Livre – Les instants de vérité, 1956 – 1964

5 novembre 2020

Temps de lecture : 3 minutes
Photo : Joseph Kessel sur son bureau en 1968 (c) Gettyimages
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Livre – Les instants de vérité, 1956 – 1964

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On a dit de Kessel, qu’il était le premier académicien journaliste. Ce n’est pas exact écrit-il.  D’autres, accueillis avant lui sous la Coupole, ont publié de grands et beaux reportages. Mais si l’on entend par journaliste un auteur qui, pendant quarante ans, s’est livré à l’acrobatie sans filet, alors c’est sans doute vrai. A l’heure où l’image, prise sur l’instantané, fait le tour du monde en un clin d’œil, où chacun devient reporter, où les nouvelles, vraies, fausses, supposées, manipulées, brutes, circulent à la vitesse du son, formant souvent une curieuse cacophonie planétaire, il faut se rendre compte de ce qu’était un grand reporter. Et il faut lui rendre hommage, car lui seul restitue les grands mouvements d’une époque qui traverse nos vies.

Joseph Kessel fut singulièrement l’un des plus grands témoins du XXe siècle. En Allemagne, quand montait le flot brun du nazisme. En Espagne pendant la guerre civile. Pour l’évacuation de Dunkerque. Au procès de Nuremberg. A travers le combat pour la vie ou la mort que livrait dès sa naissance Israël. « Et l’on dispose d’une heure seulement pour raconter ces drames immenses, les faire partager, les faire vivre à des centaines de milliers de lecteurs inconnus. L’espace est, lui aussi, limité. Pas le temps de s’étendre. Pas le temps de se relire. Souvent on sait que le premier feuillet de l’article est déjà là-bas à Paris, sur les machines du journal, alors que l’on n’a pas fini de dicter. C’est pourtant dans ces conditions que l’on donne le meilleur de soi. » confie-t-il. Ainsi sont restitués dans ces deux volumes, grands et petits événements d’après-guerre, qui sortent comme magnifiés sous son regard d’aigle et sa plume d’or qui nous aident à mieux connaître la marche du temps.

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La naissance d’Israël se fit à travers un combat pour la vie et la mort et dans des conditions si désespérées que le peuple juif semblait être voué à la destruction dans l’instant même où il ressuscitait. Joseph Kessel a pu suivre du premier au dernier jour cette aventure qu’il qualifie de prodigieuse. Un récit qu’il convient de placer dans l’ambiance de son époque : le procès de Nuremberg, l’odyssée de l’Exodus, le vote du plan de partage de la Palestine en novembre 1947… L’année suivante, il assiste à la campagne présidentielle américaine, qui voit la réélection de Truman, président par hasard dit-il, qui fut élu triomphalement. Cela nous vaut de belles pages sur Harlem, Broadway, Hollywood. 1952, obsèques de George VI. Moment crucial. « Partout dans le monde craquait, s’effritait le plus vaste et le plus orgueilleux des domaines conquis par l’homme blanc. Et l’Angleterre qui avait été la plus grande des puissances ne comptait plus parmi elles. Néanmoins les rites séculaires se déroulaient sans que rien ne fut changé dans leur splendeur d’enluminure ». 11 avril 1961, s’ouvre à Jérusalem le procès Eichmann. Kessel le suit de bout en bout, en présence de centaines de correspondants de la presse internationale, deux fois plus qu’à Nuremberg ! Kessel s’approche de l’habitacle de verre où Eichmann sera enfermé à l’abri des balles. Et oh surprise, la porte intérieure de l’habitacle s’ouvre et l’inculpé s’avance entre deux policiers. « Seule nous séparait une feuille translucide et j’eus l’impression fugitive mais d’une acuité hallucinante qu’il me frôlait, qu’il me touchait. Or, je le dis en toute sincérité, en toute honnêteté : même ainsi, j’eus un mouvement instinctif de recul, de répugnance, de profond malaise. La maigreur reptilienne du corps, les arêtes à la fois aigues et fuyantes du visage, la bouche d’une minceur extrême, cruelle et fausse, les yeux cachés par des lunettes, mais attentifs immobiles et aux aguets, tout prévenait contre cette apparition. Eichmann n’accorda pas un seul regard à la salle, tira une chaise, s’assit. Toutefois ses mains ne trouvaient ni place ni repos. Ses lèvres effilées frémissaient sans cesse et des crispations agitaient son visage émacié, livide. Cela dura peu. Il parvint à maîtriser ses nerfs. »

Toujours et partout, Kessel a eu les mêmes compagnes : l’émotion exaltée devant l’objet du reportage, l’angoisse devant la feuille blanche et le cadran de la montre, la brusque impulsion qui force au travail et l’extraordinaire détente le travail achevé. Qui à son échelle n’a pas éprouvé les mêmes sentiments ? Les Kessel ont peut-être disparu, broyés par la mécanique des media et du numérique, mais les frissonnements de l’âme demeurent.

À propos de l’auteur
Eugène Berg

Eugène Berg

Eugène Berg est diplomate et essayiste. Il a été ambassadeur de France aux îles Fidji et dans le Pacifique et il a occupé de nombreuses représentations diplomatiques.
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