<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Jihâd : Histoire et détournement d’une approche islamique de la guerre

9 novembre 2021

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Photo : Le djihad en action.
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Jihâd : Histoire et détournement d’une approche islamique de la guerre

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S’appuyant sur les épisodes guerriers de la vie du Prophète et sur la tradition médiévale du jihâd, le terrorisme islamiste a pris au xxe siècle sa forme la plus significative dans le djihadisme. Ce terme désigne la redécouverte et la formulation idéologique des théories du jihâd au profit de combats contemporains dont les racines sont autant politiques que religieuses.

Le djihadisme n’est pas le jihâd, et le terrorisme ne recoupe pas tout le djihadisme. De fait, celui-ci est une doctrine de l’action violente au service de l’islamisme politique, lequel peut faire usage du terrorisme comme de beaucoup d’autres moyens, qu’ils soient coercitifs (opérations militaires conventionnelles ou asymétriques), persuasifs (propagande, prédication), voire légaux (élection, législation). Le but ultime n’est donc pas l’ultraviolence, mais un projet politico-religieux d’instauration d’une société régie par un supposé « islam des origines » et par une charia elle-même réinventée et absolutisée.

Le jihâd dans le Coran

Le Coran évoque la guerre (harb) et le combat armé (qitâl) contre les mécréants (ex. : sourate 2, 190-193), mais son approche du jihâd reste délicate à interpréter. Le mot désigne en effet un « zèle » ou un « effort » en vue de faire triompher la cause de Dieu, non pas un acte de guerre, mais une application du fidèle pour la communauté. Sur les 35 occurrences du mot, 10 renvoient à un contexte de guerre. La dimension militaire est plus explicite lorsque le terme est inscrit dans l’expression : « effort dans le sentier de Dieu » (jihâd fî sabîl Allâh ; ex. : sourate 9). Pourtant, beaucoup de passages peuvent être interprétés de manière morale : « Ceux qui ont cru, qui ont émigré et ont fait l’effort dans le sentier de Dieu avec leurs biens et leur personne [auront] les plus hauts degrés chez Dieu » (sourate 9, 20). Si la guerre est permise – sans autoriser l’extermination –, le texte est trop allusif pour faire du jihâd un équivalent de la « guerre sainte ».

Mohammed, homme de guerre

La biographie officielle du Prophète, ou Sîra al-nabawiya, est un texte plus explicite sur la guerre. Achevé au début du ixe siècle, il donne une multitude de détails sur la vie de Mohammed, qui orientent sa vie dans un sens guerrier. Ainsi, vers 622, le Prophète noue avec les habitants de l’oasis de Médine le Pacte d’Aqaba qui comporte une clause appelée le Serment de Guerre : « Je combattrai celui que vous combattez, et je ferai la paix avec celui avec lequel vous faites la paix. » La Sîra explique cet épisode par l’autorisation coranique de verser le sang en faveur de Dieu (sourate 22, 39). Les cibles potentielles sont toutes réunies sous le terme de kâfir, l’« infidèle », le dissimulateur qui trahit la vérité de Dieu.

Mohammed lance plus d’une cinquantaine d’expéditions que la Sîra justifie par des citations coraniques. L’une d’elles aboutit à la « sainte » bataille de Badr en 624 : les anges auraient combattu aux côtés des musulmans et les morts sont des martyrs promis au paradis. Afin de commémorer la victoire, Mohammed institua le jeûne du Ramadân, imité du jeûne juif de l’Ashurâ rappelant le passage de la mer Rouge par les Hébreux. Badr était donc le symbole de la délivrance des musulmans et eut pour effet de promouvoir le jihâd comme une guerre sainte.

Cette brutale évolution a probablement été accentuée par les sources postérieures comme la Sîra, les califes ayant besoin d’une légitimité sacrée à leurs conquêtes. Pourtant, la guerre telle que la mena Mohammed avait un objectif, semble-t-il, essentiellement défensif : il fallait répondre aux attaques des Mecquois contre l’islam. Cependant, à la fin de sa vie, il ordonna plusieurs expéditions vers le nord de l’Arabie, contre les Byzantins qui n’avaient pourtant pas menacé l’islam naissant. Ces opérations, qui échouèrent à Muta (629) et Tabûk (630), montrent que Mohammed avait déjà anticipé al-fath (« la conquête »), une entreprise impérialiste visant à étendre le contrôle de la communauté, sans qu’elle fût forcément attaquée.

Les hadiths

Les hadiths, ou paroles du Prophète, confirment cette militarisation progressive de la notion de jihâd. Dans le recueil compilé par Boukhari (mort en 870), un long chapitre explique l’art prophétique de la guerre, le Livre du jihâd et du comportement militaire (kitâb al-jihâd wa al-sayari). On y trouve ainsi des détails sur la manière de porter son arme, de la nettoyer, de se comporter avec l’ennemi, etc. Le jihâd obéit à des règles contraignantes, mais il est aussi un impératif religieux. « Le prophète dit : Sachez que le Paradis est sous l’ombre des épées » (hadith no 2818). Ces deux sources majeures – mais tardives – que sont la Sîra et les hadiths éloignent donc le jihâd d’un effort spirituel et moral sous-entendu dans le Coran.

