Alors que le Moyen-Orient vit à l’heure de crises multiples, certains projets d’infrastructures sortent de terre pour le bien-être des populations et pour garantir une certaine forme de stabilité et de souveraineté. En Jordanie, la 2e plus grande usine de dessalement – en construction – promet d’apporter de l’eau potable à plus de 3 millions de personnes par an.
On parle peu d’elle dans les actualités, et c’est tant mieux. La Jordanie fait aujourd’hui figure de bon élève dans la géopolitique moyen-orientale. Mais elle a des points faibles. À commencer par ses maigres ressources en eau. Dans la région, le royaume hachémite est presque enclavé, il ne dispose que d’un strapontin sur la mer Rouge, au niveau d’Aqaba, une station balnéaire très prisée par les plongeurs. Son accès aux ressources fluviales est lui aussi très limité, tant le contrôle du Jourdain lui échappe, ce qui fait de la Jordanie « l’un des cinq pays de la planète les plus touchés par la rareté de l’eau » selon l’Agence française de développement (AFD)[1], qui a financé là-bas un plan d’assainissement durant deux ans (2015-2017). Le constat de l’AFD était simple : « Le secteur de l’eau revêt une importance stratégique en Jordanie où la ressource est extrêmement rare et nécessite une gestion à long terme. La population a accès à l’eau en quantités insuffisantes, et avec d’importantes pertes dans la distribution. » Il fallait donc trouver une solution à long terme, en prenant en compte cette géographie si particulière et la nécessité de moderniser un réseau des plus vétustes.
Des entreprises françaises sélectionnées
La menace d’un mécontentement populaire grondait. Le gouvernement jordanien a donc lancé un appel d’offre pour la construction et la gestion d’une usine de dessalement d’eau de mer – dans la région d’Aqaba donc – afin d’alimenter la capitale et sa région, située à 330km plus au nord. En août 2024, un consortium a été sélectionné : le Français Vinci et l’Égyptien Orascom ont été choisis pour la conception et la construction, et un autre Français – Suez – a gagné la partie exploitation. L’ampleur du projet est à la mesure des besoins. L’usine prévue sera capable de produire quelque 300 millions de mètres cube d’eau potable chaque année, et alimentera les 2,2 millions d’habitants d’Amman, et les centaines de milliers d’autres dans les communes environnantes, grâce à 445 kilomètres de nouvelles canalisations. « Ce projet augmentera de près de 60% l’approvisionnement annuel total en eau domestique, ce qui permettra de répondre aux besoins quotidiens minimaux en eau potable de plus de 3 millions de personnes par an », se félicite Thierry Déau[2], président de Meridiam, le fonds d’investissement français aux commandes de Suez (avec 39% du capital). Le contrat signé – pour une valeur de 3 milliards d’euros – courra sur trente ans.
Plusieurs consortiums internationaux étaient dans les starting-blocks pour ce projet. À l’heure du choix, l’expérience passée de Meridiam en Jordanie – à travers l’exploitation de l’aéroport d’Amman depuis 2018 et le financement de plusieurs écoles dans le royaume – a certainement pesé dans la balance.
Une question de souveraineté
Pour la Jordanie, ce projet d’usine de dessalement est donc prioritaire. Pour contenter sa population bien sûr – qui a bondi de 50% entre 2011 et 2022 –, mais aussi pour assurer son approvisionnement en eau sans être dépendant des pays environnants. Car les perspectives avancées par la Banque mondiale pour le pays laissaient craindre le pire. Déjà en situation de « pénurie absolue » – accentuée d’année en année par le réchauffement climatique et par une pression démographique accrue par l’afflux de réfugiés –, le pays ne pouvait plus se permettre de rester les bras croisés. Entre les besoins en irrigation du secteur primaire, ceux des usines et ceux des agglomérations urbaines, la Jordanie devait trouver une solution en interne : la plupart de ses sources naturelles dépendait de zones en amont, venant de pays comme le Liban, la Syrie ou Israël, souvent accusés par Amman de trop pomper, ne laissant que quelques gouttes à la Jordanie. « Nos ressources en eau sont très limitées et situées loin des zones habitées, qui sont sur des plateaux en altitude, expliquait Iyad Dahiyat[3], secrétaire général de l’Autorité jordanienne de l’eau, en 2018. Nos rivières doivent être partagées avec la Syrie et Israël et il est toujours compliqué d’obtenir notre juste part d’eau. Nous avons conclu en 1994 un traité de paix avec Israël, qui nous vend de l’eau du lac de Tibériade. Avec la Syrie, nous avons un accord depuis 1987 sur le partage des eaux de la rivière Yarmouk. Malheureusement, il n’a jamais été respecté par la partie syrienne. » Et l’instabilité politique actuelle n’incite guère à l’optimisme du côté d’Amman.
