Antoine Mordacq, commissaire de police et fin connaisseur de la France durant la Seconde Guerre mondiale, a présenté et annoté les mémoires du général Henri Mordacq (Le ministère Clémenceau). Ce travail lui a permis de découvrir de nouveaux documents sur Georges Mandel, aboutissant à la publication de son ouvrage Le Martyre de Georges Mandel. 1940-1944 (Passés/Composés)
Pourquoi Georges Mandel est-il considéré comme le « premier résistant », selon l’expression que l’on doit à Léon Blum ?
Sans doute parce qu’il est celui qui a été le plus fervent opposant à l’armistice, malgré la débâcle militaire du printemps 1940. Au gouvernement depuis 1938, Mandel refuse jusqu’au bout de faire taire les armes, persuadé que l’alliance avec l’Angleterre et l’apport de l’empire colonial vont permettre d’inverser la tendance. Il n’est pour autant pas naïf, et voit bien que le territoire métropolitain est en passe d’être occupé par l’ennemi, mais considère que la résistance depuis l’Afrique du Nord est parfaitement envisageable pour se réorganiser avec l’allié britannique, et poursuivre la lutte face à l’Allemagne nazie.
S’étant opposé fermement à l’armistice et au gouvernement de Vichy, Georges Mandel est conscient du danger hitlérien dès 1933. Lors de l’installation du gouvernement provisoire à Bordeaux, deux camps s’opposent : les partisans de l’armistice, réunis autour du maréchal Pétain, et les ceux qui prônent la résistance, autour de Georges Mandel. Pourquoi ces derniers ont-ils échoué à se faire entendre ?
Le camp de la résistance est, à l’arrivée à Bordeaux le 14 juin, encore majoritaire : il est porté par Paul Reynaud, le président du Conseil, et par Georges Mandel. Mais l’avancée allemande et les nouvelles catastrophiques du front, rapportées avec véhémence par le général Weygand, commandant suprême des armées, font basculer plusieurs ministres autour du maréchal Pétain, vice-président du Conseil, qui défend de plus en plus ouvertement l’idée d’un armistice pour préserver les armées. Pour certains, c’est aussi l’occasion de se débarrasser du régime en place, sous l’égide du prestigieux maréchal. Malgré un audacieux projet d’union franco-britannique le 16 juin, qui aurait acté une fusion complète des deux pays, Paul Reynaud jette l’éponge le même jour, lorsqu’il constate qu’il est mis en minorité au sein de son gouvernement. Il est immédiatement remplacé par Pétain, qui constitue un gouvernement de partisans de l’armistice. Mandel reprochera longtemps à Reynaud d’avoir démissionné dans ce moment décisif et laissé la place à ses pires opposants.
Mandel était résolument anglophile. Il voyait dans le modèle britannique et en particulier dans la personne de Churchill une figure capable de remporter la guerre contre l’Allemagne. Le Premier Ministre Britannique l’appelait lui-même « The Great Mandel », le préférant au Général de Gaulle. Dès lors, pourquoi Mandel refuse-t-il l’idée de se rendre à Londres en juin 1940 et lui préfère l’Afrique du Nord pour orchestrer le repli du gouvernement face à l’avancée allemande ?
Dans la nuit du 16 au 17 juin, le général Spears, officier de liaison britannique, propose à Mandel de l’emmener à Londres le lendemain avec de Gaulle, lui rappelant qu’il est en danger parce qu’il est juif. Mais Mandel refuse, arguant que c’est précisément pour cela qu’il ne doit pas partir, persuadé qu’on lui reprocherait de fuir. Je pense aussi qu’à ce moment, Georges Mandel ne croit pas vraiment à l’idée d’un repli à Londres : il est sincèrement convaincu que le gouvernement français et les parlementaires peuvent encore embarquer pour l’Afrique du Nord, et y poursuivre la lutte sur un territoire français qui peut fournir en nombre hommes et matières premières.
Qu’est-ce que le piège du Massilia ? Pourquoi les parlementaires à bord du navire venus former un nouveau gouvernement en Afrique du Nord n’ont-ils pu accoster en premier lieu ? Pourquoi Georges Mandel a-t-il été arrêté presque immédiatement après le débarquement ?
