Giovanni Giustiniani, l’homme qui faillit sauver Constantinople

16 octobre 2025

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Giovanni Giustiniani, l’homme qui faillit sauver Constantinople

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Le Génois Giovanni Giustiniani est l’un des grands capitaines du siège de Constantinople (1453). Sa défense héroïque contre les Turcs a permis de repousser l’assaillant et de sauver la ville. Grièvement blessé, il a dû se réfugier à Chio, ce qui a contribué à la prise de la ville par les Ottomans.

Article paru dans le N59 Droite. La nouvelle internationale ?

Par Sylvain Gouguenheim, PU (émérite) ENS de Lyon, UE 1132 Sama Université de Lorraine. Dernier ouvrage paru : Constantinople. 1453, Perrin, 2024. 

Grâce aux nombreux témoins ou acteurs du siège, les épisodes de la prise de Constantinople par les Turcs le 29 mai 1453 sont bien connus. De toutes les figures de combattants émerge celle de Giovanni Giustiniani Longo, ce noble génois qui dirigea la défense avec une efficacité remarquable, avant de quitter la place à la suite de blessures dont il mourut deux mois et demi après. Son départ précipita la chute de la ville. L’homme apparaît ainsi chez ses contemporains et dans la postérité comme un héros, mais parfois aussi comme un fuyard, voire un traître !

Origines et carrière

Bien des aspects de sa vie et de sa carrière demeurent dans l’ombre. Né en 1418, on sait qu’il est le cadet des trois fils de Bartolomeo Longo et de Linora Spinola. Son grand-père, Antonio Longo, chevalier génois, était un personnage important et un des principaux membres de la Compagnie financière et marchande de la Mahone siégeant à Chio. Sa famille était liée à l’albergo (une alliance de plusieurs clans patriciens) génois des Giustiniani, d’où son nom complet : Giovanni Guglielmo Giustiniani Longo.

Brouillé avec son père, il se lie au clan rival des Campofregoso. En 1447, Giano Campofregoso devient doge, à la suite d’un coup de main auquel Giustiniani participe. Celui-ci épouse une cousine de Giano et devient ainsi le beau-frère du capitaine général de Gênes, Pietro Campofregoso. Cela lui vaut d’être nommé au poste prestigieux de consul (« podestat ») de la colonie génoise de Caffa en mer Noire le 2 septembre 1448.

Au printemps 1451, il rencontre à Constantinople l’empereur Constantin XI, qui lui demande d’intervenir auprès du doge afin de favoriser son mariage avec la veuve du duc de Milan. Depuis Chio, il semble avoir mené des actions de piraterie maritime au détriment de navires italiens, aragonais, voire génois ! De retour à Gênes en octobre 1451, il a failli mettre ses talents militaires au service de Florence contre Venise, puis, à l’été 1452, il propose ses services à Constantin XI, parfaitement conscient de la situation désespérée de la ville. L’homme ne manquait pas de courage. Le 26 janvier 1453, il arrive dans la capitale avec deux nefs et environ 700 hommes aguerris. L’empereur le nomme commandant en chef de la défense (avec le titre de « protostrator »), lui offre l’île de Lemnos (à reconquérir aux dépens des Turcs…), et une solde importante. Lors du siège, il démontra de remarquables qualités militaires, soulignées par de nombreux témoins, qui retardèrent sans aucun doute l’issue finale.

Défenseur de la ville

Giustiniani, « homme puissant, de bonne naissance, militaire expérimenté et très courageux », selon l’un des chroniqueurs grecs, Kritoboulos, eut la haute main sur toute la défense, tant pour les décisions que pour leur application, dans tous les domaines. Il mit la ville en état de siège, disposa des bombardes et des balistes sur les murailles, répartit les hommes à leurs postes, leur expliqua comment combattre. Il se plaça à l’endroit le plus exposé, le Mésoteichion, à la hauteur de la Cinquième Porte miliaire, près de celle de Saint-Romain où se tenait l’empereur. Plusieurs sources le montrent affrontant au corps-à-corps des combattants turcs, confirmant ce que disait de lui en juillet 1452 Nicolo Soderini, ambassadeur florentin à Gênes : « C’est l’homme le plus dangereux et de la plus grande vaillance qui soit sur l’eau salée. » Lorsque Mehmed II fit contourner par ses navires la chaîne barrant l’estuaire de la Corne d’Or en les faisant passer par voie de terre à travers les collines de Galata, Giustiniani réagit en lançant une opération navale nocturne contre les vaisseaux ottomans. Il savait s’entourer, ayant ainsi emmené avec lui l’ingénieur allemand Johannes Grant, qui sut habilement déjouer les travaux de mines des Turcs. Son expertise et ses responsabilités lui conférèrent une immense autorité : il n’hésita pas à menacer le grand-duc Notaras qui refusait de transférer des bombardes installées sur les murs maritimes face à la Corne d’Or au profit de la muraille la plus menacée, défendue par Giustiniani et l’empereur.

Fresque d’un artiste inconnu dans l’église du monastère de Moldovitsa représentant la chute de Constantinople, 1537.

