<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> L’Initiative des trois mers : un remodelage de l’Europe centrale ?

11 octobre 2021

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L’Initiative des trois mers : un remodelage de l’Europe centrale ?

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Après le Brexit, la France se retrouve seule face à l’Allemagne et doit composer avec la stratégie de Berlin sur les questions militaire et énergétique. Un aveuglement stratégique qui l’empêche de penser ses relations avec la Russie et la Chine. Pendant que l’Europe de l’Ouest patine, l’Europe centrale entame un rapprochement avec Pékin.

Comment doit-on analyser la volonté française de réchauffer les liens avec Moscou ? Selon Velina Tchakarova, qui dirige l’Austria Institut für Europa und Sicherheitspolitik (AIES), il faut y voir un acte désespéré de Paris. Selon elle, les pays d’Europe centrale et de l’est sont très préoccupés par cette manœuvre d’une France affaiblie et à faible pensée stratégique, qui gagnerait à laisser les Russes revenir d’eux-mêmes. Contrairement aux Allemands qui n’ont jamais coupé les liens avec la Russie, comme en témoigne le gazoduc Nord Stream II. Celui-ci sert non seulement à éloigner Moscou de Pékin mais aussi à cacher le quasi-fiasco allemand dans la transition énergétique, dont la Cour des comptes fédérale[1] dénonce le dérapage incontrôlé des coûts de production de l’électricité, rendant le gaz russe d’autant plus indispensable. Dans une analyse récente[2] qu’elle a écrite pour l’AIES, Velina Tchakarova se penche sur l’Initiative des trois mers. Cette alliance réunit 12 pays[3] situés à proximité des rives des mers Baltique, Noire et Adriatique qui affichent une forte croissance économique et maîtrisent leur budget. De par leur position géographique, ils constituent pour partie la plaine qui mène à Moscou, qui a été tenté de les considérer comme un glacis comme aujourd’hui le Bélarus ou l’Ukraine.

La division européenne

Les 12 font donc l’objet de l’attention et des financements de Washington et de Bruxelles. À ce titre, ils développent un maillage d’infrastructures (comme un tunnel sous la Baltique) et surtout de gazoducs. Ceux-ci acheminent ou vont acheminer les gaz américains, méditerranéens et moyen-orientaux. Le gaz de schiste constitue en effet pour les Américains un fort levier à l’export, notamment vers l’Asie (Japon et Corée du Sud) et vers l’Europe. Parmi les 12, l’Autriche, qui s’inscrit dans la roue de l’Allemagne, ou la Hongrie ont des liens avec la Russie et la Chine. Les pays voisins de la Russie (Pologne et pays baltes) favorisent naturellement le gaz américain. La France ne dépendant du gaz de personne grâce à son parc nucléaire peut trouver une place de pivot et tenter de pousser les pions de son industrie nucléaire auprès du groupe de Visegrad[4].

Par ailleurs, l’Initiative des trois mers permet à certains pays de se désengager des routes de la soie ou de l’alliance 17+1 qui lie 17 pays européens à la Chine, à l’image de la Lituanie qui en est sortie en mai 2021. Inlassablement, la Chine poursuit son travail de séduction des maillons faibles européens, comme pour l’Italie délaissée par Bruxelles à l’hiver 2020 puis reprise en main par Mario Draghi.

À ce titre, le silence assourdissant de l’Union européenne au moment de l’entrée de la Chine au Pirée d’Athènes il y a dix ans reste un mystère. À l’heure actuelle, la Serbie, mise au ban de l’Europe dans les années 1990, offre le visage parfait du vassal de Pékin : patrouilles de policiers chinois à Belgrade, caméras de surveillance chinoises dans tout le pays et utilisation très médiatisée du vaccin chinois. Les nouvelles routes de la soie ne passent pas loin.

Selon Velina Tchakarova, au sein de l’Union, chaque pays européen veut tout faire par lui-même, ce qui résulte d’une absence de décision des institutions européennes. On peut aussi supposer qu’en 2011, la menace chinoise ne faisait pas l’objet d’autant de commentaires et d’analyses. Même si, comme le regrette Thomas Gomart dans son récent Guerres invisibles, l’Occident fait toujours face à une grave pénurie d’analystes du Parti communiste chinois.

Mais au-delà du fonctionnement du PCC, les Européens manquent également de visibilité sur le partenariat stratégique sino-russe, que Velina Tchakarova désigne sous le terme de DragonBear (DragonOurs). Ce partenariat va se renforcer (cyber, espace, militaire), sans qu’il soit possible d’avoir beaucoup d’informations sur son contenu.