Le Massilia est mis à disposition des parlementaires par le gouvernement Pétain pour se rendre en Algérie, où il est convenu qu’ils y retrouveront le gouvernement. C’est en réalité un piège tendu par Darlan, nouveau ministre de la Marine : le gouvernement n’a aucune intention de quitter la métropole et a alors déjà demandé les conditions d’un armistice à l’Allemagne. Il laisse malgré cela le Massilia quitter l’estuaire de la Gironde le 21 juin, et les parlementaires qui y ont embarqué (une trentaine seulement au final) apprennent en haute mer, abasourdis, que l’armistice a été signé le 22 juin.
Ceux-ci espéraient non pas créer un nouveau gouvernement, mais bien se reconstituer en chambres, dans l’attente du gouvernement de Bordeaux qui devait initialement traverser la Méditerranée, avec le président de la République Albert Lebrun. A leur arrivée à Casablanca, les passagers du Massilia sont maintenus sur le paquebot durant trois jours, sur ordre du général Noguès, qui a rapidement basculé dans le camp du gouvernement Pétain.
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Quant à Mandel, il est d’abord autorisé avec Daladier à se rendre à Rabat, puis contraint à rembarquer sur le Massilia, avant d’être arrêté à sa descente du bateau le 27 juin. Il fait l’objet d’un traitement particulier, sans doute considéré depuis Bordeaux comme l’élément le plus dangereux pour le gouvernement. On sait aussi qu’il a rencontré le consul britannique à Rabat, et Noguès craint qu’il tente d’organiser, avec les Anglais, la résistance depuis l’Afrique du Nord, ou qu’il s’envole pour Londres – alors même qu’il a déjà refusé de s’y rendre.
Est-ce son statut de Juif ou bien son opposition ferme à l’armistice et au gouvernement de Vichy qui a valu à Mandel les représailles de ce dernier et du régime nazi ?
Ce sont les deux : le gouvernement de Vichy déteste Mandel, qui n’a eu que mépris pour ceux qui voulaient l’armistice. Et les antisémites du nouveau régime en ont fait une cible prioritaire : dès le 17 juin 1940, Raphaël Alibert, l’influent conseiller de Pétain, a fait arrêter Mandel durant quelques heures sur un motif fallacieux. Il ne faut pas minorer également une part de haine personnelle : après cette arrestation du 17 juin, Georges Mandel obtient de Pétain une lettre d’excuse qu’il lui dicte littéralement. Pétain n’oublie pas cette humiliation lorsqu’il s’agit de s’en prendre de nouveau à Mandel à l’été 1940.
En novembre 1942, Mandel est transporté au Fort du Hâ, à Bordeaux, avec Paul Reynaud. Cette même année, il est transféré à Berlin, puis au camp de Sachsenhausen, enfin à Buchenwald, pour y retrouver Léon Blum. En 1944, Hitler donne l’ordre de les rapatrier, Reynaud, Blum et Mandel, en vue de les faire fusiller par le gouvernement français. Les chemins de trois hommes qui n’ont fait que se croiser : quelle était la teneur de leur relation ?
Mandel et Reynaud se côtoient dès septembre 1940, lorsqu’ils sont tous deux internés par Vichy. Ils vont partager le même sort jusqu’en avril 1943, des prisons de Vichy jusqu’au camp de Sachsenhausen. Au départ, Mandel en veut à Reynaud : il estime que celui-ci n’a pas eu le courage de contrer le camp Pétain en juin 1940, et a tout abandonné à une faction qui a ensuite renversé le régime républicain. Mais au fil des mois, Mandel modère ses critiques, et un rapprochement s’opère : les deux compagnons d’infortune se parlent beaucoup, et une forme d’amitié naît entre eux.
Entre Mandel et Blum, c’est un peu la même chose, à la différence près qu’ils se connaissent initialement beaucoup moins bien : lorsqu’ils se retrouvent dans un huis-clos en mai 1943 à Buchenwald, ils n’ont jusqu’alors été que des adversaires politiques avant, pendant et après le Front Populaire. Mais rapidement leurs conversations politiques et leurs lectures communes en font des amis sincères, qui se retrouvent dans un même destin tragique.
