La route maritime du Nord : une solution d’approvisionnement complémentaire pour la Chine

31 juillet 2023

Temps de lecture : 9 minutes
Photo : PORTE CONTENEUR DE LA CHINA COSCO SHIPPING CORPORATION LIMITED, PREMIER ARMATEUR CHINOIS. CRÉDIT : PIXABAY
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La route maritime du Nord : une solution d’approvisionnement complémentaire pour la Chine

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Le changement climatique rend possible la navigation via la route maritime du Nord permettant d’éviter les canaux de Suez et de Panama ainsi que le détroit de Malacca. L’Arctique regorge également de ressources stratégiques telles que les hydrocarbures et les minerais. Compte tenu de ces enjeux, la Chine cherche à jouer un rôle actif dans le développement de cette région en commençant par le transport.

Le 7 juillet, à 13h heure locale, un porte-conteneur, exploité par la compagnie chinoise Xinxin Shipping et transportant du papier, du carton, des produits chimiques, des engrais et d’autres marchandises a quitté le terminal à conteneurs du port de Saint-Pétersbourg. Prenant la route traversant l’Arctique, il est prévu qu’il arrivera à Shanghai au bout d’une vingtaine de jours. Le même jour, la cérémonie de lancement de la ligne de porte-conteneurs Chine-Russie sur la route arctique a eu lieu au Centre du commerce international Greenwood à Moscou.[1] Selon le représentant de cette compagnie, qui a investi dans cinq porte-conteneurs à coque renforcée, l’opération aura une fréquence hebdomadaire pendant la période de juillet à fin octobre lorsque les conditions météorologiques le permettront.  Deux points importants à noter : la fréquence de l’opération sera hebdomadaire, donc, ce n’est pas un essai, mais le début de la mise en place d’une stratégie ; il est prévu que la route pourra fonctionner de juillet à fin octobre, donc, c’est encore partiel en tant que solution alternative par rapport aux routes habituellement empruntées via les canaux de Suez et de Panama et le détroit de Malacca qui sont sous contrôle de forces non nécessairement toujours amicales.

La route maritime du Nord[2]

La route maritime du Nord est une voie maritime qui permet de relier l’océan Atlantique à l’océan Pacifique en longeant la côte nord de la Scandinavie et celle de la Russie. Elle longe le cap Nord, le détroit de Kara, le cap Tcheliouskine et aboutit au détroit de Béring, l’essentiel de ce trajet s’effectuant dans les mers arctiques. Elle n’est navigable qu’en été. Mais des chenaux de navigation sont ouverts par de puissants brise-glace nucléaires russes pour étendre au maximum la période de navigation sur cette voie stratégique.

C’est un itinéraire plus court par rapport aux itinéraires existants, qui permettent de relier l’Asie du Nord-Est à l’Europe occidentale en passant par le canal de Suez, le canal de Panama ou en faisant le tour du cap de Bonne-Espérance.

Pour les navires reliant l’Asie de l’Est (Chine, Japon, Corée du Sud, Taiwan…) et l’Europe, la route maritime du Nord présente des avantages évidents : une réduction des délais d’acheminement (avec une amplitude de 30 % pour la Chine du Nord), des coûts en carburant, en main-d’œuvre et en assurances relative à la piraterie maritime (risque important près de la Somalie, dans le golfe d’Aden, en mer Rouge, et même le détroit de Malacca). Cet itinéraire permet aussi d’éviter les contraintes de largeur et de tirant d’eau qui s’imposent lors de la traversée du canal de Suez (respect des limites Suezmax) et les taxes dues au gouvernement égyptien pour ce passage.

Plus important encore, si la route arctique peut être entièrement ouverte, cela signifie que le développement des ressources pétrolières et gazières dans la région arctique est également possible. Et la Russie pourrait également transporter plus facilement des hydrocarbures et améliorer ses capacités d’exportation de gaz et de pétrole. Selon le plan de la Russie, l’année prochaine, la route maritime de l’Arctique sera ouverte à la navigation toute l’année.[3] Bien entendu, cela reste à voir. Si cet objectif peut être atteint, cette route libérera un énorme potentiel et deviendra une route maritime importante reliant l’Asie, l’Europe et l’Amérique du Nord, offrant de nouvelles opportunités.

