Informer malgré la guerre. De chaque côté du front, ramener des images, des faits, des documents. Si leurs noms sont peu connus du grand public, leur travail est essentiel pour connaître et comprendre. Les reporters de guerre sont sur les lignes du danger et exercent un métier plein de risques, mais aussi de rencontres. Entretien avec Clémence Dibout, grand reporter à BFM TV
Propos recueillis par Emmanuelle de La Serre
Comment se passe une journée de reportage en zone de guerre ?
Je me lève très tôt, j’analyse l’actualité, et en fonction de ce qu’il se passe, on décide avec l’équipe – JRI, fixeur, parfois un technicien – de la destination du jour. On doit tous être d’accord, surtout si c’est dangereux. En cas de désaccord, c’est souvent celui qui veut aller au plus près qui l’emporte : tout le monde doit accepter de prendre un risque. Dernier exemple en date, en février 2023 – j’étais alors en Ukraine – il était question qu’on se rende à Bakhmout en Ukraine. Je trouvais que le reportage avait déjà été fait quinze jours plus tôt par des collègues de BFMTV, je pensais qu’on aurait les mêmes séquences. De fait, c’était prendre beaucoup de risques pour des informations qu’on avait déjà, donc j’ai mis un stop et on ne l’a pas fait. Ensuite, on tourne, on monte sur place ou en rentrant, on envoie le sujet, et on recommence le lendemain.
Être sur le front, est-ce à la hauteur de ce qu’on imagine ?
C’est drôle, je n’avais pas d’idée préconçue, donc je n’ai pas eu de choc. Mais je ne sais pas ce qu’est la guerre en tant que civile, seulement en tant que journaliste. À mon sens, cela change tout. Je suis là temporairement, ma famille est en sécurité, je suis en mission. De plus, je suis en zone de guerre avec un objectif précis : chercher des informations. Cette distance change tout. Les civils, eux, n’ont ni recul ni objectif, ils sont au cœur du conflit sans aucune échappatoire.
L’information peut-elle rester objective dans un conflit ?
L’objectivité absolue n’existe pas. On a toujours accès à un réseau ou une brigade en particulier. Si on a accès à un camp, c’est que quelqu’un a un intérêt à nous y emmener. Il faut juste en être conscient. Même les démocraties cherchent à contrôler le récit. Être totalement seul sur une ligne de front n’est ni professionnel ni souhaitable. On accompagne une armée régulière, parfois même un groupe terroriste… Ce n’est pas du bénévolat ni de la grandeur d’âme, c’est une logique d’accès à l’info. Notre travail, c’est aussi de comprendre pourquoi on nous montre telle chose à tel moment.
Le statut de journaliste protège-t-il encore ?
Plus autant. L’idée – c’est pourtant toujours vrai – que les journalistes sont des observateurs extérieurs au conflit prévalait avant. Ça n’est plus le cas. On influence le récit, donc on devient pour les belligérants une partie du conflit. Donc une cible. En Ukraine, en février 2023, mon équipe et moi nous sommes fait tirer dessus par des chars alors qu’on venait d’arriver. On avait les gilets “PRESS”, mais on ne saura jamais s’ils ont tiré parce qu’on était journalistes. C’est devenu très difficile.
Comment réussit-on à filmer dans la peur ?
Au début, on se cache. La première alarme que nous avons eue, lors de l’abattement des missiles à Tel-Aviv, ou bien lors des premiers bombardements en Ukraine, le réflexe a été complètement humain. Puis on se dit que ça ne sert à rien si on ne filme pas. Le réflexe vient avec le temps. Les JRI ont la caméra à l’épaule, ils doivent réagir immédiatement. La priorité absolue, évidemment, c’est la sécurité. Pour effectuer un bon reportage, il faut avant tout rester en vie. C’est un arbitrage permanent entre la volonté d’éviter les roquettes et la nécessité de filmer. Mais sans images ou vidéos, il n’y a pas de contenu pour le reportage. Quitte à prendre un risque, autant qu’on le voit. Maintenant, j’ai toujours mon iPhone à la main, prêt à filmer. Sinon, ça ne vaut pas le coup d’être là. Filmer, c’est aussi un moyen de justifier les risques qu’on prend.
Ce métier laisse-t-il de la place à une vie personnelle ?
Très peu. J’ai un mari et un enfant, mais je rate des moments : la fête des mères, les anniversaires… Ce métier prend toute la place. C’est quelque chose de tellement viscéral que ce n’est pas négociable. On ne choisit pas les dates, je dois être sur place dès que l’actualité le requiert. J’ai eu de la chance d’avoir une famille, mais ce métier est tellement prenant qu’il prend parfois plus de place que tout le reste.
Quel conflit vous a le plus touchée ?
