au consulat d’Allemagne à Madrid, où il reste jusqu’en 1935. Il est ensuite nommé au consulat allemand du Cap (Afrique du Sud) jusqu’en septembre 1939, date à laquelle il est obligé de rentrer à Berlin pour cause de déclaration de guerre.

Quelles sont les raisons qui ont amené Kolbe à travailler contre le régime nazi ? Ces raisons étaient-elles d’ordre politique ou d’ordre moral ?

Comment un modeste fonctionnaire allemand a-t-il pu résister aux séductions du national-socialisme ? Quand on l’interrogeait après la guerre sur les raisons de son refus d’entrer au parti, il invoquait les valeurs qui lui avaient été transmises par son père : les « vertus prussiennes » traditionnelles (ordre, travail, discipline), le refus d’obéir aveuglément à quiconque, la fidélité à soi-même et l’amour de la liberté. Il expliquait que le NSDAP attirait en priorité les esprits médiocres et les fonctionnaires mal notés. Il était doté d’une morale protestante assez sommaire (valeurs de fidélité et de droiture héritées d’un environnement familial, mais aussi de son expérience d’adolescent dans le scoutisme allemand, au sein du mouvement des « Oiseaux Migrateurs » ou Wandervögel). Fritz Kolbe avait eu une éducation chrétienne, certes, mais il n’était ni pratiquant ni même croyant.

Il était anti-communiste. Sans être membre d’aucun parti, Fritz Kolbe se sentait plutôt proche des socialistes. Son père, artisan sellier à Berlin, avait été un électeur fidèle et régulier du parti social-démocrate.

Les Kolbe venaient de Poméranie, une région du nord-est de l’Allemagne, de tradition protestante. De réputation, les Poméraniens étaient des gens simples, solides comme des armoires de campagne, des provinciaux dont on se moquait toujours un peu à cause de leur drôle de patois (le plattdeutsch), et qui avaient en Allemagne une réputation comparable à celle des Gascons en France : un peuple de paysans têtus, indociles, forts au combat.

Fritz Kolbe n’était pas membre de la NSDAP. Comment est-il parvenu à récolter des informations stratégiques ?

À la fin de 1940 (ou le début de 1941), Fritz Kolbe est nommé assistant personnel de Karl Ritter, grâce à l’intervention de Rudolf Leitner, ancien chef de la légation allemande à Pretoria, qui est membre du cabinet de Karl Ritter depuis son retour d’Afrique du Sud en septembre 1939. Karl Ritter est un des plus hauts responsables du ministère des Affaires étrangères, qui dirige depuis le début de la guerre le département des affaires politico-militaires. Ritter porte un titre caractéristique de l’époque : il est « ambassadeur en mission exceptionnelle », ce qui signifie qu’il est là pour court-circuiter au coup par coup les réseaux de décision traditionnels du ministère. Bien que diplomate de carrière, il a l’entière confiance de Joachim von Ribbentrop. Ritter s’occupe en particulier des « aspects économiques de la guerre », ainsi que des liaisons de haut niveau entre l’Auswärtiges Amt et la Wehrmacht. Grâce à ce poste, Fritz Kolbe bénéficie de la confiance pleine et entière de Karl Ritter, qui lui confie par exemple une mission de courrier diplomatique au quartier général du Führer en Prusse Orientale (la « tanière du loup ») en septembre 1941. Grâce à son poste, Fritz Kolbe a accès à des informations de tout premier plan sur les plans de la Wehrmacht, les alliés de Berlin, la perception de l’évolution du conflit par les cercles les plus proches du pouvoir à Berlin…

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Le rôle de la Suisse neutre est intéressant. Kolbe s’en est servi pour transmettre des renseignements aux Alliés. Comment faisait-il et quels risques cela représentait-il pour lui ?

Les liens de Fritz Kolbe avec la Suisse se nouent par le hasard des missions qui lui sont confiées. En août 1943, Fritz Kolbe se voit attribuer une mission de courrier diplomatique à Berne. Karl Ritter récompense ainsi son fidèle assistant, dont il apprécie l’énergie et le dévouement. Pour permettre le départ de son collaborateur, il a dû se porter garant par écrit de sa fiabilité politique. Mais le contrôle de ses allées et venues n’est pas aussi pointilleux que ce à quoi on pourrait s’attendre.

Sur place, Fritz Kolbe retrouve Ernst Kocherthaler, un ami qu’il avait rencontré à Madrid au milieu des années 1930, et qui l’aide à établir un lien avec les représentations alliées présentes à Berne (le Royaume-Uni d’abord, puis les États-Unis). Il est éconduit par les Anglais, qui se méfient des agents doubles, sachant que la Suisse est un « nid d’espions ». Mais il est reçu par Allen Dulles, qui représente l’OSS en Suisse (l’Office of Strategic Services ou OSS est l’ancêtre de la CIA). Avant de se rendre à Berne, Fritz Kolbe a dissimulé deux enveloppes contenant des copies de documents secrets autour de ses jambes, à l’intérieur de son pantalon. Par chance, il ne fut pas fouillé à la frontière. Il change ensuite de méthode, en utilisant des enveloppes à double fond puis des microfilms.

