<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Le Cheval de Troie : les civilisations meurent de l’intérieur

29 mai 2020

Temps de lecture : 7 minutes
Photo : Le Parthénon : temple où été vénéré Athéna, déesse de la stratégie militaire, Auteurs : SA House - Lank/SUPERSTOCK/SIPA, Numéro de reportage : SUPERSTOCK45063218_000001.
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Le Cheval de Troie : les civilisations meurent de l’intérieur

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L’épisode du cheval de Troie est l’un des mythes fondateurs de l’Occident. Souvent revisité et réinterprété, il est une évocation des civilisations qui se battent pour leur survie, ou qui périssent de l’intérieur, par leur propre manquement.

 

La chute de Troie, la cité vaincue par la ruse et le plus grand renversement de fortune, est un des thèmes les plus riches des poèmes du Cycle troyen. Ainsi, les Chants cypriens de Stasinos, la Prise d’Ilion d’Arctinos de Milet, la Petite Iliade de Leschès de Mytilène, la Prise d’Ilion de Triphiodore. Également les Iliou persis de Stésichore, de Sacadas et d’un certain Pisandre dont parle Macrobe et qui serait une des sources de Virgile. Sans oublier celles d’Agathon et d’Iophon, les Persis de Cléophon et de Nicomaque, et l’Histoire de la destruction de Troie de Darès le Phrygien, l’Éphéméride de la guerre de Troie de Dictys de Crète.

Dans la Suite d’Homère de Quintus de Smyrne, au chant XII, Calchas conseille la ruse et la construction du Cheval. Épeios, le charpentier habile, élève d’Athéna, en est le maître d’œuvre. Il fait couper du bois sur le mont Ida et construire un cheval, creux à l’intérieur, avec des ouvertures sur les flancs. Entrent dans le Cheval, aux ordres d’Ulysse, cinquante guerriers. Les autres doivent mettre le feu au camp, lever l’ancre, prendre position à Ténédos et revenir par mer, la nuit suivante, au signal de Sinon.

Sur le Cheval, selon Apollodore, une inscription : « Les Achéens consacrent ce don à Athéna pour le retour dans leur patrie. » Les Grecs savent que le Destin a assuré aux Troyens l’hégémonie en Grèce s’ils rendent un culte au cheval dans leur cité. De ce fait, cachés dans la machine, les Grecs sont déjà dans la place. Symboliquement, Ilion est prise. Cette mètis – ruse de l’intelligence – est subtilement pensée : trompés sur les véritables intentions des Grecs par les dimensions du Cheval, les Troyens l’introduiront dans leurs murs…

Au livre II de l’Énéide, Sinon les persuade que le Cheval est une offrande à Pallas Athéna, construit de taille gigantesque pour que les Troyens ne puissent le faire entrer. Par ces machinations et par son habileté, le parjure accrédite son récit, et ses ruses entremêlées de larmes abusent ceux que n’avaient domptés ni le fils de Tydée ni Achille, ni dix années de guerre ni mille navires. Pour Laocoon, cette machine a été fabriquée pour franchir les remparts, observer les demeures, et s’abattre de toute sa hauteur sur la ville. Des Danaens y sont peut-être cachés. Elle peut recéler un autre piège : « […] timeo Danaos et dona ferentes. » (Je crains les Grecs, même lorsqu’ils font des cadeaux.) Les paroles de Sinon et la mort de Laocoon et de ses fils, étranglés par deux serpents surgis de la haute mer, finissent par abuser les Troyens. En dépit des avertissements de Cassandre, ils percent les murailles et hissent le Cheval jusqu’au cœur de la cité, au milieu des hymnes sacrés. Le ciel tourne et la nuit monte de l’océan, enveloppant de son ombre infinie la terre et la mer. Couchés le long des murs, les Troyens se sont tus. Le sommeil a saisi leurs membres épuisés… La flotte grecque, « sous le silence amical d’une lune qui se tait », revient de Ténédos et, au signal lumineux, Sinon ouvre les flancs du Cheval.

La construction du cheval de Troie, Giulio Romano, vers 1540.

