La pensée politique de Curtis Yarvin

21 avril 2025

Temps de lecture : 5 minutes

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La pensée politique de Curtis Yarvin

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Curtis Yarvin joue un rôle important dans la doctrine politique de l’entourage de Donald Trump. Sa pensée politique déroute car elle est peu connue en France. Yarvin souhaite renouveler la pensée libertarienne en l’alliant à la tech et aux nouvelles technologies. 

Le Trumpisme existe-t-il ? Il n’est ni une doctrine ni une idéologie à part entière. Mais les prises de position de Donald Trump s’inscrivent dans un faisceau de traditions ancrées depuis longtemps dans le paysage politique américain. Ses idées se concentrent sur quelques idées-force qui sont l’opposition aux élites de l’establishment politique et intellectuel, le protectionnisme économique, une hostilité assumée à l’immigration et à l’impôt et une revalorisation d’un « peuple » désorienté et frustré.

Depuis l’investiture de Donald Trump et ses premières mesures de gouvernement, la nouvelle administration américaine s’inspirerait d’un mouvement intellectuel qui se nomme la néoréaction, aussi désignée par l’expression « Lumières sombres » (Dark Enlightenment). À la tête de ce mouvement, on trouve le blogueur et écrivain Curtis Yarvin, proche de Peter Thiel, le milliardaire Marc Andreessen, mais aussi le Vice-Président J. D. Vance et Michael Anton (directeur de la planification politique).

D’où vient la néoréaction ?

Les néoréactionnaires représentent un mouvement idéologique contemporain qui rejette le progressisme et les errements de la démocratie et prône un retour à des formes de gouvernance plus autoritaires ou hiérarchiques. Il s’appuie notamment sur des philosophes du XVIIIe siècle et veut renouer avec les pères fondateurs américains et l’esprit politique qui a prévalu à la création des Etats-Unis.

Curtis Yarvin et les libertariens

Curtis Guy Yarvin (1973), diplomé de l’Université Brown, est un informaticien et blogueur américain qui est devenu aujourd’hui la figure de proue de la néoréaction (ou néoréactionnisme) américaine. En avril 2007, il lance son blog Unqualified Reservations sous le pseudo Mencius Moldbug.

Son premier texte, A Formalist Manifesto, annonce avec grande clarté son projet politique. Yarvin se présente comme un libertarien convaincu. Pour lui, le libertarianisme, est « une idée évidente » qui « n’a jamais pu être appliquée en pratique ». L’erreur des libertariens est, selon lui, de considérer leur idéologie comme « l’apogée de la démocratie », alors que celle-ci est, toujours lui, fondamentalement « inefficace et destructrice ». Yarvin se réclame ici de Hans-Hermann Hoppe, philosophe allemand qui développe le principe selon lequel la monarchie est un moindre mal en attente de l’anarcho-capitalisme. Yarvin est, à cette époque, relativement méconnu, et sa renommée va venir de Nick Land (1962) diplômé en philosophie de l’Université de l’Essex et Maître de Conférences en philosophie continentale à l’Université de Warwick jusqu’en 1998, qui devient essayiste et blogueur. Il est également le fondateur du CCRU (Cybernetic Culture Research Unit). Il découvre Curtis Yarvin et à partir de mars 2012, sur son blog Urban Future (depuis supprimé), il lui consacre une série d’articles intitulée  The Dark Enlightenment. Cette série d’articles va conférer à Curis Yarvin et à la néoréaction une véritable notoriété en ligne et va permettre à cette dernière de se constituer comme une véritable contre-culture intellectuelle. Les positions de Nick Land sont souvent controversées à cause de ses discours parfois élitistes, racialisés, ou eugénistes.

La théorie politique néoréactionnaire selon Yarvin

Yarvin fait une analogie directe entre l’État et une entreprise bien gérée :

Il compare l’État à une startup ou une entreprise privée.

Selon lui, un Etat devrait être dirigé comme une entreprise, avec un CEO (terme emprunté au Management et qui signifie Chief Executive Officer), dirigeant unique, ayant des pouvoirs forts, et répondant à une logique d’efficacité, comme dans le privé, et un gouvernement considéré comme un système d’exploitation qui est censé faire tourner le « hardware » de la société : la population, les ressources, les infrastructures, etc.

Le CEO agit alors comme un roi dans une monarchie, mais il n’est pas un roi héréditaire traditionnel. Il est choisi pour ses compétences, comme un entrepreneur ou un fondateur de start-up. Il imagine un État actionnariat, où des investisseurs privés possèdent des parts et nomment un dirigeant responsable (le monarque/CEO).

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D’autre part, le « CEO » posséderait le pays comme un propriétaire, et aurait donc intérêt à maximiser sa valeur à long terme en gardant ses citoyens heureux, productifs, et fidèles, comme des actionnaires ou des clients satisfaits.

Yarvin appelle cela parfois une « joint-stock republic«  : une société où le pouvoir est centralisé, mais peut être surveillé via des mécanismes de type entreprise. Il propose un « reboot » (littéralement redémarrage ou réinitialisation) du système : abolir la démocratie telle qu’on la connaît et la remplacer par quelque chose de plus centralisé.

Enfin, Yarvin est très critique de la démocratie, qu’il considère inefficace, manipulée par les médias, lente à réagir, et sujette aux conflits internes. Il pense qu’un modèle plus autoritaire, mais compétent, à la manière d’un fondateur de start-up visionnaire (genre Elon Musk), serait plus stable et performant.