Les manuels médiévaux du jihâd

À l’époque des califes Abbâsides (750-1258), le jihâd fut strictement encadré par le droit. Trois conditions étaient requises pour l’assumer. Il fallait que la communauté soit unifiée sous l’autorité d’un calife, que la guerre vise les mécréants – et non des musulmans –, et que son objectif soit religieux, c’est-à-dire la conversion, et non l’appât du gain ou la conquête. À la faveur des croisades, les princes turcs des xie et xiie siècles commandèrent des traités sur le jihâd afin de justifier les combats contre les Européens, mais aussi contre des émirs désobéissants. Ces traités devinrent de plus en plus nombreux et entrèrent dans le droit islamique. Certains lettrés finirent même par qualifier le jihâd de sixième pilier de l’islam. Au xive siècle, le théologien hanbalite Ibn Taymiyya réclama un retour à un islam non perverti, processus qui passait par le jihâd, vu désormais comme une manière de vivre : « C’est dans le jihâd, disait-il, que l’on peut vivre et mourir dans un bonheur ultime […]. En fait, c’est la meilleure de toutes les morts. »

Le caractère obligatoire du jihâd se renforça. Il devint une obligation personnelle de la communauté (fard al-kifâya) et non une obligation personnelle (fard al-‘ayn), c’est-à-dire qu’il ne s’imposait à tous que si l’islam était attaqué ; dans le cas contraire, la communauté s’en chargeait pour l’individu, lequel devait toutefois y contribuer par des dons. Le jihâdfut ainsi utilisé par les autorités politiques comme un moyen de renforcer la fiscalité califale.

De nombreux auteurs soufis, attachés à une lecture spirituelle du Coran, défendirent dès le xe siècle l’idée que le jihâd militaire – le « petit jihâd » – était moins important que le jihâd intérieur (« le grand jihâd »), qui était une lutte personnelle contre le péché. Mais les courants rigoristes, notamment wahhabites, contestent cette lecture.

Les multiples usages contemporains du jihâd

Malgré l’impossibilité de respecter les règles énoncées par le droit pour déclencher le jihâd, les pouvoirs et les mouvements révolutionnaires contemporains usèrent et abusèrent de cette notion afin de gagner en légitimité. C’est le cas du sultan-calife ottoman Mehmed V en novembre 1914 lorsqu’il déclara le jihâd contre la Triple Entente, ou encore le FLN algérien contre la France, ou le guerrier Omar Tall au Mali contre la colonisation. Qu’ils fussent marxistes ou nationalistes, les combattants morts pour la cause l’étaient aussi comme mujâhidûn (« martyrs du jihâd »).

Mais cet opportunisme fut bientôt dépassé par une authentique revivification de la notion de jihâd par certains penseurs inspirés par Ibn Taymiyya ou les Frères musulmans, qui cherchaient une renaissance de la civilisation musulmane contre l’Europe en passant par un projet religieux. Le plus important fut l’Égyptien Sayyid Qutb, exécuté en 1966 par le pouvoir nassérien. Cet intellectuel, qui n’était pas un imam, considérait le jihâd comme un « devoir oublié » qui permettrait la victoire contre l’Occident dominateur et contre la jahiliya, le chaos ou l’ignorance qui caractérise les sociétés musulmanes perverties. Ce faisant, le jihâd, principe médiéval d’autodéfense de la Umma, laissa place au djihadisme, idéologie proactive de conquête du pouvoir à travers une justification religieuse.

Le djihadisme, courant porteur des pulsions révolutionnaires

Cette relecture aurait pu rester dans des cercles fermés d’intellectuels fondamentalistes, mais dans la seconde moitié du xxe siècle les insatisfactions sociales et politiques dans les pays musulmans, les tensions géopolitiques et le dynamisme des prédications rigoristes – salafisme, tabligh, wahhabisme, Frères musulmans – assurèrent le succès des discours djihadistes. Parmi les événements qui facilitèrent leur diffusion, il faut mentionner en 1979 l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS et la révolution islamique en Iran. La première transforma le pays en plaque tournante des candidats à un djihadisme international, venus aider le djihadisme local de résistance nationale, lequel donnerait naissance aux talibans. La seconde offrit un nouveau modèle politique où la subordination du temporel au religieux était enfin possible. Et l’Iran de soutenir des milices armées à caractère chiite (Bassidji, Hezbollah, Amal) ou révolutionnaire (FPLP), toutes habillées de sémantique djihadiste. Les retournements de l’année 1979 créèrent un terreau favorable à une radicalisation religieuse dans le monde musulman ; les salafistes se lancèrent en politique ; l’influence du wahhabisme saoudien commença de se faire sentir au Moyen-Orient et en Afrique. Dans un tel contexte, la littérature djihadiste trouva un lectorat grandissant.