L’intérêt de cette route et de cette région pour la Chine

La Chine est très dépendante des routes maritimes classiques par lesquelles transitent la plupart de ses importations de matières premières, y compris énergétiques, ainsi que l’exportation de ses produits. Par exemple, actuellement, près de 70 % de la consommation de pétrole de la Chine provient d’importations étrangères et l’on s’attend à ce qu’elle atteigne environ 80 % d’ici 2030.[4] Les canaux de Suez, de Paname et surtout le détroit de Malacca sont des endroits de hauts risques dont le blocage pourrait mettre la Chine en difficulté. C’est l’une des raisons pour lesquelles la Chine a lancé les projets de la « nouvelle route de la soie », afin de mettre en place des routes terrestres vers Europe via la Russie et l’Asie centrale, par exemple en utilisant le fret ferroviaire transeurasiatique.[5]

La route maritime du Nord relève de la même logique. En plus des avantages déjà énumérés plus haut concernant la réduction des délais, des coûts et l’amélioration de la sécurité de navigation, les experts chinois en voient d’autres dans l’ouverture de cette route et de cette région.[6] Cette analyse plaide en faveur d’un engagement plus fort de la Chine dans l’Arctique.[7]

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1/ Cette route fournira plus de canaux d’approvisionnement en énergie et en ressources, tout en réduisant les risques. Si l’énergie et les ressources de l’Arctique peuvent être développées sans heurts, l’Arctique deviendra une importante base d’énergie et de ressources à l’avenir.

2/ L’ouverture de cette route apportera des opportunités de développement aux ports du nord de la Chine.

Les ports situés au nord du fleuve Yangtsé sont tous situés en Asie du Nord-Est, très près de la voie navigable arctique. Après l’ouverture de la route du Nord, les positions des ports du nord de la Chine seront grandement améliorées vis-à-vis des trois régions.

La route de l’Arctique favorisera l’essor de l’arrière-pays des ports du nord en Chine. Les ports proches de la route, en réduisant le coût du transport maritime, attireront les marchandises transportées par des ponts terrestres depuis d’autres ports et élargiront leur arrière-pays terrestre.

La densité des flux et le débit des ports proches de la route arctique augmenteront. La plage de rayonnement de la mer s’élargira, de sorte que le statut et le rôle relatifs dans le réseau portuaire changeront également. Les ports du nord de la Chine sont situés à une latitude plus élevée et sont plus proches de la voie navigable de l’Arctique. Si les ports du nord peuvent tirer pleinement parti de cette opportunité, ils renforceront leur statut et leur rôle dans l’ensemble du réseau portuaire, et deviendront même un centre maritime international en Asie du Nord-Est, voire dans le monde.

3/ Ce sera une opportunité aussi pour l’ajustement de l’aménagement stratégique économique des zones côtières de la Chine.

La chaîne de l’industrie du transport maritime est longue. L’ouverture de la route de l’Arctique favorisera efficacement le développement d’industries connexes, telles que la construction navale, la location de navires, l’expédition de fret, les services d’entreposage, la finance et l’assurance, la construction de ports et les services d’information maritime dans les zones côtières. Le nombre de ports ouverts, à proximité du port principal, va augmenter, ainsi que le degré d’agglomération industrielle.

