Grande stratégie – Comment Rome a conquis son empire

1 novembre 2023

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Grande stratégie – Comment Rome a conquis son empire

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Quelle armée du monde peut se vanter d’avoir conquis et conservé plusieurs siècles durant un quadrilatère aussi gigantesque que l’Empire romain ? De York à l’Arménie, des rives de la mer Rouge aux côtes africaines de l’Atlantique, les légions ont soumis de nombreux peuples barbares et de grands royaumes. Comme évoque le proverbe, Rome ne s’est pas faite en un jour, et son armée non plus. Essuyant des revers douloureux, les légions ont bâti leur invincibilité sur l’apprentissage et la transmission. 

À ses débuts, Rome mobilisa les citoyens en vue de la guerre sur un critère censitaire. Les dirigeants romains estimaient que les plus riches étaient aussi les meilleurs au combat parce qu’ils avaient quelque chose à défendre. La multiplication des fronts appela des mobilisations plus longues et coûteuses. On retint du consul Marius l’ouverture de l’armée aux classes humbles et l’abandon de la distinction par le cens. L’historiographie nous apprend que la réforme vint surtout reconnaître une évolution déjà accomplie. Avec Marius, l’armée romaine comptait désormais parmi ses rangs des soldats professionnels qui trouvaient la réussite sociale par les armes. Sous l’impulsion d’Agrippa, Octave Auguste révisa à son tour l’armée en 13 av. J.-C. Il avait entériné l’armée de métier telle qu’on la connaît aujourd’hui en France depuis Jacques Chirac. Selon les mots d’Agrippa : « Nous courons le risque de n’avoir jamais que des soldats sans expérience et non exercés. Pour ces motifs, je propose que tous les autres citoyens soient sans armes, tandis que les plus vigoureux et les plus indigents seront enrôlés et exercés. » 

Le silence du sang

Le général Richoux, auteur d’un excellent livre sur la modernité de l’armée romaine, apporte une réflexion très intéressante1. L’armée romaine de métier ne fut pas tellement supérieure à celle formée de conscrits. Ne sont-ce pas les conscrits qui vainquirent Hannibal et défirent les phalanges invincibles de Macédoine par deux fois ? L’histoire nous montre que les conscrits ne sont pas moins bons combattants que les autres. La France a militairement perdu la guerre d’Indochine menée par des professionnels tandis qu’elle a défait les forces du FLN, avec des conscrits. L’intérêt purement militaire de l’armée professionnelle n’est pas ce qui motive la décision politique. Le silence du sang est un bien plus précieux encore. Un conscrit tué est un père, un mari, un fils qui n’était pas destiné aux armes, mais que la guerre a pris. Un soldat professionnel peut mourir sans bruit, il a choisi ce risque. L’armée professionnelle romaine apporta en revanche le clientélisme et l’allégeance des légions à des généraux qui se voyaient empereur. Le silence du sang versé voulait dépolitiser l’armée romaine, elle ne fut jamais autant politique qu’en étant professionnelle. 

Une organisation moderne

Rome organisa son armée dans un ordre strict assez proche de celui que nous connaissons aujourd’hui. Les soldats légionnaires étaient rangés par groupes de dix dont le regroupement formait une centurie. Si le principe voulait que 100 hommes composassent la centurie, les faits limitèrent ce nombre à 80. Dirigées par les centurions, équivalent de nos sous-officiers, six centuries faisaient une cohorte, soit près de 480 soldats. Comptons qu’un bataillon moderne comprend entre 500 et 700 hommes. Le groupement de dix cohortes donnait une existence à la légion, dirigée par un légat. Si les besoins du moment le réclamaient, des corps auxiliaires ou vexillations se greffaient aux formations. Une légion était composée de 5 200 combattants en moyenne. En ajoutant les différents accompagnateurs nécessaires (cuisiniers, artisans, etc.), les effectifs atteignaient les 6 000 hommes, soit presque une brigade française contemporaine. Cette comparaison est frappante aussi bien sur le nombre que sur le rapport entre fantassins et cavaliers. La légion romaine était formée d’environ 62 % de fantassins et 16 % de cavaliers, ce qui correspond peu ou prou à la 7e brigade blindée française. Les 22 % restants étaient constitués d’archers, d’artilleurs, d’ingénieurs, et de tous les corps de métier spécifiques aux opérations militaires.