Le terrorisme au secours du rêve islamiste

En 1991, la guerre du Golfe généra une nouvelle fissure, car l’Arabie saoudite se retrouvait alliée des États-Unis. Les militants scandalisés rallièrent l’internationale djihadiste en Bosnie, au Pakistan, en Algérie et en Afghanistan. Mais ces mujâhidûn isolés n’ayant plus de liens avec le contexte local devinrent des professionnels de la guerre sainte, sans attache, pour lesquels la doctrine islamiste était un absolu. Avec le 11-Septembre, la personnalité d’Oussama Ben Laden, lui aussi apatride, fut leur modèle, et leur stratégie un terrorisme sans projet réaliste, mêlant pêle-mêle la lutte contre Israël, l’Occident corrupteur et les dictateurs. Souvent vaincus et toujours traqués, ils s’épuisèrent dans un jihâdqui cherchait le basculement du monde dans le Grand Soir islamiste. Mais celui-ci ne se produisit pas, car les populations ne se rallièrent pas. La marque prestigieuse d’Al-Qaeda fournissait toutefois une logistique efficace, des bases d’entraînement et une plateforme médiatique. Elle autorisait en outre une double stratégie : « au plus près » dans un jihâd local proche de l’ancienne guerre révolutionnaire (Tchétchénie, talibans, Palestine, Bosnie), « au plus loin » contre l’Occident.

D’Al-Qaeda à Daech

Après l’invasion en Irak en 2003 et l’implosion de la Syrie lors des révoltes arabes de 2011, l’effervescence djihadiste l’emporta sur les tentatives politiques réalistes. De multiples mouvements se rattachèrent à Al-Qaeda, même au Sahel (AQMI en 2007). La violence interconfessionnelle en Irak fut justifiée par le leader al-Zarqaoui par l’exigence de la lutte contre le chiisme. En 2004, le combattant Abû Bakr Naji écrivit la Gestion de la barbarie, une théorie pratique du renversement des États impies, notamment par la terreur de masse.

Les stratégies de Ben Laden furent débordées après 2012 par un nouveau projet, né en Irak à la faveur du départ des troupes américaines en 2011 : L’État islamique en Irak et au Levant (Daech). Abandonnant l’idée d’une révolution mondiale au profit d’une installation durable sur un territoire donné, Daech relança à la fois la dynamique djihadiste et l’espoir perdu d’une théocratie califale. L’idéologie de Daech apportait une autre nouveauté dépassant Al-Qaeda : la conviction que les sujets du calife étaient les annonciateurs du Jugement dernier. La mort volontaire ne serait plus un acte déstabilisateur et isolé, mais un sacrifice pré-apocalyptique, serein. Dès lors, l’ultraviolence contre les ennemis de Dieu s’avérait légitime.

Le domaine fracturé du djihadisme

Depuis 2015, les mouvements djihadistes ont tous évolué, parce que les contextes ont changé. Dans les espaces qu’elle occupe, Al-Qaeda prétend désormais assurer une bonne gouvernance islamique et sociale, loin de l’ultraviolence de Daech : au Yémen, au Mali, en Afghanistan, en Somalie, les filiales du groupe négocient avec les autorités et assurent le contrôle des populations, même chiites, renonçant – en apparence du moins – à l’ancienne stratégie « au plus loin ». C’est le visage que présentent les talibans. Daech, lui, fédère les partisans d’un djihadisme califal et eschatologique, pour le moment sans territoire, mais capable de recruter les populations les plus délaissées au Sahel et au Moyen-Orient. On peut le qualifier de « glocal », au sens où il est mondial, délocalisé et laissé à l’appréciation personnelle : chacun peut s’y rallier à n’importe quelle heure et n’importe où.

Malgré les apparences, de nombreux assassinats en Europe se distinguent de Daech dès lors qu’ils ne sont portés ni par la structure terroriste ni par aucun objectif politique. C’est le cas de Samuel Paty, dont la mort renvoie à un fanatisme pur et simple, plutôt qu’à une idéologie djihadiste. Notons enfin que de nombreux États continuent d’instrumentaliser certaines mouvances djihadistes, ou dont la sémantique se veut militante. Il s’agit de l’Iran avec le Hezbollah au Liban, les Unités de mobilisation populaire en Irak et les Houthis au Yémen. La Turquie joue sur les mêmes cordes avec les milices turkmènes en Syrie du Nord.

Conclusion

Le djihadisme n’a donc plus rien à voir avec le jihâd historique. Les causalités sociales et politiques qui l’ont vu naître au xxe siècle sont en grande partie encore réunies, aussi ne peut-on anticiper la fin de ce mouvement dans un avenir proche. Car le djihadisme se nourrit des fragmentations internes aux sociétés musulmanes et des aveuglements stratégiques occidentaux. Le cas de l’Afghanistan est tragiquement représentatif.

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À propos de l’auteur
Olivier Hanne

Olivier Hanne

Docteur en histoire, agrégé, Olivier Hanne est chercheur associé à l’Université Aix-Marseille et professeur à l'ESM Saint-Cyr. Il est spécialiste du monde musulman et a publié de nombreux livres sur ce sujet.
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