<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> La militarisation des frontières sahéliennes contre l’insurrection djihadiste : une mauvaise réponse ? 

5 juin 2023

Temps de lecture : 7 minutes
Photo : Des djihadistes à Tombouctou, dans le nord du Mali, en 2012. Wiki commons
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La militarisation des frontières sahéliennes contre l’insurrection djihadiste : une mauvaise réponse ? 

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Face à l’expansion géographique des groupes armés terroristes (GAT) au Sahel, la réponse des gouvernements s’est jusqu’à présent concentrée sur une sécurisation accrue des frontières. Cette solution s’avère pourtant inefficace et trahit une incompréhension de la réalité de terrain.

Dans l’imaginaire occidental, le désert sahélien constitue un espace lisse1 et sans bornes, une zone grise où la frontière séparant des États défaillants n’aurait qu’une existence virtuelle. Tracées au cordeau à l’indépendance, les frontières sahéliennes s’appuient rarement sur les délimitations physiques du relief (ligne de crête, rivière, marais) et sont peu visibles à l’œil du voyageur. Sous l’effet des découpages coloniaux, certains États africains sont demeurés à la fois très vastes et sous-peuplés. Malgré les efforts réalisés par les États pour tenter de maîtriser les flux dans leurs confins, ce contrôle est difficile. La bande sahélienne est traditionnellement une région de nomadisme, zébrée de pistes : populations et marchandises y transhument depuis des siècles. La frontière reste perméable dans ces régions d’intense brassage, comme en Afrique de l’Ouest, où plus de 5 millions de personnes traversent les frontières chaque mois2 . Cette porosité a été exploitée par le djihadisme qui accentue une tendance à la transnationalisation3 .

La frontière au Sahel : ni floue ni incontrôlée

Malgré cette porosité, le Sahel n’est pas un espace inorganisé. Des représentations spatiales et des ancrages profonds structurent ce territoire4. Les agents de l’État, bien que peu nombreux, sont présents : une majorité de voyageurs sont contrôlés par des douaniers, policiers, gendarmes, militaires ou agents des eaux et forêts au moment de franchir la frontière. D’autre part, les habitants ont appris la géographie de leur pays. Plus de soixante-dix ans d’indépendance nationale ont produit « des effets performatifs sur la manière dont les populations locales perçoivent ces espaces, donnant corps à l’idée de territoire national 5 ». Les éleveurs et Touareg, trafiquants et combattants islamistes, connaissent les tracés frontaliers. Au moment de les franchir, chacun est conscient d’avoir changé de pays, et de se trouver confronté à l’armée malienne, nigérienne, tchadienne ou française6 .

La frontière : un terreau favorable à l’insurrection

Depuis deux décennies, le Sahel7 est aux prises avec une insurrection djihadiste. Autrefois cantonné au Nord-Mali, le conflit a gagné la sous-région. La Côte d’Ivoire a subi au moins 17 incidents liés aux GAT depuis 2020, le Bénin plus de 21 depuis 2022, tandis qu’une attaque au Togo le 10 février 2023 a fait au moins 31 victimes civiles. Déjà, des incursions d’éléments djihadistes sont constatées au Ghana. Le nombre d’attaques à proximité des frontières est en augmentation : selon une étude de l’OCDE, 23 % des incidents ont eu lieu à moins de 20 km d’une frontière en 2021, contre moins de 10 % en 20118 . La frontière est devenue un théâtre d’expression privilégié de la violence. La région du lac Tchad et la zone dite des « trois frontières » (Mali/Burkina Faso/Niger) sont devenues les épicentres de la violence djihadiste9. 

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Les groupes armés exploitent la frontière et l’inégalité spatiale qu’elle induit à la façon d’un outil, pour préparer et mener leurs offensives tout en évitant les forces étatiques. L’éloignement des capitales et la marginalisation économique de ces régions limitrophes permettent en outre à ces groupes de recruter aisément parmi les populations locales mécontentes10. 

Jusqu’à présent, les gouvernements ont axé leur réponse sur une sécurisation des frontières, avec un afflux massif de personnel de sécurité pour tenter de contenir la menace. Des mécanismes tels que l’initiative d’Accra11 (un accord de coopération lancé en 2017 par le Bénin, le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire, le Ghana et le Togo) tentent de renforcer la gestion des frontières et le partage de renseignements. C’est aussi pour contrer cette mobilité que les États du G5 Sahel ont initié une collaboration régionale, accordant aux pays voisins un droit de poursuite de 100 km de part et d’autre des frontières communes. Toutefois, ni ces dispositifs, ni l’opération française Barkhane n’ont permis de contenir l’expansion territoriale du djihadisme, un paradoxe qui découle peut-être d’une erreur de diagnostic.