Un fantassin lourd et polyvalent

Le fantassin fut indéniablement le cœur de l’armée romaine. Rome voulait compter sur des piétons lourdement armés formant des lignes inébranlables à l’image de la phalange. Le fantassin légionnaire disposait d’un équipement standardisé, mais qui suivait les variations commandées par les besoins. Ainsi le fantassin de Bretagne était-il plus lourdement habillé que celui employé en Syrie. Armes et cuirasses pouvaient aussi évoluer selon les ressources et les artisans présents. Dans l’ensemble cependant, tout légionnaire possédait un glaive, un poignard, un javelot, une lance, un bouclier rectangulaire et semi-circulaire, un casque et une cuirasse. On ne connaît que trop bien la cuirasse lamellée qui offrait une bonne protection sans trop gêner la liberté des mouvements. Légère, elle pouvait être produite rapidement à des coûts raisonnables. Certaines légions n’abandonnèrent jamais la cotte de mailles, pourtant plus lourde et onéreuse, qui revint complètement à l’usage au iiie siècle. Pour la morphologie du temps (1,66 m en moyenne), l’ensemble de l’équipement (couvertures et outils compris) dépassait de 10 % la charge pouvant être endurée sans épuisement, obligeant les chefs à prévoir des temps de repos lors des marches. Le rapport du poids de corps avec celui du matériel transporté est à peu près le même pour les soldats contemporains, et appelle les mêmes temps de récupération. 

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Les règles de l’armée romaine imposèrent un entraînement très régulier au légionnaire. Les exercices rendirent son poignet ferme pour manier agilement le glaive et lui firent acquérir les automatismes des formations. Les automatismes, que nous appelons aujourd’hui les « drills », évitent les désorganisations provoquées par la peur ou l’adrénaline de la bataille. La discipline de fer imposée dans les rangs fit l’admiration de tous et l’invincibilité des formations. Flavius Josèphe lui-même, lorsqu’il commanda l’armée juive face à Titus, tenta de reproduire cet exemple. 

Les récents travaux sociologiques montrent que dans une armée, 20 % des soldats prennent des initiatives au combat et réalisent à eux seuls 80 % des effets. Les autres suivent et survivent. Les Romains prirent rapidement conscience de cette réalité et alignèrent les plus capés devant, tandis que les jeunes restèrent à l’arrière de la formation. Ainsi, les jeunes échappaient au combat s’il était bref, mais ils glissaient à l’avant pour relever les aînés si l’affrontement durait, et tentaient mieux de survivre que de battre l’ennemi. L’optio, un sous-officier aux ordres du centurion, assurait le bon ordre de la formation et poussait les troupes en avant. 

Que serait la légion sans les innombrables ponts, canaux, forts et murs qu’elle construisit plusieurs centaines d’années durant ? Le légionnaire fut aussi un bâtisseur et porta sur lui tous les outils de l’artisan. Corbulon, l’un des plus grands généraux du ier siècle, affirma qu’il fallait vaincre l’ennemi par la dolabre (outil polyvalent romain pouvant servir de hache comme de pioche). La maîtrise technique du légionnaire était si aboutie que l’empereur Hadrien en fut enchanté lors d’une inspection de l’armée d’Afrique2. 

Une cavalerie pour la mobilité. La cavalerie romaine arriva plus tardivement que l’infanterie. Ne connaissant pas l’étrier, les armées antiques n’eurent jamais la puissance de charge d’une cavalerie médiévale ou moderne. Rome utilisa rarement sa cavalerie comme unité de choc proprement dite, préférant utiliser sa valeur stratégique. La capacité à se projeter loin et vite fut la fonction principale de la cavalerie romaine. Les nombreux auxiliaires montés que les légions engagèrent au fil des conquêtes devinrent les yeux des légats grâce aux opérations d’éclaireurs. 

Des archers pour fixer l’ennemi. Des foules d’archers accompagnèrent les légions en nombre variable. À pied ou à cheval, elles furent mobilisées parmi les auxiliaires. L’armée romaine, composée avant tout de fantassins, évolua selon les conquêtes, apprenant des peuples qu’elle soumit. Lorsqu’elles s’opposèrent aux troupes orientales, les légions subirent lourdement les nuées de fer projetées par les arcs. Bien qu’elle le considérât comme l’arme des traîtres, des braconniers et des femmes, Rome sut incorporer l’archer à ses armées. 

