Hamas – Israël : une désinformation aux multiples facettes

6 février 2024

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : Manifestations palestiniennes à la frontière entre Gaza et Israël, en octobre 2019, Auteurs : Yousef Masoud/Penta Press/REX/SIPA, Numéro de reportage : Shutterstock40731803_000006.

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Hamas – Israël : une désinformation aux multiples facettes

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Depuis le début de l’attaque meurtrière du Hamas du 7 octobre 2023, la désinformation s’est répandue massivement dans l’espace numérique. Poursuivant l’objectif classique d’imposer un narratif orienté du conflit, notamment autour des pertes humaines civiles, elle se déploie de manière déstructurée sur les réseaux sociaux, sans qu’une stratégie clairement définie ne se dessine. Un véritable enjeu qui s’impose aux cibles privilégiées de ces manœuvres : États occidentaux, entreprises privées implantées en Israël, mais aussi opinions publiques.

Une explosion du volume de fausses informations

En volume, « les éléments statistiques montrent qu’il y a une véritable explosion du nombre de fausses informations liées au conflit entre Israël et le Hamas : elles auraient été multipliées par 34 en France entre septembre et novembre 2023, selon une étude récente menée par deux cabinets d’analyse des réseaux sociaux », explique Matthieu Anquez, essayiste et spécialiste de la région.

Contrairement à la guerre en Ukraine, où les campagnes de désinformation russes sont largement téléguidées par le Kremlin par le truchement de prestataires privés ou d’unités militaires dédiées, les campagnes de désinformation relatives au conflit Israël – Hamas sont déstructurées : militants, journalistes, personnalités politiques peuvent ponctuellement y collaborer en fonction des évènements. Sur les réseaux sociaux, les vecteurs de ces campagnes apparaissent ainsi multiples. L’ancrage profondément identitaire de la cause palestinienne au sein des gauches européennes, mais aussi le soutien traditionnel des populations arabes et musulmanes à Gaza, contribuent à multiplier les sources de désinformation, incluant parfois des acteurs qui en sont traditionnellement éloignés. « Cela va du militant d’extrême-droite israélien qui adopte une vision jusqu’au-boutiste de la guerre au sympathisant d’extrême-gauche français, qui souhaite encourager le boycott de certaines entreprises, en passant par un internaute marocain, sympathisant de la cause palestinienne. Chacun peut contribuer à diffuser de fausses informations, en fonction de ses propres biais de confirmation et de son agenda politique », estime Matthieu Anquez. En bref, autant d’émetteurs que de messages.

Faux – vrais morts : « construire l’ennemi » et se prémunir des accusations

Le caractère fondamentalement passionnel des conflits entre Israël et les mouvements nationalistes palestiniens fait de la désinformation un outil stratégique d’orientation des émotions, permettant de déshumaniser l’adversaire et, surtout, de renforcer sa propre posture victimaire au sein d’une dichotomie « agresseur – agressé », que chacun des camps revendique. L’une des dernières en date ? Les affirmations, relayées le 24 janvier sur le réseau social X par le média palestinien Times of Gaza, accusant Israël de dissimuler des explosifs dans des boîtes de conserve alimentaires destinées aux populations civiles palestiniennes. « L’idée sous-jacente est d’assimiler Israël à un État terroriste, dont les modes d’action peuvent être aisément qualifiables de crimes contre l’Humanité » analyse Matthieu Anquez.

Une approche que l’on peut retrouver ponctuellement du côté israélien. Au tout début du conflit, le Hamas a été accusé d’avoir décapité une quarantaine de nouveau-nés dans le kibboutz de Kfar Aza, situé à proximité de la frontière gazaouie. Si l’existence d’un massacre à grande échelle dans ce kibboutz, ayant fait environ 70 victimes, est depuis largement documentée, le meurtre de bébés s’est révélé, plus tard, une affirmation infondée, reprise parfois au plus haut niveau politique dans les pays occidentaux et en Israël. « Israël comme le Hamas visent un objectif finalement simple : attirer les sympathies, diaboliser l’ennemi, agir sur les émotions, afin d’obtenir le soutien des opinions publiques », explique Matthieu Anquez.