L’idéologie ne s’arrête pas au poste-frontière

Militariser la frontière pour lutter contre le terrorisme, c’est se méprendre sur la façon dont le djihad se répand au Sahel. L’emploi des termes « propagation » ou « poussée vers le sud » évoque l’image de djihadistes se déplaçant physiquement, faisant progresser une ligne de front comme une armée conventionnelle à travers la région. La couleur rouge employée dans la cartographie des zones à risque du ministère français des Affaires étrangères conforte cette impression12. Selon cette lecture, il semble logique de renforcer la sécurité aux frontières pour empêcher les groupes armés de gagner du terrain. Cette métaphore saisit le degré de mobilité de la menace, mais pas la nature intrinsèque de l’idéologie djihadiste.

De fait, les GAT ne sont pas des armées traditionnelles conquérant du territoire qu’elles administrent ensuite. Ces groupes diffusent des idées, convertissent les populations. Ils changent les perceptions, loyautés et comportements locaux pour déstabiliser les gouvernements. Cela implique de tisser des liens avec des communautés ayant des griefs envers l’État ou d’attiser les conflits intercommunautaires existants. La circulation des personnes à travers les frontières n’est donc pas le problème principal. Les discours djihadistes sur l’exclusion ethnique, la défaillance et la corruption du gouvernement central se disséminent sans être entravés par les frontières physiques. Les populations frontalières sont réceptives au mirage djihadiste, non pas parce qu’elles occupent les tracés frontaliers, mais en raison de dynamiques internes existantes. 

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La militarisation des frontières, une réponse contre-productive ?

La militarisation des frontières pourrait paradoxalement constituer un facteur aggravant à l’insécurité dans la région. Comme le souligne un rapport du Policy Center for the New South publié en 202213, des éléments tels que l’augmentation du prix des voyages, la corruption des agents aux frontières et les pratiques discriminatoires ont un impact négatif sur les économies locales, sapant les moyens de subsistance des communautés frontalières, tout en encourageant la contrebande et les passages illégaux. Le fardeau économique alimente le ressentiment de ces populations envers le gouvernement et fait le jeu des groupes insurrectionnels. Les Peuls sont particulièrement vulnérables aux discriminations en raison d’une exclusion ethnique et sociale historique, accentuée par les déplacements de bétail à travers le Sahel. Assimilée aux groupes djihadistes, cette communauté est davantage sujette aux abus lors du franchissement des frontières (arrestations, taxation abusive)14, renforçant de facto une défiance déjà préexistante envers l’État et instrumentalisée par les GAT.

Une militarisation des frontières présente d’autres écueils. L’afflux de forces de sécurité s’accompagne souvent d’un surcroît d’armements, multipliant d’autant le risque de bavure militaire et d’incidents. En juin 2022, le gouvernement togolais a annoncé l’acquisition de drones de combat Bayraktar TB215  pour patrouiller la frontière nord. En juillet 2022, l’armée togolaise, croyant neutraliser un contingent de djihadistes, a reconnu avoir bombardé par erreur un village burkinabé et tué au moins sept enfants16. Alors que le Bénin cherche à se doter d’équipements similaires17, une étude publiée en 2022 montre qu’il n’existe aucune preuve que la police militarisée soit un moyen efficace de combattre une insurrection18 . La militarisation des frontières risque donc d’aliéner à l’État les communautés frontalières, qui constituent peut-être les alliés les plus importants dans la lutte contre le discours djihadiste.

Enfin, la vulnérabilité des zones frontalières en Afrique de l’Ouest tient aussi aux clivages socioculturels entre le nord et le sud. Les forces de sécurité connaissent souvent mal les zones où elles sont en quelque sorte parachutées. Au nord-est du Nigeria, les soldats, généralement originaires du sud à majorité chrétienne et anglophone, se retrouvent en contact direct avec des populations musulmanes et ne parlant pas l’anglais19. L’hostilité mutuelle et les exactions de soldats envers les civils ont provoqué, chez ces populations musulmanes, le sentiment d’être confrontées à des troupes d’occupation. Une situation qui n’est sans doute pas étrangère à la brutalisation du groupe djihadiste Boko Haram au nord du pays. 