Dans cette aventure, la Jordanie peut néanmoins compter sur des partenaires fiables. Que ce soit au niveau industriel avec Vinci, Orascom, Meridiam et Suez, comme au niveau institutionnel. En février dernier, le royaume a signé un accord de financement[4] de 250 millions de dollars en faveur de projets destinés à améliorer l’efficacité du secteur de l’eau. La Banque européenne d’investissement (BEI) est elle aussi très proactive à l’égard de la Jordanie, avec le plus important soutien jamais apporté par BEI Monde à des investissements dans le secteur de l’eau, en dehors de l’Europe : en 2024, la BEI avait en effet déboursé 400 millions d’euros pour la sécurité de l’eau et l’adaptation aux effets des changements climatiques en Jordanie. « La BEI est un partenaire clé pour les investissements prioritaires en Jordanie, estime Zeina Toukan[5], ministre jordanienne de la Planification et de la Coopération internationale. Le dernier soutien en date de la BEI aux investissements dans le secteur de l’eau renforcera la sécurité de l’approvisionnement en Jordanie et contribuera à la réalisation de nos objectifs stratégiques nationaux en la matière. » Les projets de dessalement d’eau de mer ont donc tout leur sens.
L’eau au bout du tunnel
Mais il va encore falloir patienter : la mise en service de cette usine à Aqaba n’est pas attendue avant la fin de la décennie. Une fois l’usine sortie de terre, la Jordanie pourra compter sur le savoir-faire de Suez en matière d’exploitation de ce type d’infrastructures. « Suez dispose d’une expertise reconnue : 50 ans d’expérience en matière de dessalement de l’eau de mer et plus de 260 usines dans le monde, argumente la Caisse des Dépôts et Consignation[6], le représentant de l’État français au capital de l’entreprise Suez. En Australie, l’usine de dessalement de l’État de Victoria, construite et exploitée par Suez, est la plus grande de l’hémisphère sud. Suez a aussi remporté à Taiwan un contrat pour une usine d’envergure qui renforcera la pérennité de l’approvisionnement en eau de la ville de Hsinchu. » Le savoir-faire est là.
Une chose est certaine : avec cette usine de dessalement – la 2e plus grande au monde –, la Jordanie a fait un choix stratégique pour son avenir, et celui de sa population. Assurer son approvisionnement en eau, c’est aussi – pour ce pays du Proche-Orient – consolider sa souveraineté dans une région où l’instabilité a été érigée en art de vivre…
[1] https://www.afd.fr/fr/carte-des-projets/relever-le-defi-de-la-gestion-de-leau-en-jordanie
[2] https://www.la-croix.com/economie/jordanie-l-usine-de-dessalement-de-leau-qui-pourrait-tout-changer-20240823
[3] https://www.geo.fr/environnement/l-eau-une-question-de-securite-nationale-pour-la-jordanie-186395
[4] https://www.mop.gov.jo/EN/NewsDetails/Jordan_World_Bank_sign_250m_finance_agreement_for_water_efficiency_project
[5] https://www.eib.org/fr/press/all/2024-286-eur400-million-european-investment-bank-backing-for-water-security-and-climate-adaptation-across-jordan
[6] https://www.caissedesdepots.fr/actualites/suez-la-2e-plus-grande-usine-de-dessalement-au-monde-en-jordanie