D’autre part, Yarvin invente le concept « The Cathedral » qui, dans sa pensée, désigne un système idéologique et un réseau informel d’institutions qui dominent la culture, les médias, l’éducation et la pensée publique dans les sociétés occidentales modernes, en particulier aux États-Unis. Les composantes de ce réseau sont :

*Les universités (surtout les départements de sciences sociales et humaines).

*Les médias dits traditionnels (New York Times, CNN, etc.).

*La bureaucratie étatique (administration permanente, pas les élus)

désigné aux États-Unis comme le deep state (Etat profond).

À ce propos, on peut lier cette composante aux actions menées par Elon Musk avec le DOGE (Department of Government Efficiency) et au concept RAGE (Retired All Government Employees).

*Les ONG influentes et les think tanks (sauf les conservateurs, comme le Cato Institute ou The Heritage).

*Hollywood et la culture populaire. Selon Yarvin, tous ces acteurs, bien qu’indépendants, diffusent selon lui les mêmes idées progressistes, souvent de manière non coordonnée, mais convergente. Toutes ces composantes font penser au wokisme et au progressisme de la société américaine.

Enfin, on peut noter des similitudes entre les théories de Yarvin et le concept de cameralisme (kameralismus) qui est une doctrine économique et administrative des États allemands aux XVIIe-XVIIIe siècles pour renforcer l’État comme pour en faire un modèle post-démocratique.

L’imaginaire et le narratif de Curtis Yarvin est un étonnant mélange de références classiques et de culture geek contemporaine. Dans un article intitulé « Un argumentaire contre la démocratie : dix pilules rouges », il n’hésite pas à s’inspirer d’une scène du film Matrix (1999) en référence à la pilule rouge, métaphore de l’éveil à une réalité cachée, qui permet à Néo de découvrir la vérité sur la réalité du monde plutôt que de continuer à vivre dans une illusion confortable.

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Effectivement, Yarvin propose un discours qui s’inscrit dans cette logique d’éveil, mais appliqué à la politique. Certains y verront une sorte de wokisme de droite…. Cette utilisation métaphorique du film Matrix a été également reprise par Elon Musk en mai 2020.

Aujourd’hui

Le « techno-monarchisme » de Curtis Yarvin conduit à une justification du pouvoir sans limite des oligarques du numérique et aujourd’hui, le vice-président JD Vance cite Curtis Yarvin comme une référence. Il est à noter que l’entourage de Donald Trump est composé, en majorité, de dirigeants de la Tech qui constitue une sorte d’élite, si ce n’est une galaxie réactionnaire qui compte influer sur l’administration américaine de Peter Thiel à Elon Musk.

Avec son slogan « Make America great again », Donald Trump tend plutôt vers un passé supposé glorieux alors que la néoréaction regarde plutôt vers le futur, représentant ainsi un grand écart périlleux entre McKinley et les néoréactionnaires d’aujourd’hui.

The Dark Enlightment

La théorie du Dark Enlightment est une réaction contre les idéaux progressistes issus des Lumières, jugés responsables de la décadence de l’Occident moderne. On pourrait le définir, et le traduire, comme une contre-Lumière dans le sens du XVIIIe siècle, une anti-modernité rationaliste, prônant un retour à l’ordre, à la hiérarchie, à l’autorité — mais avec une posture très rationnelle, technologique et froide.

Caméralisme

Le caméralisme (ou caméralisme allemand) était une doctrine politico-administrative développée dans l’Europe centrale (notamment dans la Prusse de Frédéric le Grand et en Autriche) aux XVIIe et XVIIIe siècles. Certaines composantes de la doctrine peuvent se rapprocher de l’approche de Yarvin et de la politique trumpienne :

*renforcer le pouvoir de l’État (souvent monarchique), incarné par le CEO.

*maximiser les ressources fiscales et économiques (droits de douane).

*gérer le pays comme un domaine royal ou, selon Yarvin, le prince comme « CEO » du royaume.

*prôner une bureaucratie centralisée, rationnelle, et loyale au souverain (voir DOGE).

Le caméralisme voyait l’État comme une machine administrative au service d’un monarque éclairé, en mettant en avant l’ordre, l’efficacité, et l’autorité centralisée.

Pour aller plus loin :

Miranda A. The Conversation « Curtis Yarvin, idéologue du trumpisme et de la fin de la démocratie » 2025.

https://theconversation.com/curtis-yarvin-ideologue-du-trumpisme-et-de-la-fin-de-la-democratie-251590

Insight EU monitoring « Dark enlightment : “the ideology behind the Trump-Musk administration” 2025.

https://ieu-monitoring.com/plans/subscribe?mepr-unauth-page=549249&redirect_to=%2Feditorial%2Fdark-enlightenment-the-ideology-behind-the-trump-musk-adm

Mirand A. “Curtis Yarvin, la néoréaction au cœur du projet trumpiste » Cevipof 2025.

https://www.sciencespo.fr/cevipof/fr/actualites/curtis-yarvin-accelerationniste-de-la-decadence/

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À propos de l’auteur
Alain Bogé

Alain Bogé

Enseignant en Géopolitique et Relations Internationales. HEIP Hautes Etudes Internationales et Politiques - Lyon. Czech University of Life Sciences-Dpt Economy - Prag (Czech Republic). Burgundy School of Business-BSB - Dijon-Lyon. European Business School-EBS - Paris.

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