La Malaisie et son domaine maritime : un enjeu autant économique que sécuritaire

22 juin 2023

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La Malaisie et son domaine maritime : un enjeu autant économique que sécuritaire

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Héritière d’un découpage territorial décidé à l’occasion d’un accord conclu en 1824 entre les empires britannique et néerlandais autour des détroits de Singapour et de Malacca, la Malaisie est stratégiquement localisée au cœur de l’Asie du Sud-est et au centre des routes maritimes commerciales qui relient les économies d’Asie de l’Est à leurs marchés moyen-orientaux, africains et européens et réciproquement.

Fort d’une zone économique exclusive (ZEE) estimée à 334 000 km2, le domaine maritime malaisien est essentiellement concentré sur le versant méridional de la mer de Chine du Sud avec des prolongements occidental dans les détroits de Singapour et de Malacca jusqu’au sud de la mer Andaman, oriental dans les mers de Sulu et des Célèbes et septentrional dans le golfe de Thaïlande. Toutefois, ce domaine maritime est complexe du fait des caractéristiques géographiques propres de la Malaisie, Fédération territorialement dédoublée entre sa composante péninsulaire, frontalière de la Thaïlande, de Singapour et du Vietnam et insulaire, voisine de l’Indonésie, du Brunei et des Philippines. 

La Malaisie, nation maritime

Les ZEE malaisiennes sont séparées d’environ 640 kilomètres sur la partie méridionale de la mer de Chine du Sud autour de l’ile indonésienne de Natura, de plus en plus contestée par la Chine communiste qui, à travers sa ligne en neuf traits, que Kuala Lumpur ne reconnait pas, englobe l’intégralité de la ZEE malaisienne. Dès lors, le principal défi sur mer de la Malaisie consiste à affirmer ses droits tout en résolvant par la voie de la négociation ses contentieux maritimes, même si la gestion de l’exploration et de l’exploitation des ressources énergétiques et halieutiques (la Malaisie est parmi les cinq premiers producteurs mondiaux de gaz et parmi les trente premiers producteurs mondiaux de pétrole), tout comme la sécurité du trafic maritime marchand sont tout aussi vitaux.

Puissance au statut de nation maritime réaffirmé dans son Livre blanc sur la défense de 2019, la Malaisie a ratifié en 1996 la convention de Montego Bay sur le droit de la mer et s’est dotée d’un arsenal juridique (loi sur le plateau continental en 1966, loi sur les lignes de base en 2006, loi sur les eaux territoriales en 2012) afin d’appuyer ses revendications matérialisées par deux cartes, la première publiée en 1979, la seconde en 1984, qui fixent respectivement les eaux territoriales et le plateau continental, d’une part, la zone économique exclusive, de l’autre, sans toutefois en préciser les coordonnées. Ces revendications ont reçu un écho défavorable chez ses voisins, avec lesquels, à l’exception de Brunei, pas encore indépendant, et des Philippines, la Malaisie a conclu, en 1979, un accord en vue de la délimitation du plateau continental.

Une diplomatie partenariale

Ces accords de 1979 sont révélateurs d’une approche malaisienne, pragmatique et discrète, contrastant avec celle développée par les Philippines notamment, construite autour d’une philosophie fondée sur l’utilitarisme et le transactionnel. Ainsi, d’un côté, en parallèle à la conduite de négociations politiques et juridiques, Kuala Lumpur tente de maximiser ses gains à travers un accès continu à l’exploration et à l’exploitation des ressources dans les eaux concernées, en contrepartie d’un engagement à l’abandon de revendications ultérieures, une fois l’accord en cours de pourparlers conclu. De l’autre, Kuala Lumpur s’inscrit dans une logique de partenaires clés ou partenaires précieux à travers laquelle la marque de reconnaissance que la Malaisie accorde à ses partenaires la conduit à espérer ou à attendre de ces derniers qu’ils lui accordent une importance particulière dans le respect de leurs intérêts fondamentaux respectifs. Dans cette perspective, la convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM) apparait plutôt comme un instrument de protection des intérêts maritimes malaisiens que comme un cadre de négociations ; la mer étant considérée comme une zone prospérité partagée.

Cette approche se retrouve dans la décision malaisienne de reporter les négociations sur la délimitation des eaux territoriales et du plateau continental dans la partie méridionale du détroit de Malacca qui s’accompagne de l’organisation de patrouilles communes avec les forces indonésiennes, singapouriennes et thaïlandaises afin d’assurer la sécurité dans cette zone névralgique du commerce mondial, sensible aux risques de piraterie, terroriste et rebelle. Dans le même ordre d’idée, la Malaisie a conclu des accords de coopération avec la Thaïlande, d’une part, avec le Vietnam de l’autre, afin d’explorer et d’exploiter les ressources maritimes (gaz et pétrole essentiellement) situées dans les eaux territoriales et le plateau continental revendiqués. 