Les frontières : un enjeu sécuritaire stratégique

« Toute frontière, comme le médicament, est remède et poison. Et donc affaire de dosage. »20 Les frontières renvoient à l’État, qui ne peut exister sans bornes ou limites linéaires. Leur contrôle est donc hautement politique. Mais à mesure que l’insurrection djihadiste s’est étendue à travers le Sahel, les frontières de cette région sont devenus des lieux d’insécurité exploitées par les groupes armés et, partant, un enjeu de plus en plus politisé. Parallèlement à la transnationalisation de la menace, la quête du contrôle des frontières est aujourd’hui au cœur de la politique contre-insurrectionnelle au Sahel. Ces dernières années ont vu le compartimentage du Sahel s’accélérer à la faveur de la crise sécuritaire, celle-ci induisant un durcissement des frontières par un dispositif toujours plus étoffé. 

Pourtant, les efforts déployés pour renforcer les frontières ont généralement exacerbé la défiance des populations frontalières, sans pour autant freiner les GAT. À l’heure où ceux-ci ne cessent de franchir toujours de nouvelles frontières, il convient de repenser la pertinence des réponses militarisées et de prendre en compte les besoins des communautés frontalières, sans doute les meilleurs remparts contre la progression de l’idéologie djihadiste.

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1 « Le Sahel est le théâtre d’un conflit sans frontières », Comité international de la Croix-Rouge, 8 juillet 2020.

2 Lassina Diarra, Terrorisme international. La réponse de la Côte d’Ivoire, L’Harmattan, 2016, p. 39.

3 Les djihadistes visent l’abolition des cadres étatiques (et donc des frontières) au profit d’une entité civilisationnelle globale (Califat). Voir Djallil Lounnas, Le djihad en Afrique du Nord et au Sahel. D’AQMI à Daech, L’Harmattan, 2019.

4 Armelle Choplin et Olivier Pliez (éd.), « Dossier : Sahara et Sahel, territoires pluriels », Mappemonde, no 103, 2011. 

5 Julien Brachet, « Sahara et Sahel : ni incontrôlables, ni incontrôlés », Sciences-Po-Centre de recherches internationales, juillet 2013.

6 Ibid.

7 Sahel signifie « rivage » ou « bordure » en arabe. Il désigne l’espace de transition qui sépare le désert du Sahara au nord et la zone soudanienne au sud.

8 Frontières et conflits en Afrique du Nord et de l’Ouest, Cahiers de l’Afrique de l’Ouest, Éditions OCDE, 2022.

9 Il existe une distribution non aléatoire des actes terroristes, qui se concentrent géographiquement dans certaines zones plutôt que d’autres. Voir Daniel Dory, « Le terrorisme comme objet géographique : un état des lieux », Annales de géographie, vol. 4, no 728, 2019, p. 5-36.

10 Olivier J. Walther and William F.S. Miles (dir.), African Border Disorders. Addressing Transnational Extremist Organizations, Routledge, New York, 2018.

11 « L’Initiative d’Accra peut-elle prévenir le terrorisme dans les États côtiers de l’Afrique de l’Ouest ? », Institut d’études de sécurité, 30 septembre 2019. 

12 Le rouge désigne les zones formellement déconseillées et recouvre l’intégralité des territoires du Mali, du Tchad, du Niger et du Burkina Faso, ainsi que la majorité du territoire de la Mauritanie.

13 Laura Sanders, Rida Lyammouri, Jordan Moss, « Militarized Border Security Will Not Stop the Spread of Extremism », Policy Center for the New South, août 2022.

14 Ibid., p. 8.

15 « Lomé’s turn to succumb to charms of Turkish TB2 combat drones», Africa Intelligence, 7 juillet 2022.

16 « L’armée togolaise reconnaît avoir tué sept civils par erreur », Le Monde, 15 juillet 2022.

17 « Attaqué sur ses frontières, Cotonou convoite les drones turcs et les armements chinois », Africa Intelligence, 26 avril 2022.

18 Erica de Bruin, « Policing Insurgency: are militarized police more effective? », Small Wars and Insurgencies, vol. 33, no 4-5, 2022, p. 742-766.

19 Marc-Antoine Pérouse de Montclos, Une guerre perdue. La France au Sahel, JC Lattès, p. 64.

20 Régis Debray, L’éloge des frontières, Gallimard, 2011.

À propos de l’auteur
Catherine Van Offelen

Catherine Van Offelen

Consultante en sécurité internationale, spécialiste des questions de sécurité et de terrorisme au Sahel et en Afrique de l’Ouest.
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