Cette approche participe de « la construction de l’ennemi » et s’inscrit dans une forme de « diplomatie de l’émoi », capitalisant sur une capacité à influencer les émotions des spectateurs extérieurs au conflit et cherchant à justifier ses propres actions. La création a posteriori de cas de crimes de guerre n’est pas nouvelle, l’avènement des nouvelles technologies de l’information et des télécommunications leur accordant simplement une capacité de viralisation plus puissante. « Citons entre autres l’affaire des cadavres de Timisoara lors de la Révolution roumaine de décembre 1989 ou celle des couveuses débranchées par l’armée irakienne lors de son occupation du Koweït en 1990 », souligne Matthieu Anquez.

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L’autre face de la même pièce est la négation des pertes de l’adversaire. Plusieurs dirigeants du Hamas, dont Bassem Naim, l’un des porte-paroles du mouvement dans ses relations internationales, ont ouvertement nié la responsabilité du groupe islamiste dans la mort de civils israéliens. En Israël, c’est le hashtag « Pallywood », au sous-narratif complotiste marqué, qui s’est diffusé au sein des extrêmes-droites, accusant les Palestiniens d’utiliser des mannequins en plastique pour simuler des morts civils. Avec pour objectif d’instiller le doute, alors qu’Israël fait face à de puissantes accusations de crimes de guerre, dont l’un des points d’acmé est sans doute la requête de l’Afrique du Sud devant la Cour internationale de Justice (CIJ).

Les entreprises privées : nouvelles cibles

La capacité de mobilisation des milieux militants en Occident, dont le soutien à la Palestine se double d’une posture anticapitaliste assumée, a fait des entreprises privées des cibles particulièrement privilégiées des campagnes de désinformation. « Leur objectif est d’inverser la balance bénéfices – risques d’un investissement en Israël en faisant passer un message sous-jacent : si vous vous implantez en Israël, vous perdrez non seulement des clients en Occident, mais aussi sur l’ensemble de vos marchés arabes et musulmans. Êtes-vous certain que c’est économiquement rationnel ? À terme, l’objectif est d’affaiblir économiquement Israël ».

Ces modes d’action militants sont portés par des mouvements structurés, très en lien avec des groupes de gauche radicale, comme « Action Palestine », « Boycott Désinvestissement Sanction » ou l’association « France Palestine solidarité ». « Plusieurs enseignes ont été visées par des campagnes de désinformation : Carrefour, Zara, Puma, Starbucks… À chaque fois, il s’est avéré qu’elles avaient été victimes d’actes malveillants qui tendaient à montrer que ces entreprises avaient pris fait et cause pour Israël », souligne Matthieu Anquez. Les groupes ciblés ont ainsi quasi-systématiquement une attache historique dans un pays occidental, un actionnariat en grande majorité européen ou américain et des intérêts économiques, directs ou indirects, réels dans le monde arabo-musulman.

En France, c’est l’enseigne Carrefour qui en a récemment fait les frais. Partant d’une simple photo diffusée sur le réseau social Instagram, montrant un employé présumé du groupe distribuant de la nourriture à des soldats israéliens, le groupe a fait l’objet d’un appel au boycott massif. « Il apparaît en fait que cette initiative est celle d’un salarié isolé d’un franchisé du groupe en Israël et que Carrefour ne l’a en aucun autorisée et n’a jamais été au courant. Le contraire aurait relevé de l’absurde, le distributeur étant implanté dans de nombreux pays musulmans », détaille Matthieu Anquez. Dans la foulée, le groupe a aussi été accusé, par la voix de plusieurs députés français notamment, d’être implanté dans les Territoires palestiniens occupés, ceux-ci étant définis à partir d’une résolution de l’ONU de 1967 comme n’appartenant pas au territoire souverain d’Israël. Une information là encore infondée, à en croire la carte officielle des implantations du groupe en Israël.

Source : implantation des magasins Carrefour

Le groupe a d’ailleurs tenu à clarifier ce point : « Le Groupe Carrefour n’exerce aucune activité directement en Israël et n’a aucune participation capitalistique dans notre partenaire franchisé Yenot Bitan. Le contrat de franchise est limité au territoire d’Israël et exclut la présence de tout magasin à l’enseigne Carrefour dans les territoires occupés. Aucun magasin Carrefour n’est présent dans les territoires occupés ».