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L’apport tactique considérable de l’arc eut les mêmes effets sur l’ennemi que l’actuelle mitrailleuse. Il servit, selon la nécessité, à fixer ou dégager les troupes situées entre 300 et 700 m du tireur, tout en infligeant de lourdes pertes. 

L’artillerie, discrète, mais redoutable. Ce n’est pas la lecture de César qui nous renseigne sur l’artillerie romaine. Considérée comme une arme d’appui aussi peu noble que les archers, elle n’est quasiment pas mentionnée dans La Guerre des Gaules. Elle avait cependant une importance centrale dans la disposition militaire et devint réglementaire sur décision d’Auguste. La réforme augustéenne appuya chaque légion de 59 pièces d’artillerie dont l’efficacité s’avéra redoutable. Chaque centurie put se doter d’un scorpion pour lancer de lourds javelots, d’une baliste ou d’une catapulte pour dégarnir l’ennemi avec des pierres. Flavius Josèphe nous rapporte les effroyables dégâts que pouvait infliger l’artillerie romaine. Il évoque notamment les sifflements terribles, la puissance des impacts, et les files de soldats emportées par les projectiles. Les Romains cherchaient avec l’artillerie les mêmes effets tactiques que les armées modernes, et l’utilisaient aussi bien pour le siège que la plaine. 

Les forces de renseignement. L’armée romaine se dota aussi de forces de renseignement. Les speculatores furent des éléments d’élite qui correspondraient au bureau de renseignement actuel. Leur travail de renseignement ne s’arrêta pas à de simples reconnaissances déjà effectuées par les auxiliaires. Sélectionnés sur leur audacieuse intelligence, ils apportèrent une aide précieuse aux généraux, sondant les populations, envoyant de nombreux messages et interrogeant les prisonniers. Chaque légion disposa de dix speculatores. 

Génie, artisans, ingénieurs, médecins pour accompagner. Les armées romaines furent accompagnées de troupes du génie et suivies par une collection d’artisans, d’ingénieurs, de médecins, de cuisiniers et tous les corps de métiers nécessaires à la durabilité d’une armée en campagne. La qualité des pièces d’artillerie, des ponts et canaux ou même des soins dépendit de ces hommes dont la présence permit le renouvellement des forces. L’établissement du camp nocturne était ainsi organisé par les ingénieurs qui, arrivés avant la troupe sur le lieu choisi par le général, dessinaient précisément le plan du fort. 

Les flottes en appui. Ne croyons pas que l’armée romaine marchait des jours sans se reposer : les généraux romains choisirent toujours l’économie de l’énergie. Autant que possible, les armées se déplaçaient par mer ou par fleuve. Rome fit ainsi construire des flottes spéciales sur le Rhin, le haut et le bas Danube dès le ier siècle. Lorsque Septime Sévère s’aventura chez les Parthes, Dion Cassius rapporte qu’il s’équipa de barges pour avancer sur l’Euphrate. 

L’état-major, le consilium castrense. Le commandant d’une armée, qui avait rang de consul sous la République ou de général, fut éclairé par un état-major (consilium castrense) composé sans doute des meilleurs officiers, du renseignement et de conseillers militaires. Le général sondait les esprits avant de décider, mais il restait le maître absolu des décisions. Ainsi Othon décida-t-il d’attaquer Vitellius à Bédriac (avril 69) contre l’avis de son général, membre pourtant central de son état-major. La bataille se conclut par un désastre. 

La connaissance du rapport de force. Les généraux romains surent toujours la supériorité de leurs légions. S’ils n’hésitèrent pas à engager des combats parfois à un contre trois, jamais ne fut négligé pour autant le rapport de force. Flavius Josèphe nous montre que Titus prit un très grand soin à calculer les forces en présence en Judée. Dans le cas des sièges notamment, il ne dérogea pas à la règle déjà connue de cinq assaillants pour un défenseur. 

