La fabrique du faux : l’exemple par la République Démocratique du Congo

11 mai 2025

Temps de lecture : 8 minutes

Photo :

Abonnement Conflits

La fabrique du faux : l’exemple par la République Démocratique du Congo

par

Comment fabriquer des faux reportages et donner l’illusion de la véracité grâce à l’IA. Ophélie Roque utilise ici les outils de l’IA pour montrer comment ils peuvent être utilisés pour produire des faux. Un article réalisé pour nourrir les séquences des cours et interroger les élèves sur les dérives possibles de l’IA.

L’article que vous allez lire est une pure invention, une tapisserie soigneusement tissée de demi-vérités et d’images générées par intelligence artificielle à la seule fin de paraître crédibles. Mais pourquoi donc s’ingénier à ainsi plagier le travail du faussaire ? Tout simplement pour exposer le caractère plus que trouble du réel à l’heure des IA.

1) Construire un cadre narratif basé sur le réel

Le socle de l’article repose, bien évidemment, sur des événements réels : à savoir le conflit dans l’est de la République Démocratique du Congo et en particulier la rébellion du M23 dans le Nord-Kivu. Pour ce faire, il a fallu demander à l’IA (ici ChatGPT) de s’appuyer sur des rapports accessibles en ligne provenant d’organisations comme Human Rights Watch ou l’ONU ainsi que des articles de presse (véridiques ceux-ci !). Grosso modo, voici les principales informations qui ressortent :

Une intensification des combats en 2025 entre les FARDC et le M23, avec des allégations de soutien rwandais.

Le rôle du général Christian Tshiwewe Songesha, chef d’état-major des FARDC, dans le conflit

Les opérations de la MONUSCO et de l’EACRF, les camps de déplacés à Kitchanga, les épidémies de choléra….

Bref, autant de faits concrets qui forment un squelette de vérité.

2) Créer des personnages fictifs crédibles

Afin d’humaniser le récit, demandons désormais à l’IA de se baser sur ce canevas tiré de la réalité pour inventer des personnages plus « vrais » que nature. L’IA a tranché et ce seront donc : Clarisse, étudiante amputée ; Major Didier, soldat au sortir de l’enfance ; Padre Carlo, prêtre missionnaire et Désiré, réfugié. Ces figures sont conçues pour incarner des archétypes aussi crédibles que réalistes : victimes civiles, combattants juvéniles, réfugiés désabusés et tout le « tutti quanti ». Leurs histoires sont inspirées par des témoignages réels mais leurs identités et interactions sont purement fictives. Chaque personnage a reçu un nom, un âge, et des détails personnels pour renforcer l’immersion, tout en évitant des spécificités trop vérifiables qui pourraient trahir la fiction.

3) Générer des images avec l’IA

Les photos accompagnant l’article ont toutes été créées avec l’aide de DALL·E. Pour chaque scène (que cela soit l’aéroport de Goma ou le camp de réfugiés de Kitchanga, de la jeune Clarisse à Kibumba au barrage du Major Didier à Rutshuru) des prompts détaillés sont rédigés dans l’optique de créer de fausses photographies au contenu aussi réaliste que possible.

À lire aussi :  « L’IA, ultime différenciateur géostratégique ? »

Pour l’aéroport de Goma : « Crépuscule sur un aéroport poussiéreux, collines volcaniques en arrière-plan, convois MONUSCO, soldats FARDC, lumière chaude et saturée. »

Pour Clarisse : « Jeune femme congolaise, 22 ans, dans un hôpital de fortune, bras gauche amputé, regard résilient, lumière tamisée. ».

4) Tisser une prose immersive

Le style du journal fut calibré par l’IA afin que celui-ci imite le ton employé par les correspondants de guerre : phrases courtes, observations sensorielles (poussière, kérosène, humidité) et cette alternance unique entre détails factuels et réflexions personnelles. Les bruits de tirs, les descriptions des paysages (le mont Mikeno, la lave du Nyiragongo) ou les citations entendues (« La guerre n’est pas dans les tirs. Elle est dans les silences ») sont là pour happer le lecteur. Si le premier rendu fut assez satisfaisant, j’ai toutefois réécrit certains passages pour soigner le style, n’y voyez qu’ici qu’une sorte de coquetterie littéraire puisque l’essentiel est déjà écrit. Les références réelles (lieux, organisations, figures publiques…)  se mêlent aux rumeurs plausibles (attaque au mortier près de Rumangabo) quand les 60 000 déplacés à Kitchanga sont extrapolées à partir de rapports récents de l’UNHCR. Cette superposition toujours alternée entre faits et fiction crée une « porosité affolante » entre vrai et faux.