Le piège des Achéens contre Troie

Chez Triphiodore, la cité emplie de folie sombre dans l’insouciance. Seuls quelques gardes veillent. Déjà la lumière du jour s’éteint et la divine nuit enveloppe Ilion la superbe, pour sa ruine. Par l’éclat de sa torche, Hélène, qui fait « l’admiration des Troyennes aux tuniques traînantes », est devenue semblable à la lune :

« Aussitôt, brandissant un flambeau très ardent près du tombeau d’Achille, Sinon donne aux Argiens le signal attendu. Toute la nuit, en vue des Grecs, Hélène au corps gracieux fait elle aussi briller du haut de son palais la flamme d’or d’une torche. Telle la lune nourrie d’un feu éclatant lorsqu’elle projette sa face d’or dans le ciel qu’elle éclaire, non pas lorsqu’elle a aiguisé les pointes de sa corne et se lève, première lueur du mois dans une obscurité sans ombre, mais lorsqu’elle arrondit le disque radieux de son œil dans lequel se reflètent les rayons du soleil. Telle, dans l’étincellement, la dame de Thérapnè lève son bras dans l’ombre lie de vin et guide la flamme amie. » (Triphiodore, Iliou persis, 510-521, trad. A. Sokolowski)

Les Grecs virent de bord. Les rois en armes « ouvrent les verrous de leur secrète embûche », se coulent hors du Cheval « comme d’un chêne sortent des abeilles ». À travers le meurtre et le tumulte, ils sont des lions furieux. Le sang coule et « la sainte Ilion regorge de cadavres qui s’écroulent » :

« Toute la nuit, elle mène sa danse à travers la cité, déferlante mugissante qui s’assouvit du carnage retentissant de la guerre, Ényô, l’Obscène, ivre de sang pur. Avec elle, Éris, dont le front touche le ciel, excite les Argiens depuis que le cruel Arès est revenu, longtemps après, aux côtés des Danaens pour leur apporter, volte-face tardive, la victoire inconstante et le secours destiné tantôt au camp ennemi. Du haut de la citadelle, Athéna, la déesse aux yeux pers, pousse le cri de guerre et brandit l’Égide, le bouclier de Zeus. L’éther retentit de la course brusque d’Héra, et la terre lourde gronde sous les coups du trident acéré de Poséidon. Frappé d’épouvante, Hadès se lève de son trône : la colère de Zeus conduira aux Enfers toute la race humaine escortée par Hermès, le meneur d’âmes. » (559-572, trad. A. Sokolowski)

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Le Cheval a-t-il existé ?

Mais ce qui a été raconté du siège de Troie a paru si éloigné du vraisemblable que plusieurs auteurs anciens sont convenus qu’il était difficile d’y ajouter foi. Pour Palæphatos, dans ses Histoires incroyables (XVI), derrière le mythe, une vérité autre. On prétend, dit-il, que quelques Achéens courageux, dissimulés à l’intérieur du Cheval, abattirent Ilion. Ce récit est une fable. La vérité est celle-ci. On construisit un cheval de bois d’après la dimension des portes : moins large, mais plus haut. Les chefs se tenaient cachés dans un lieu appelé le « Creux de l’embuscade ». Sinon, venu du camp argien comme un déserteur, conduit les Troyens à faire entrer le Cheval dans la ville. Pendant qu’ils festoient, les Grecs leur tombent dessus, à travers la brèche pratiquée dans les remparts. C’est ainsi qu’Ilion fut prise.

On pense aussi à Dion Chrysostome et à son Contre l’opinion commune sur la prise de Troie. Pour le sophiste, Homère raconte lui-même ce qui est advenu à Ithaque et la mort des amants de Pénélope. Mais il ne peut soutenir de dire sous son propre nom les mensonges principaux, Scylla, le Cyclope, les poisons de Circé, Ulysse aux enfers. C’est Ulysse qui les raconte aux convives d’Alcinoos, et c’est Démodocos qui chante la prise de Troie et ce Cheval fameux, ouvrage de la ruse des Grecs. Selon Pausanias, c’était une machine de guerre, une espèce de bélier pour abattre les murailles. Selon d’autres, la ville fut livrée par la trahison d’Énée et d’Antênor. Origène reconnaît qu’on ne peut guère justifier les récits d’Homère, et Lucien plaisante sur le peu de confiance qu’on doit avoir au témoignage du poète.

On pense surtout à ce moment dans l’Odyssée (IV, 272-290) où Ménélas se remémore la dernière nuit de Troie :

« Dans le Cheval de bois, nous, les plus braves des Argiens, étions embusqués, tous prêts à porter le meurtre et la Kèr aux Troyens. Toi, Hélène, tu t’approchas. Un dieu sans doute guidait tes pas, qui voulait donner le salut et la gloire aux Troyens. […] Alors, trois fois, tu fis le tour du piège creux, sondant ses flancs de tes mains. Puis tu hélas les premiers des Danaens, proféras leur nom, imitas la voix de leurs épouses argiennes. Le fils de Tydée, le divin Ulysse et moi étions parmi eux et entendions tes cris. Mais, le désir nous brûlait, Diomède et moi, de nous élancer vers toi, de répondre à tes appels. Ulysse réfréna notre élan, malgré notre impatience vive. Les autres fils des Achéens demeuraient silencieux. Seul, Anticlos s’apprêtait à parler quand Ulysse, d’une main de fer, lui tint la bouche close et étouffa sa voix. Ainsi, il sauva tous les Grecs, car il ne relâcha son étreinte que lorsque Pallas Athéna t’eût éloignée, loin de nous. » (trad. A. Sokolowski)

Ce passage a étonné Gent, le héros du Monstre de Kadaré.