Une logistique vitale

La puissance logistique de l’armée romaine restera un exemple pour toutes les générations militaires. Les généraux comprirent dès les débuts que l’entraînement, le nombre, la technique ne valaient rien si la nourriture et les matériaux venaient à manquer. La logistique préoccupa constamment César en Gaule. Vercingétorix, qui observa fort justement que l’armée romaine ne pouvait tenir sans les importants convois, lança ses cavaliers à la chasse des chariots. Les logisticiens romains multiplièrent les prouesses pour maintenir le bon acheminement des ressources. La guerre des Gaules fut sans doute aussi une grande victoire logistique. Titus en Judée ne prit pas moins de soin que César à couvrir ses approvisionnements. Une année durant, il sécurisa les routes vers la Syrie en arrachant les places fortes du nord aux insurgés ainsi que le port de Césarée. L’armée ne vainquit pas seulement avec la dolabre, mais aussi avec des routes sûres. 

La pensée stratégique de l’armée romaine : une étonnante modernité

L’ouvrage du général Richoux rapproche remarquablement la pensée stratégique de l’armée romaine avec celle de la France. Il trouve dans la formule maîtresse du maréchal Foch « concentration des efforts, économie des moyens, liberté d’action » un résumé des principes stratégiques romains. 

Tout autant que les Grecs, les généraux romains connurent le premier principe de la concentration des efforts. Au niveau tactique, Flavius Josèphe nous décrit ainsi le minutieux examen de la muraille de Jérusalem par Titus. Il choisit l’endroit le plus faible, celui que les juifs avaient négligé de renforcer, et lança les soldats en ce point précis. Au niveau stratégique, Rome identifia mieux que nous aujourd’hui le centre de gravité de l’ennemi. Atteindre ce centre de gravité écroule la force adverse, c’est toujours la condition de victoire dans une guerre. Contrairement à Churchill qui pensa atteindre l’Allemagne par son peuple, Rome comprenait la valeur concrète des villes et des symboles. Titus saisit que la prise de Jérusalem et de son temple lui offrait une victoire certaine. 

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Les généraux romains respectèrent plus ou moins tardivement le principe d’économie des moyens. César engloutit des sommes astronomiques pour soumettre la Gaule tandis qu’Auguste compta ses dépenses. Rome souhaita surtout l’économie du sang pour des raisons militaires, politiques et démographiques, car un légionnaire était citoyen romain. Ainsi, César accepta sa défaite à Gergovie pour conserver le sang, et Titus s’éprouva à économiser des vies. Flavius Josèphe écrivit d’ailleurs : « Si quelqu’un juge un peu flétris les lauriers d’une victoire remportée sans combat, qu’il sache qu’un succès paisiblement assuré a plus d’avantages que s’il est obtenu par le hasard des armes : en effet, il ne faut pas regarder comme moins glorieux que des vainqueurs à la guerre ceux qui, par sang-froid et sagacité, obtiennent des résultats identiques. »

Le troisième principe formulé par Foch, celui de la liberté d’action, fut durement assimilé par l’armée romaine. Par la suite, elle tira sa force de la mobilité. La doctrine de l’armée romaine positionna très tôt les légions en trois lignes successives. La formation triplex acies assurait un bloc de fantassins très compacts. Rome dut apprendre du désastre de Cannes (216 av. J.-C.) face à Hannibal. Dans cette bataille où les légions marchèrent droit sur l’ennemi, 45 000 citoyens auraient été tués après avoir été ceinturés. L’Urbs comprit alors qu’une telle formation lui offrait aussi une grande mobilité et vainquit Hannibal à Zama en 202 av. J.-C. par une manœuvre d’enveloppement. Désormais sûre de sa force, l’armée romaine défit magistralement les phalanges invaincues de Macédoine successivement aux Cynocéphales (197 av. J.-C.) et Pydna (168 av. J.-C.). 

Les Macédoniens durent baisser la lance et la crainte inspirée par la réputation d’invincibilité accompagna l’armée romaine plus de quatre cents ans. Mais si Rome accomplit l’exploit d’apprendre des peuples qu’elle soumit, elle ne renouvela jamais vraiment son armée. La doctrine des triplex acies fut prise de court au désastre d’Andrinople et laissèrent, comme à Cannes, les cavaliers Goths envelopper les troupes. 

L’armée romaine prouva son étonnante modernité par tant de victoires et la conquête d’un espace immense. Sa troublante similitude avec l’armée française contemporaine montre bien qu’il existe des vérités militaires qu’il est périlleux de réfuter. 

1 Général Nicolas Richoux, L’armée romaine, première armée moderne, Pierre de Taillac, 2022.

2 Les Discours d’Hadrien à l’armée d’Afrique.

À propos de l’auteur
Guy-Alexandre Le Roux

Guy-Alexandre Le Roux

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