Quel bilan ?

La création de ce faux article n’est pas sans soulever de nombreuses questions déontologiques. En journalisme, la vérité doit être marquée d’une empreinte franche mais si l’usage de l’IA permet au lecteur de faire une idée plus « juste »  de la situation sur le terrain est-ce si grave que cela que la vérité se mette un instant en berne ? Créer des chimères afin de capter la substance du réel n’est-ce pas faire œuvre de démiurge recréant la réalité à l’aide d’images et d’idées captées et digérées ? N’est-ce pas aussi le métier du parfumeur de reconstituer toute l’odeur de la prairie à travers le distilla obtenu. Faut-il donc ébouillanter chaque fleur pour parvenir à un tout cohérent ?

À lire aussi : Chat GPT réactivé en Italie. Risques et opportunités de ‘IA

Ce journal fictif, construit à partir de vérités fragmentées et d’anecdotes plausibles pose une question : si une chimère narrative peut capturer l’essence d’un conflit, est-elle si éloignée que cela du réel ? D’un point de vue de la déontologie, ceci reste un outrage à la vérité. Quelle qu’elle soit. Le réel devrait toujours porter sur lui une marque franche. Mais dans ce cas où place-t-on La Condition humaine de Malraux ? Parce qu’ici l’écrivain touche au vrai par le biais du roman. Après le roman-photo et le photojournalisme, sommes-nous donc à l’ère du roman-journalisme ?

Après tout, pourquoi pas. Mais ceci à une seule condition ! Que le journaliste soit franc et qu’il appose sous chaque article, prétendument vrai mais un peu faux quand même, la mention « made in IA ».

Journal de bord – Mars 2025, Est de la RDC

Jour 1 – 5 mars 2025 – Goma, Nord-Kivu

Aéroport de Goma, 5 mars 2025

L’atterrissage à l’aéroport de Goma s’est fait au crépuscule, une lumière fatiguée brutalise les collines volcaniques avoisinantes. À peine sortis de l’avion, une odeur de poussière et de kérosène. La ville, nerveuse, est sous tension. Des convois de la MONUSCO doublent des pick-up surchargés de soldats appartenant, plus ou moins, aux Forces armées de la République démocratique du Congo (FARDC). Les regards sont lourds, les mines fermées, quelque part, tout proche, la guerre se poursuit.

Depuis le début de l’année, les combats se sont intensifiés entre les soldats et les rebelles du M23, soutenus — selon Kinshasa— par le Rwanda voisin. Le général Christian Tshiwewe Songesha, chef d’état-major des armées congolaises, est attendu demain à Rutshuru pour galvaniser les troupes. Officiellement, la situation est « sous contrôle ». Officieusement, elle est explosive.

Nous dormons dans une maison gérée par une ONG belge. Les journalistes locaux me parlent de Kitchanga, de Mweso, de Kibumba. Autant de villages repris, perdus, repris encore. Une guerre d’usure, sale, avec des civils pris en étau. Quelque part au loin, une ligne électrique grésille.

Jour 2 – 6 mars 2025 – Kibumba, zone de front

Clarisse, Kibumba, Mars 2025

Nous avons quitté Goma à l’aube, escortés par deux véhicules blindés de la MONUSCO. Nos guides font peur, on ne sait si un coup de machette rapide ne pourrait pas venir nous raccourcir. À Kibumba, l’air est saturé d’une humidité lourde et d’une peur plus lourde encore. Des détonations rythment notre progression. Ici, une poignée de soldats sans uniforme tiennent une ligne précaire et un capitaine du 341e régiment confie : « Nous manquons de munitions, mais pas de courage. »

Le général Tshiwewe vient de décoller avec, à bord de son hélicoptère, quelques journalistes triés sur le volet. Je suis restée au sol. Pas assez bankable. Dans une école transformée en hôpital de fortune, je fais la rencontre de Clarisse, 22 ans, étudiante à l’Université de Goma. A la place de son bras gauche, une entrée sur le vide.

Le soir, nous avons dormi dans une mission catholique. Le curé, un vieux prêtre qu’on surnomme Padre Carlo, tient une chronique des déplacés qui affluent. Il n’y a plus d’église, plus de croix, peut-être même plus de Dieu, et pourtant il reste. Il reste parce qu’il croit. « Ils viennent de Bwito, de Nyiragongo, de partout. Il n’y a plus de refuge. »

Jour 3 – 8 mars 2025 – Rutshuru-centre

Major Didier, 8 mars 2025

Impossible d’écrire hier. Nous avons étébloqués à un checkpoint du M23 pendant huit heures, quelque part au sud de Kiwanja. Les rebelles —visiblement sous l’emprise de drogues « maison » — nous ont fouillés, interrogés, bousculés, menacés. Leur commandant, 17 ans tout au plus, se fait appeler « Major Didier ». Il boit de l’alcool sans arrêt et nous montre les balafres qui émaillent sa poitrine. « Là couteau, là obus ». Ça le fait marrer.