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La nouvelle agressivité chinoise

Ce qui transpire de Chine, comme l’année dernière l’interview du général Qiao Liang[5], un des auteurs du célèbre La guerre hors limite, c’est la prise en compte de tous les domaines d’intervention dans leur affrontement avec leurs ennemis. Pour l’heure, l’imbrication entre la Chine et les États-Unis, souvent décrite comme ChinAmerica avant la présidence Trump, n’a connu qu’une remise en cause partielle : les exportations chinoises vers les États-Unis ont fortement progressé à la faveur des confinements et des aides apportées aux ménages américains par l’État fédéral. Ces surplus commerciaux chinois se retrouvent recyclés en bons du Trésor américain, et ce d’autant plus qu’il n’y a aujourd’hui aucune devise ni aucun système en mesure de se substituer au dollar.

Certaines analyses estiment que l’agressivité nouvelle de la Chine va la conduire à des déconvenues et qu’elle reprendra l’apparence d’un gentil panda. À l’heure du 100e anniversaire du Parti fêté en grande pompe et de l’omniprésence de Xi Jinping, on peut douter d’un assouplissement prochain de la ligne du Parti. Pékin reste sur une ligne Staline-Mao, dont le président Xi reprend les codes. À ce titre, on lira avec intérêt ce discours[6] de John Garnaut, ancien journaliste australien à Pékin devenu conseiller de Canberra, qui donne une lecture très argumentée de la ligne du Parti. L’idéologie de Pékin donne tout son relief au solutionnisme technologique et au capitalisme de surveillance qui étaient déjà dénoncés par Shoshana Zuboff ou Evgeny Morozov bien avant la crise sanitaire. John Garnaut est un des premiers analystes à avoir contribué au réveil des Australiens face à l’impérialisme chinois.

Reste à savoir ce que peuvent et veulent des États occidentaux irrigués par les financements de Pékin. Au-delà du financement des think tanks et des universités occidentales, selon Velina Tchakarova, la Chine entretient des liens avec 450 partis politiques dans le monde (notamment les partis sociaux-démocrates). On peut facilement ajouter que, contrairement aux Soviétiques russes lors de la guerre froide, les Chinois disposent de moyens financiers hors du commun.

Du fait des liens du PCC avec le Parti démocrate US, Velina Tchakarova estime qu’il n’y aura pas de conflit armé entre la Chine et les États-Unis pendant les deux prochaines années (malgré les déclarations belliqueuses de Nikki Haley[7] par exemple). Quant aux Américains, leur volonté de transformer l’OTAN en ligue contre la Chine ne semble trouver qu’un faible écho parmi leurs alliés. Ils renforcent leurs liens avec les pays du Quad (Inde, Australie et Japon) et également avec certains voisins de la Chine qui subissent sa pression, comme le Vietnam ou les Philippines.

Velina Tchakarova rappelle que la Russie et la Chine se comportent comme des voyous (thugs) et que face à de telles pratiques, les Européens devraient muscler leur posture et leurs moyens. Cela passe par des corps d’armée à l’échelle du continent. Cela passe également par le développement de corps de mercenaires, à l’image du groupe Warner pour les Russes, de Black Water pour les Américains ou encore des mercenaires chinois (dont certains sont formés par l’emblématique Erik Prince, fondateur de Black Water). L’Afrique est devenue le terrain de jeu privilégié des Chinois. Russes et Turcs leur emboîtent le pas sur le continent et, côté européen, seule la France y maintient une activité.

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[1] Michel Bay, « Transition écologique. L’Allemagne s’inquiète (enfin !) », Contrepoints, 16 mai 2021.

[2] Velina Tchakarova, Livia Benko, « The Three Seas Initiative as a Geopolitical Approach and Austria’s role », AIES Fokus, 11/2021.

[3] Autriche, Bulgarie, Croatie, République tchèque, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Pologne, Roumanie, Slovaquie, Slovénie.

[4] Pologne, Hongrie, République tchèque et Slovaquie.

[5] À retrouver sur le site internet de Conflits.

[6] Publié sur le site Sinocism de Bill Bishop. Une traduction française est à retrouver sur le site de Conflits.

[7] Ancienne ambassadrice à l’ONU.

À propos de l’auteur
Rémi de Francqueville

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