« Un capitaine de guerre, aujourd’hui oublié »

Blessure 

Combattant en première ligne, Giustiniani prenait des risques. Le témoin du siège, le Russe Nestor/Iskander, rapporte qu’il fut une première fois grièvement blessé à la poitrine le 27 mai. Les chirurgiens passèrent la nuit à le soigner et recoudre la plaie. Mais il avait perdu beaucoup de sang. Deux jours après, lors de l’assaut final, il reçut une seconde blessure, dont il ne put se rétablir. Un autre témoin, Nicolas Sékoundinos, atteste l’existence de deux blessures consécutives. D’autres auteurs (tel Michel Doukas qui écrit sur la foi de rescapés du siège) ne rapportent qu’une seule blessure, au bras derrière l’épaule. Mais tous s’accordent pour dire que le capitaine génois quitta alors son poste, entraînant avec lui ses hommes et déclenchant ainsi une panique, aggravée par la vue de la bannière ottomane plantée au sommet d’une tour par quelques janissaires, laissant croire à la prise de la ville. Le dominicain Léonard de Chio, archevêque de Mytilène, qui participa aux combats, commente : « S’il avait choisi quelqu’un pour le remplacer, la patrie eût été sauvée. » Il n’en fallut pas plus pour que certains l’accusassent aussitôt de lâcheté (après avoir loué sa bravoure), voire pire.

Lâcheté ? Trahison ?

Aurait-il trahi ? Dès le 6 juillet, le roi Alphonse d’Aragon, qui déteste les Génois, l’en accuse ouvertement. Le médecin vénitien présent sur place, et rescapé, Nicola Barbaro, affirme que, blessé, il aurait traversé la ville en criant : « Les Turcs sont entrés », semant ainsi la panique fatale. Mais on sait les Vénitiens peu amènes envers les Génois. Plus troublante est l’affirmation du podestat de Pera – un Génois… – Angelo Giovanni Lomellino qui le dit « frappé de folie », abandonnant la porte qu’il gardait et par laquelle entrèrent les Turcs. Deux Grecs qui réussirent à s’enfuir jusqu’à Nuremberg, Thomas l’Éparque et Georges Diplovatazès, dénoncent des complicités au sein des artilleurs génois, qui auraient laissé s’approcher une tour mobile sans la bombarder et accusent Giustiniani de simulation de blessure. Léonard de Chio, pourtant lui-même originaire de Gênes, accabla également le capitaine, l’accusant de lâcheté et d’abandon de poste. Ces témoins cherchaient-ils un bouc émissaire pour se soulager de la catastrophe subie ? 

Que la blessure ait été sérieuse, nul n’en doute, puisque Giustiniani y succomba le 1er août. Parler de lâcheté semble donc mal venu. Quant à une éventuelle trahison, on ne peut guère y croire : elle ne correspond pas à ce que l’on sait de l’homme, mais cadre assez bien avec les animosités réciproques du temps. 

Vers 1475, le Génois Adam de Montaldo défendit sa mémoire, accusant les Vénitiens de répandre « l’infâmante accusation de trahison ». Et il ajoute que Giustiniani avant de quitter son poste aurait désigné un successeur, ce qu’aucune source ne confirme. En réalité, il n’y avait pas de chaîne de commandement, Giustiniani n’avait pas de second.

Sur la base de témoignages recueillis à Chio, le chroniqueur Géronimo Giustiniani, qui achève son Histoire de Chio en 1586, disculpe entièrement son homonyme : touché mortellement, tombé à terre sans connaissance, il fut emporté à l’écart par ses hommes. Revenu à lui, très faible, il aurait demandé à être évacué.

Recueilli à bord de sa nef, il était pleinement conscient : c’est lui qui fit procéder à l’inventaire par notaire du contenu des coffres et des caisses embarqués. Il arriva à Chio le 10 juin et mourut des suites de ses blessures le 1er août 1453, laissant le souvenir mêlé d’un grand combattant, mais responsable pour certains de la chute de la ville imprenable.

Sa pierre tombale porte une inscription élogieuse : « Ci-gît Giovanni Giustiniani, homme illustre, patricien génois et mahonais de Chio, nommé commandant en chef par le sérénissime Constantin, dernier empereur des chrétiens d’Orient lors de la prise de Constantinople par le prince des Turcs Mehmed, mort d’une blessure reçue en l’an 1453, le 1er août. » L’église San Domenico où il était enterré ayant été transformée en mosquée, la tombe n’est plus visible. De Giovanni Giustiniani ne demeurent donc que les affirmations contrastées et parcellaires des chroniqueurs contribuant à donner de lui l’image d’un condottiere, avec tout ce qu’elle comporte. 

À propos de l’auteur
Sylvain Gouguenheim

Sylvain Gouguenheim

Agrégé d’histoire, Professeur d’histoire médiévale à l’ENS de Lyon, Sylvain Gouguenheim s’est spécialisé dans l’histoire du monde germanique au XIIIe siècle, en particulier celle des chevaliers teutoniques. Il s’intéresse aussi aux liens culturels entre le monde byzantin et l’Europe latine.

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