Si les Troyens soupçonnaient la présence des rois grecs dissimulés dans le Cheval et avaient demandé à Hélène d’imiter les voix de leurs épouses, ils n’auraient pas manqué de le sonder par la suite. Comment expliquer aussi la présence des rois grecs dans ce commando. S’il échouait, l’armée serait livrée à elle-même.

Le Cheval serait-il alors un subterfuge littéraire destiné à occulter le véritable stratagème ? Une ruse qui pourrait servir encore ? Ou bien un piège qui ne serait pas une mètis, mais une apatè, une fourberie ? Or, les chefs grecs ne pouvaient masquer complètement la manière dont Troie avait été prise. Trop de survivants témoigneraient du contraire. Seul un mensonge qui garde quelque analogie avec la réalité peut être cru. Un mensonge que Ménélas, logiquement, continue à répandre, avec la complicité d’Hélène. Les maîtres de la propagande le savent, la désinformation est une arme de guerre.

Le Cheval a bien existé, mais son rôle n’a pas été le même. Non un commando caché, mais une délégation chargée de négocier secrètement la paix. Évidemment, une paix mensongère. Là est le piège, la perfidie qu’il faut taire et travestir, un artifice fondé, comme celui du mythe, sur une mystification et un endormissement de l’adversaire.

Pour Gent, « le Cheval a existé sans exister ». Un Cheval vide et une mission tenue secrète. En effet, Grecs et Troyens du commun ignorent tout de ces pourparlers occultes. Ils ne voient que la fabrication insolite de ce cheval de bois. Nul n’en comprend la signification. L’armée grecque tout entière lève le camp. La délégation est dans la place. Les pourparlers peuvent commencer…

On comprend alors le sens de certains épisodes transposés dans le mythe. Hélène s’adresse à chacun des chefs, non quand ils sont cachés dans le creux de la bête, mais lors des débats au cours desquels Ulysse ferme de sa main la bouche d’Anticlos qui allait se trahir, et Laocoon s’oppose à cette paix dans laquelle il voit le malheur de Troie. C’est la raison de sa mort.

Dans la plaine, maintenant déserte, se dresse le Cheval. Vide. Les Troyens, après l’avoir examiné une dernière fois, font tomber la voûte pour le faire entrer, affaiblissant leurs défenses.

Mais surtout ils croient à la paix conclue. Ils sont perdus.

Comme dans le mythe, la délégation et le Cheval se trouvent maintenant réunis dans Troie. Leur dissociation première déjà s’estompe… Les Grecs peuvent quitter la ville. Les Troyens, trompés, ont relâché leur vigilance. La flotte grecque a viré de bord. Vient l’assaut final. Personne n’ouvrit jamais de l’intérieur les portes de la ville. La délégation grecque les avait déjà ouvertes. Dans la confusion du carnage ce détail passa inaperçu. La dernière nuit de Troie.

Dans la scholie du vers 344 de l’Alexandra de Lycophron, citant Leschès de Mytilène et sa Petite Iliade : « […] c’était le milieu de la nuit et la lune se leva brillante. » Le vers 255 du livre II de l’Énéide : « […] tacitae per amica silentia lunae. » Si la lune se tait, serait-elle voilée ou cachée ?

Ainsi une ambiguïté est créée par le fait que toute cité est dans la durée et ne survit que par la magie de la mémoire, l’artifice des mots souvent source de mythe. Un mythe qui conduit à relire l’extrême contemporain, avec la même dialectique – le Cheval a existé / le Cheval n’a pas existé / le Cheval a existé sans exister. Homère et Thucydide le savaient, les civilisations sont mortelles et meurent de l’intérieur, comme jadis Ilion fut prise.

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À propos de l’auteur
Olivier Battistini

Olivier Battistini

Olivier Battistini est né à Sartène, en Corse. Il est Maître de conférences émérite en histoire grecque à l’Université de Corse, directeur du LABIANA, chercheur associé à l’ISTA, Université de Franche-Comté et membre du comité scientifique de Conflits. Auteur de nombreux ouvrages sur la Grèce ancienne, ses domaines de recherches sont la guerre et la philosophie politique, Thucydide, Platon et Alexandre le Grand.
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