Pourquoi est-ce que Mandel est rapatrié en France en 1944 après avoir été déporté en Allemagne ? Il aurait semblé plus « commode » de l’éliminer là-bas, pourquoi a-t-on choisi de le déplacer ?
L’Allemagne nazie considère Mandel, ainsi que d’autres personnalités françaises déportées, comme un otage. Elle a donc intérêt à le préserver le plus longtemps possible. Il est finalement rapatrié en France sur ordre allemand, pour que Vichy se charge de le fusiller dans le contexte chaotique de l’été 1944, alors que les Alliés avancent en Normandie. C’est aussi un moyen pour les nazis de compromettre définitivement avec eux le régime de Vichy.
Votre ouvrage témoigne d’un travail de recherche accru qui se fonde notamment sur une correspondance quasi-quotidienne entre Mandel, sa femme et sa fille. Que retranscrit-il dans ses lettres ? Fait-il part de ses convictions politiques ou relate-t-il simplement la réalité de son vécu ?
La correspondance de Georges Mandel, conservée principalement par sa fille et versée aux Archives Nationales, contient surtout des échanges d’ordre personnel, entre un père qui donne des nouvelles – sans vouloir inquiéter – et sa fille, qui elle aussi tente de le rassurer sur son propre état de santé et sa scolarité.
Mandel rédige également un journal lorsqu’il est en Allemagne : c’est un document précieux, plus politique que ses lettres – car non soumis à la censure -, qui montre un homme à la fois hypocondriaque, inquiet pour sa santé, et confiant sur l’issue de la guerre et sur la renaissance à venir de la République française.
Les circonstances de la mort de Mandel sont certes connues : après avoir été déporté en Allemagne, il est ramené de force en France pour être livré à la milice et assassiné en forêt de Fontainebleau le 7 juillet 1944. Toutefois des zones de flou demeurent : qui sont les commanditaires de son meurtre ? Certains historiens l’attribuent directement à la milice, sans doute en représailles de la mort du milicien Philippe Henriot, d’autres considèrent qu’il aurait pu être commandité par Hitler lui-même, Georges Mandel étant un homme d’influence et l’une des cibles de choix du régime nazi. Qu’en est-il ?
Ce que l’on sait de façon certaine, c’est que l’initiative du rapatriement de Georges Mandel en France est allemande : des archives en attestent, et la décision est vraisemblablement validée par Hitler en personne. Il est sûr également que le motif de ce transfert n’est pas l’exécution de Philippe Henriot : la mesure est discutée dès le mois de mai 1944 parmi les dignitaires nazis, et il s’agit d’une décision visant à faire pression sur les Alliés qui ont condamné à mort des phalangistes en Tunisie. Les Allemands appellent enfin explicitement le gouvernement de Vichy à faire fusiller Mandel, Blum et Reynaud.
Georges Mandel est ainsi rapatrié le 4 juillet 1944 à Paris, et c’est à partir de là que les choses deviennent plus floues : le représentant de Darnand à Paris, Max Knipping, semble rechigner à prendre en charge Mandel. Il accepte finalement de le transférer à La Santé le 7 juillet, puis le confie à la Milice pour, officiellement, l’emmener près de Vichy. C’est sur ce trajet que Mandel est exécuté par un milicien, dont il a été découvert il y a quelques années qu’il était aussi un agent au moins occasionnel du SD allemand.
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Sur les commanditaires de cet assassinat, il n’y a aujourd’hui que des hypothèses. Il est probable que les Allemands soient derrière l’exécution, craignant qu’une fois à Vichy, Mandel soit épargné pour assurer l’avenir des dirigeants français, à quelques semaines de la Libération. Les services nazis ont peut-être été aidés par l’état-major parisien de la Milice, ravi de liquider ainsi une de leurs cibles honnies. Tout cela reste en partie mystérieux, puisque l’assassin de Mandel est tué par les FFI en août 1944, et les procès des miliciens à la Libération ne permettront d’établir aucune autre responsabilité dans la mort de Georges Mandel.