Il y a des aspects différents à chaque fois, mais je pense que c’était l’Afghanistan : les talibans, en 2021, m’ont marquée par leurs regards. Je suis blonde, très occidentale. Les regards qui me perçoivent comme un bout de viande, j’en ai déjà eu plein, dans beaucoup d’autres pays. Les regards de mépris, sur ce que vous êtes profondément, je ne l’avais jamais expérimenté à ce point. Et le conflit israélo-palestinien, c’est celui qui me touche le plus : plus je creuse, moins je comprends. C’est d’une complexité folle. Le couvrir est un défi sans nom. C’est ça qui est passionnant.
En termes de ressentis, selon vous, la guerre a-t-elle vraiment changé ?
Pas vraiment, je pense. La guerre, c’est toujours la même horreur. Même si c’est une pensée commune et récurrente, la guerre c’est avant tout des hommes. Bien sûr il y a des drones, des armes et des engins dématérialisés, mais on en revient toujours aux hommes. Ce sont vraiment des états d’esprit de gens ordinaires dans des situations extraordinaires. Ce sont rarement des soldats formés, sortis d’écoles de guerre. On le voit en Ukraine : le soldat ukrainien de base, il a 45 ans, trois enfants… C’est un homme tout à fait ordinaire. Ce n’est pas une guerre de professionnels. Ce sont des humains plongés dans l’inhumain.
Relayer l’instant sans recul, c’est frustrant ?
Parfois oui, mais chacun son métier. L’analyse viendra ensuite, par d’autres. Moi, mon rôle, c’est de relayer l’information qui se produit à l’instant T. Par exemple, après l’annonce de l’entrée de camions humanitaires dans Gaza, je dois être au point de passage du Kerem Shalom, pour constater ce qui s’y produit : si oui ou non les camions rentrent effectivement dans Gaza, comment se déroule l’événement… C’est vrai que c’est parfois frustrant parce qu’il y a moins de fond, et en même temps, ce rôle qui est le mien de montrer en direct ce qui se passe est aussi très important. Je pense que ça a aussi sa plus-value pour la compréhension du conflit.
La guerre est-elle une constante de l’histoire ?
Je dirais que c’est surtout la loi de Murphy. Plus il y a la paix, plus elle a de chances de rester, et plus il y a la guerre, plus celle-ci a de chances de s’accroître. Quand on se penche sur les deux guerres mondiales entre l’Allemagne et la France, on voit qu’il n’y a rien d’irréconciliable à vie. Les guerres ont toujours fait partie de l’histoire de l’humanité, c’est vrai. Mais si on regarde les longues périodes de paix en Europe occidentale, je pense que plus on cherche à faire la paix, plus la paix grandit. Donc, il y a quand même de l’espoir.
Parvenez-vous à retenir d’autres choses de la guerre que sa violence ?
Bien sûr. Il y a aussi des moments incroyables. La guerre, ça n’est pas que la violence. Une fois, une esthéticienne m’a fait les ongles dans un campement de l’Armée de Terre en Arménie. On vit parfois des scènes surréalistes, et heureusement qu’il y a encore de l’humanité dans tout ça. Certaines, d’ailleurs, ne sont pas racontées parce que le contexte général reste celui du conflit, mais je ne compte plus les fous rires. Peut-être que ça peut être mal pris, parce que ça reste la guerre. Mais il y a souvent des situations absurdes et, surtout, des rencontres incroyables.
De plus, on voit des horreurs, mais aussi une grande solidarité : on était à Kryvyï Rih en Ukraine, dans un camp de réfugiés. Il y avait une très grande distribution de peluches ; un enfant a spontanément voulu m’en donner une par soutien, en pensant que j’appartenais aux réfugiés.
Où en est la situation militaire en Ukraine ?
En 2023, on dormait à Pokrov, à une heure du front. Aujourd’hui, Pokrov est le front. La Russie avance lentement, mais elle avance. On dort maintenant à quatre heures du front. Et surtout, les drones FPV rendent la zone dangereuse beaucoup plus large. Ce sont des aéronefs dotés de petites grenades très précises. Les drones sont si précis qu’un écart d’attention peut nous coûter la vie. Donc, les Ukrainiens ont beaucoup plus de réticence à nous emmener avec eux. Nous avons moins accès aux tranchées qu’avant.
Quelles armes sont utilisées ?
Beaucoup de drones, de l’artillerie lourde, des chars. C’est un mélange de technologie de pointe et des équipements beaucoup plus archaïques. Côté ukrainien, ils reçoivent du matériel occidental pas toujours compatible, qu’ils doivent bricoler. Par exemple, dans l’artillerie, les tirs de mortiers sont vraiment à l’ancienne. Il existe les BM-21 Grad, des lance-roquettes multiples, qu’on voyait beaucoup dans les premières années du conflit. En revanche, j’en ai moins vu ces derniers temps.
Les deux armées tiennent-elles encore ?