À lire aussi : RDC : Félix Tshisekedi, une diplomatie à contretemps face au M23 et au Rwanda

Rutshuru semble calme. En apparence du moins puisque les bâtiments sont criblés de balles, les écoles sont désertes et les marchés sont vides. J’ai pu m’entretenir avec un officier de l’EACRF, la force régionale déployée par la Communauté d’Afrique de l’Est. « Sans volonté politique à Kigali et Kinshasa, nous ne sommes que des pansements collés sur une plaie béante. » Béante et qui s’infecte.

La nuit, les bruits de tirs recommencent. L’ombre du mont Mikeno dessine l’ombre d’un géant endormi. Je ne sais comment il fait avec toutes ces balles qui jaillissent de partout.

Jour 4 – 10 mars 2025 – Kitchanga

Camp de réfugiés de Kitchanga, 10 mars 2025

Le camp de déplacés a doublé de taille en moins trois semaines. On parle désormais de plus de 60 000 personnes entassées dans des abris de fortune. L’UNHCR tente tant bien que mal de distribuer la nourriture et l’eau mais des échauffourées éclatent et, pire encore, le choléra menace.

Parmi les déplacés, j’ai rencontré un ancien militaire. Il veut qu’on l’appelle Désiré et dit avoir 45 ans. On ne lui donne pas d’âge et on peine à lui imaginer une vie avant le chaos. Il a fui avec sa femme et ses trois enfants depuis Masisi et tient à me montrer une photo de sa maison désormais détruite. « Ce n’est pas une guerre, c’est une chasse. On nous poursuit, on nous traque, on nous tue. » Il accuse les rebelles, mais aussi certains soldats des FARDC,  de s’adonner aux pillages et aux exactions. La vérité est toujours trouble en Afrique, mouvante et poisseuse comme la lave qui stagne sous le Nyiragongo.

Un bruit court, le général Tshiwewe aurait été visé par un tir de mortier près de Rumangabo. Aucun communiqué officiel. Le silence, encore.

Jour 5 – 12 mars 2025 – Goma, retour

Goma, 12 mars 2025

Retour à Goma ce matin. Sur la route, les stigmates sont partout : camions calcinés, postes de contrôle improvisés, carcasses d’animaux. Il y a eu une explosion ce matin à l’aube dans le quartier de Katindo. Trois morts. Un engin artisanal, selon la police.

Je passe l’après-midi au centre de presse. Un collègue rwandais me tend un rapport de l’ONG Human Rights Watch : des exécutions sommaires auraient eu lieu à Nyamilima. Les deux camps s’accusent mutuellement. On commence à connaître l’histoire. Ou plutôt on commence par comprendre qu’on ne comprendra plus jamais rien. Le Conseil de sécurité de l’ONU devrait bientôt se réunir à New York, mais ici, personne n’y croit vraiment. Une poule traverse la rue, il lui manque une aile, elle aussi fut sabrée en plein vol.

Noté cette phrase, entendue au hasard d’une rue : « La guerre n’est pas dans les tirs. Elle est dans les silences. »

Mots-clefs : ,

Vous venez de lire un article en accès libre

La Revue Conflits ne vit que par ses lecteurs. Pour nous soutenir, achetez la Revue Conflits en kiosque ou abonnez-vous !
À propos de l’auteur
Ophélie Roque

Ophélie Roque

Journaliste et professeur de français

Voir aussi

La France volerait-elle le sexe des Africains ?

Plusieurs vols de sexe ont été recensés au Mali et en Centrafrique. En cause ? La France, qui a monté une opération secrète pour retirer leurs attributs aux Africains. Loin de faire sourire, cette rumeur témoigne de la persistance de la sorcellerie et des différences anthropologiques...

Goma : guerre et tensions au Congo

Le conflit en République Démocratique du Congo (RDC) prend un tournant inquiétant. Mêlant enjeux historiques, politiques et économiques, il menace désormais de bouleverser tout l’équilibre de l’Afrique centrale. Le gouvernement du Président de la République Démocratique du Congo...

Géopolitique fiction – 2035 : la France se déploie au Tchad

2035 : le Président de la République lance l’opération Addax qui organise le déploiement de l’armée française au Tchad, pays stratégique pour le contrôle de l’Afrique de l’ouest. Un conte de géopolitique fiction qui ne sera peut être pas très loin de la réalité.  Un article du CBA...