De fait, les accusations d’implantation de Carrefour en Cisjordanie occupée semblent procéder d’un malentendu, voire d’un raccourci volontairement emprunté pour accabler l’enseigne. Ainsi, la « Plateforme Palestine », passerelle militante pro-Palestine, écrivait-elle, dans une note intitulée Carrefour intensifie ses liens avec la colonisation illégale de la Palestine datée du 6 octobre 2023 : « Yenot Bitan, le partenaire de Carrefour détient des magasins dans 8 colonies, au lieu des 3 annoncées au moment de la publication (d’un précédent) rapport », avant de préciser : « le partenaire de Carrefour exploite des succursales, sous ses marques Mega et Mehadrin MarKet dans d’autres colonies que les trois déjà identifiée et mentionnées dans le rapport qui sont Ariel, Maale Adumim et Alfie Menashe. Les nouvelles colonies identifiées par Who Profits sont Beit El, Kokhav Ya’akov, Modi’in-Maccabim-Re’ut et Modi’in Illit, ainsi que Neve Ya’akov à Jérusalem Est ». Problème, ces magasins Mega et Mehadrin MarKet n’ont aucun lien, d’aucune manière, avec Carrefour.

« J’ajouterais que certaines enseignes sont perçues comme incarnant un État », souligne Matthieu Anquez. Peu étonnant dans ce contexte que les groupes américains ou européens aient été tout particulièrement visés. La marque de mode Zara, dont une campagne publicitaire a été perçue par des militants pro-palestiniens comme un détournement humoristique des sacs mortuaires des victimes de la guerre à Gaza, a fait l’objet d’une campagne de boycott et de manifestations devant certains magasins. La décision de Puma de mettre un terme à son partenariat avec l’équipe nationale de football d’Israël a été revendiquée comme une victoire stratégique par le mouvement BDS, alors même qu’elle s’inscrit dans une stratégie de marque antérieure au conflit aspirant à restructurer la pratique du sponsoring auprès de moins d’équipes, mais jugées plus médiatisées. « Si elles ne constituent pas à proprement parler une menace vitale pour les entreprises visées, ces campagnes de désinformation représentent un nouvel enjeu réputationnel pour les groupes internationaux implantés dans les espaces à risque », conclut Matthieu Anquez.

Une désinformation qui s’inscrit aussi dans une lutte géopolitique plus globale 

En filigrane, l’implication russe a été évoquée et, en France du moins, authentifiée. En novembre dernier, en marge du Forum de Paris sur la Paix, le grand patron de Microsoft, Brad Smith, a assuré que la Russie pratiquait la désinformation dans le cadre du conflit au Moyen-Orient. « Israël, qui jouit d’un soutien certes polymorphe et parfois critique parmi les pays du “Nord”, est parfois perçue comme une manifestation du colonialisme occidental et, plus simplement, de l’impérialisme américain. Le Kremlin sait parfaitement qu’il peut jouer sur cette question sensible pour accroître son aura auprès des populations du Sud global et pour créer des brèches dans la très relative unanimité qui existe dans les pays occidentaux », estime Matthieu Anquez.

« On se tourne plus volontiers vers la Russie que d’autres pays, car la guerre de l’information y est érigée comme un atout stratégique et que ses campagnes sont désormais dûment documentées », poursuit l’expert. Dans le cas de la Russie, cette opération a un nom, « Doppelganger », et est fondée sur des méthodes certes grossières, mais qui, aux yeux de publics-cibles parfois peu acculturés aux pratiques numériques, peuvent avoir une efficacité : clonages de faux sites de grands médias français, comme Le Monde ou 20 Minutes, hébergeant des articles résolument orientés, puis diffusion par un réseau de bots sur les médias sociaux. D’abord destinées à une couverture orientée du conflit en Ukraine, ces méthodes ont démontré leur adaptabilité en se transformant en outil de propagande dans le cadre du conflit israélo – Hamas.

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Multifacettes, la désinformation qui se déploie depuis les attaques du Hamas va bien au-delà de la simple stratégie militaire. Elle a ainsi une capacité marquée à toucher des publics aussi variés que ses émetteurs. Et constitue un défi auquel toutes les parties prenantes du numérique doivent être en mesure de répondre.

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À propos de l’auteur
Jean-Baptiste Noé

Jean-Baptiste Noé

Docteur en histoire économique (Sorbonne-Université), professeur de géopolitique et d'économie politique à l'Institut Albert le Grand. Rédacteur en chef de Conflits.

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