La Russie donne l’impression d’être affaiblie, puisqu’ils font venir des soldats nord-coréens. Côté ukrainien, l’armée reçoit beaucoup de matériel occidental, mais disparate. Mais en Ukraine, ils sont très inventifs et parviennent à bricoler les armes. En revanche, humainement parlant, l’armée ukrainienne ne pourra pas fournir des hommes ad vitam aeternam. Le gouvernement ukrainien a choisi de ne pas sacrifier sa jeunesse, et de toujours envoyer des soldats au front autour de la quarantaine. Ce modèle n’est pas tenable indéfiniment.
Vladimir Poutine a-t-il la moindre volonté de faire cesser le conflit ? Quelles sont ses intentions ?
Il me semble clair que Vladimir Poutine n’atteindra pas son objectif initial : il ne pourra pas ramener Kiev dans le giron russe. Il cherche donc une victoire symbolique. Il ne veut pas perdre la face. Il pourrait s’agir de conserver la Crimée, le Donbass, provoquer le départ de Zelensky, qui avait mis son départ de la présidence ukrainienne dans la balance si un accord de paix russo-ukrainien était signé. Autrement dit, une issue non souhaitée par Vladimir Poutine, mais qui peut se transformer, avec la propagande russe, en victoire.
Le Vatican peut-il jouer un rôle dans la paix ?
Oui, c’est possible. Le premier discours de Léon XIV a été en faveur de la paix. Le Vatican est un terrain neutre qui pourrait accueillir les négociations, et Vladimir Poutine accorde de l’importance à la religion. Toutefois, jusque-là, l’Église ukrainienne était considérée comme appartenant au giron de l’Église orthodoxe russe. Or, si les deux pays, dans les négociations, s’en remettent au Pape, je ne sais pas comment ça pourrait être perçu.
En ce qui concerne le conflit israélo-palestinien, la société israélienne est-elle divisée ?
Oui, les tensions sont de plus en plus palpables. La société israélienne est une population habituée aux manifestations et à ne pas être d’accord. Ils portent déjà cette culture de la confrontation. Mais là ça se cristallise, il y a une grande fracture. Avant le 7 octobre, il y avait des manifestations anti-Netanyahou. Elles se sont complètement tues après les massacres. Désormais, elles reviennent à un nombre jamais atteint auparavant. À Tel-Aviv, lors des manifestations, on entend beaucoup de monde demander l’arrêt de la guerre, et – première fois que je vois cela – j’ai vu des photos au cours des manifestations de petits Gazaouis morts. C’était encore impensable il y a quelque temps. Le pays ne risque pas l’implosion pour autant. Les Israéliens ont l’habitude des désaccords profonds. La société est compartimentée, les groupes vivent souvent sans se mélanger. Mais les élections prévues en Israël pour 2026 pourraient changer le paysage politique.
Comment se passe l’entrée de l’aide humanitaire à Gaza ? Quelle importance stratégique de Kerem Shalom ?
Kerem-Shalom est le seul point de passage encore ouvert. Le poste-frontière d’Erez, par exemple, est fermé. Il se situe entre l’Égypte, Gaza, et Israël, et il est le seul endroit qui peut accueillir l’aide humanitaire. En mai, quatre-vingt-treize camions humanitaires se sont rendus dans la bande de Gaza. J’y étais pour couvrir l’événement. Beaucoup de policiers et de militaires ont été déployés spécialement sur place pour éviter tout débordement. Les médias des grandes agences se sont rendus sur place pour filmer les camions, mais tout était régulé et s’est passé dans le plus grand des calmes. Dans la soirée, des groupes opposés à l’entrée de l’aide humanitaire à Gaza ont commencé à se mobiliser. De l’autre côté, des groupes et ONG qui prônaient l’aide humanitaire se sont aussi mobilisés, en réaction.
Le Hamas est-il encore debout aujourd’hui ?
L’organisation est affaiblie, mais pas détruite. Des roquettes sont encore tirées de la bande de Gaza en direction d’Israël. Le Hamas, ce n’est pas juste une armée : c’est aussi un pouvoir politique. C’est difficile de mesurer ses capacités actuelles : il n’y a pas l’armée d’un côté, les civils de l’autre. Le Hamas est très certainement affaibli, mais pas complètement mort.
Pourquoi l’offensive israélienne continue-t-elle ?
On ne comprend pas bien ce qui pourrait la faire cesser. Officiellement, il s’agit d’éliminer le Hamas et de ramener les otages. Il en reste encore cinquante-huit dans la bande de Gaza. On considère que vingt à vingt-cinq seraient encore en vie. Beaucoup, y compris en Israël, pensent que Netanyahou maintient la guerre pour conserver son gouvernement. D’autres conflits israéliens ont été brefs ; celui-ci dure. L’opposition commence à dire que, tant qu’il est là, la guerre ne cessera pas.