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Avec la Chine communiste, la Malaisie a conclu, en 2006, un accord sur l’exploration et l’exploitation de gaz, ainsi que sur l’exportation de gaz naturel liquéfié (GNL) sur une durée de vingt-cinq ans, alors même que les périodes de tension entre Pékin et ses voisins (Philippines, Vietnam, Indonésie) se multiplient dans la zone de la ligne en neuf/dix traits. Conséquences, si les relations sino-malaisiennes restent relativement stables, c’est essentiellement parce que Pékin a besoin de son « partenariat stratégique » avec Kuala Lumpur au sein de l’Association des Nations du Sud-Est Asiatique (ANSEA) et que Kuala Lumpur tire avantage des investissements chinois sur son territoire pour accélérer son développement, tout en restant ferme sur ses positions dans le domaine maritime. La décision malaisienne, en 2019, de porter devant la Commission internationale sur la délimitation du plateau continental une demande de fixation de son propre plateau en mer de Chine méridionale participe de cette logique. Elle fait écho à la décision rendue en 2016 par le tribunal d’arbitrage sur le droit de la mer, opposant les Philippines à la Chine communiste et invalidant la ligne chinoise des neuf/dix traits, qui renforce la légitimité des revendications malaisiennes au grand dam de Pékin.

Instances internationales et arbitrages

Aussi, lorsque les négociations n’offrent pas de perspectives, la Malaisie se sent contrainte à mobiliser les instances judiciaires afin de faire valoir ses droits. Le bilan est contrasté. Si la Cour Internationale de Justice lui a donné raison, contre l’Indonésie, dans l’affaire des îlots de Sipadan et Ligitan, son verdict fût plus nuancé dans le litige l’opposant à Singapour, car Pedra Branca a été attribué à Singapour, Middle Rock à la Malaisie et le statut de South Ledge reste indéterminé. Ce type de manœuvre reste cependant exceptionnel, tant la capacité de la Malaisie à dialoguer afin d’obtenir un accord acceptable pour toutes les parties prenantes est réelle.

Cela a été le cas dans l’affaire de l’État malaisien de Sabah, sur l’ile de Bornéo, qui est devenu un enjeu de sécurité nationale à Kuala Lumpur depuis que les « Forces royales de Sulu » ont lancé, en 2013, une attaque meurtrière (plus de soixante-dix morts) contre Sabah, visant à reprendre de vive force le Sultanat et, de ce fait, remettant en question l’intégrité territoriale de la Malaisie. Ce contentieux remonte à 1878 lorsque le Sultan de Sulu cède à la British North Borneo Company la souveraineté ou un bail territorial sur le Sultanat ; les linguistes restent partagés sur la traduction exacte à donner au terme pajakkan. Il n’empêche que jusqu’en 2012 les Britanniques puis les Malaisiens ont respecté leurs obligations en versant au Sultan puis à ses descendants une rente annuelle. Les répercussions des évènements de 2013 n’ont guère tardé. 

En cessant légitimement le versement de l’indemnité annuelle aux descendants du Sultan, la Malaisie a doublé l’enjeu de sécurité nationale d’un enjeu économique fort. En effet, dès 2017, les descendants du Sultan, contestant leur responsabilité dans la tentative d’invasion, intentent une action en justice devant un tribunal d’arbitrage espagnol qui, en 2019, leur accorde près de quinze milliards de dollars d’indemnités, en parallèle à des tentatives de gels d’avoirs bancaires de la société Petronas en Europe. Cette sentence valide une logique d’arbitrage d’investissement construite non pas sur la base de la rente contractuelle, mais sur celle d’une évaluation financière contemporaine d’un territoire et de son extension maritime que la Malaisie a largement valorisée industriellement. La sentence est contestée par les autorités malaisiennes devant la Cour d’appel de Paris qui, en 2022, consent à sa suspension et rejette l’année suivante la requête en annulation de cette suspension, réaffirmant implicitement la souveraineté pleine et entière de la Malaisie sur le Sultanat de Sulu. Le 6 juin 2023, la Cour d’Appel a rendu son verdict définitif, octroyant une victoire à Kuala Lumpur : le tribunal d’arbitrage n’avait pas compétence pour traiter ce dossier et la sentence d’indemnisation est par conséquent annulée.

Le feuilleton « Sultanat de Sulu » est-il terminé pour autant ? Sur le plan juridique, probablement. Sur le plan géopolitique, c’est moins sûr : la tentative d’« extorsion » s’est retournée contre son initiateur, qui doit verser, au titre d’indemnités de préjudice, 100 000 euros de dépens aux autorités malaisiennes. Dans tous les cas, il permet à la Malaisie de regarder l’avenir avec plus de sérénité et à Paris de se remobiliser pour faire de Kuala Lumpur, partenaire militaire historique, un acteur majeur de l’axe indopacifique français à reconstruire.

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À propos de l’auteur
Laurent Amelot

Laurent Amelot

Laurent Amelot, directeur de recherche en charge du programme Indopacifique à l’Institut Thomas More, enseignant à l’Institut des relations internationales et des sciences politiques (ILERI) et à l’Université Paris-Saclay

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