Entre août 1943 et 1945, Fritz Kolbe se rend plusieurs fois à Berne, mais fait également passer des documents à ses contacts américains par divers intermédiaires et trajets indirects… Au total, il a transmis 1 600 télégrammes diplomatiques allemands classés « top secret » au bureau suisse de l’OSS.

Est-il parvenu à obtenir la confiance des Alliés ?

Pas immédiatement. Les Anglais se sont méfiés de lui, et même si Allen Dulles a tout de suite voulu croire à la sincérité de son interlocuteur, les mécanismes du contre-espionnage, à Washington, ont empêché les autorités américaines de tirer profit des informations qu’il divulguait : emplacement du QG d’Hitler en Prusse orientale, révélations stratégiques sur les relations économiques entre puissances de l’Axe, mouvement des troupes sur le front de l’Est, indications sur l’emplacement de sites industriels allemands susceptibles d’être bombardés…
En janvier 1944, le directeur de l’OSS (le général Donovan) décida de faire parvenir les quatorze premiers télégrammes fournis par Fritz Kolbe au président Roosevelt.

À partir de ce moment-là, la source fut exploitée avec sérieux. Les documents livrés par Kolbe faisaient apparaître clairement que les préparatifs d’une vaste opération d’invasion du continent au printemps 1944 étaient connus des Allemands. Mais les dirigeants du Reich ignoraient le lieu du futur débarquement et rien n’indiquait qu’ils en connaissaient la date.

Les révélations de Kolbe aux Alliés ont-elles exercé une influence significative sur le déroulement de la guerre ?

C’est une question à laquelle il est très difficile de répondre, même si on sait qu’après janvier 1944, les informations de Kolbe ont été prises au sérieux et communiquées aux décisionnaires de l’état-major américain. Un document, notamment, semble avoir entraîné des conséquences opérationnelles directes. Il s’agit d’un rapport ayant permis d’identifier les principales bases militaires japonaises en Asie (emplacement des différentes bases, forces et faiblesses de chacune d’entre elles, nombre de divisions stationnées sur chaque site, nom des principaux commandants de chaque place, voies d’approvisionnement, état des connaissances japonaises sur les forces alliées… L’une des contributions les plus importantes de Fritz Kolbe fut la copie d’un télégramme dans lequel l’ambassadeur allemand en Turquie indiquait à Berlin (en novembre 1943) qu’il avait acquis des documents “top secret” venant de l’ambassade britannique à Ankara. Cette information permit à Allen Dulles d’informer ses collègues britanniques de l’existence du fameux Cicéron, et leur permit de le neutraliser. Beaucoup d’informations à caractère militaire ont pu permettre de cibler des bombardements alliés. Beaucoup d’autres informations, comme celles sur la déportation des Juifs de Hongrie, n’ont entraîné aucune conséquence directe sur le cours des événements. Mais il est étonnant de constater qu’Allen Dulles s’intéressait tout autant sinon plus aux révélations de Fritz Kolbe sur l’état d’esprit en partie déliquescent du IIIe Reich de la population berlinoise au printemps 1944, qui semblent avoir eu un effet revigorant sur la confiance des Alliés dans leur victoire prochaine.

Fritz Kolbe est un des rares résistants allemands à survivre à la guerre. Ses activités de l’ombre n’ont-elles jamais été au bord d’être démasquées ?

Fritz Kolbe a eu de la chance : c’était un petit fonctionnaire discipliné, n’attirant pas les soupçons. Il bénéficiait de la protection de personnages influents au sein du régime (Karl Ritter, mais aussi le célèbre chirurgien Ferdinand Sauerbruch, dont l’assistante personnelle était la maîtresse de Fritz). Son allure « passe-partout » a été sa meilleure protection.

Quelle est sa place dans la mémoire allemande de la Seconde Guerre mondiale ? Est-il mis sur le même plan que des héros nationaux comme Stauffenberg ou Hans et Sophie Scholl ?

 Fritz Kolbe n’a presque jamais été évoqué publiquement en Allemagne jusqu’au début des années 2000. Il a eu le tort d’être un espion, donc un « traître », ce qui entraîna sa démission forcée du ministère des Affaires étrangères après 1945. On le considérait comme trop proche des Américains, un paradoxe intéressant quand on sait que la République fédérale d’Allemagne s’est reconstruite dans le giron des États-Unis.

Par ailleurs, Fritz Kolbe n’a été ni arrêté ni exécuté, ce qui lui aurait apporté certainement de la notoriété.
Depuis la parution du livre que j’ai écrit et publié en 2003 (2004 pour la traduction allemande), les choses ont changé. À noter : ce livre n’aurait pas vu le jour sans un article du Spiegel paru en novembre 2001, à la suite de l’ouverture des archives de l’OSS à Washington. Depuis lors, la figure de Fritz Kolbe a été officiellement réhabilitée par le ministère allemand des Affaires étrangères (une salle de conférences porte désormais son nom), et son histoire (portrait + biographie) se trouve désormais honorée au musée de la Résistance allemande, à Berlin (Gedenkstätte des deutschen Widerstands).

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