Cette ouverture conduira inévitablement à la construction à grande échelle d’infrastructures telles que des ports, des entrepôts, des routes, des pipelines, des navires brise-glaces et des bases de raffinage de pétrole le long de l’océan Arctique, ce qui augmentera l’approvisionnement de la Chine en matériaux de construction et produits industriels vers ces pays et régions de l’Arctique, tandis que l’exportation d’autres matériaux créera de nouveaux débouchés. Les ports des villes côtières sont les premiers points de transbordement. À l’avenir, la croissance du commerce de l’énergie et des matières premières entre la Chine et la région arctique aura un impact sur la division du travail et l’aménagement des ports chinois, tels que les grands terminaux de gaz naturel, les terminaux pétroliers et les terminaux charbonniers, etc. Ceux-ci devront être ajustés en conséquence, en fonction de la capacité de chaque port pour l’acceptation, le transbordement et le traitement in situ. 4/ Cela renforcera la coopération économique et commerciale entre la Chine et les pays situés le long de la route arctique La route arctique relie l’Amérique du Nord, l’Europe et l’Asie de l’Est, qui sont les régions les plus actives dans le commerce mondial ; ces dernières sont également les plus développées économiquement. Il existe des différences évidentes dans la structure économique et industrielle entre la Chine et les pays situés le long des routes arctiques, et les différences sont à la base de la coopération économique entre les parties. Une fois la route arctique ouverte, elle ne peut que renforcer la coopération économique et commerciale transnationale diversifiée entre la Chine et les pays situés le long de la route. 5/ Bien que la Chine n’ait pas de territoire ou d’eaux territoriales dans l’Arctique, elle considère néanmoins que les affaires de l’Arctique ne sont en aucun cas de simples affaires régionales, mais d’importantes affaires internationales. Selon la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, l’océan Arctique appartient à toute l’humanité. La Chine met l’accent sur les caractéristiques internationales de l’Arctique. Elle juge nécessaire de s’unir aux pays situés le long de la route de l’Arctique et à d’autres pays afin de sauvegarder les droits liés à la route de l’Arctique et de maintenir conjointement la sécurité des voies de navigation. 6/ L’ouverture de la route est également une opportunité pour renforcer le soft power maritime de la Chine. L’ouverture de cette route fournit des opportunités de coopération dans les domaines de la sécurité, de l’énergie, de la protection de l’environnement marin, des prévisions hydrométéorologiques et de l’assistance technique. Elle peut être utilisée pour développer des relations diplomatiques entre la Chine et les pays riverains de l’océan Arctique. Cela peut aussi renforcer les échanges et la coopération entre la Chine et les pays situés le long de cette route arctique. À la lumière de cette analyse multi-volet, on voit que la Chine adopte, au sein du Conseil arctique ou en dehors, une stratégie de coopération tous azimuts, économique et infrastructurelle.[8] Elle a aussi lancé le Shanghai Arctic Forum, le club des États du reste du monde en dehors du Conseil. Au programme, en tête de liste : la route polaire de la soie et le rôle de l’Asie dans le développement économique et écologique de la région.[9] Une attitude ambivalente de la Russie vis-à-vis de l’engagement chinois

La Russie cherche la coopération avec la Chine, y compris dans l’Arctique. En même temps, l’acceptation d’un plus grand engagement de la Chine dans l’océan Arctique suscite aussi des commentaires en Russie.

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La Russie a besoin de la Chine pour équilibrer le rapport de forces dans la région. En parallèle, la position de la Chine quant à l’appartenance de l’océan Arctique au patrimoine mondial remue certains esprits inquiets en Russie. Certains experts russes optent pour une position plus réservée, en estimant qu’« un accroissement des investissements et de l’implication de la Chine dans les projets arctiques est une porte ouverte à ce qu’elle établisse une présence physique dans la région et affirme donc sa position dans les affaires arctiques ».[10] Cette réalité est à prendre en compte dans nos analyses en la matière.

Un nouveau « rideau de fer » en Arctique ?

Les US y renforcent leurs dispositifs. La Russie a également mis en place une stratégie de “reconquête de l’Arctique” en développant des bases militaires ou des ports en eau profonde tout le long de ce passage du Nord-Est.

Depuis le début de la guerre en Ukraine, la région connaît un regain de tensions entre la Russie et les puissances occidentales. Avec l’entrée dans l’OTAN de la Suède et de la Finlande, deux pays membres du Conseil de l’Arctique, ces tensions pourraient s’accroître.[11] L’océan Arctique risque de devenir un théâtre d’affrontements à venir.[12]

Bien que la Chine y ait seulement un statut d’observateur, espérons que ses efforts contribueront à atténuer les tensions, car la coopération au-delà de la compétition est une nécessité absolue pour protéger cette route et cette région.

Il ne faut pas oublier la priorité des priorités : la protection de l’environnement

L’utilisation de la route maritime du nord et l’exploitation future de cette région vont amener beaucoup de bénéfices aux riverains et aux pays proches. Cela ne doit pas nous faire oublier la protection de l’environnement. Les préoccupations d’ordre militaire et économique ne doivent pas primer sur les urgences écologiques.

Pour limiter les impacts négatifs, un « Recueil international de règles applicables aux navires exploités dans les eaux polaires » est entré en vigueur en janvier 2017, imposant aux navires circulant sur la route maritime du Nord et dans tout l’Arctique certaines caractéristiques techniques relatives à leur structure, aux équipements liés à la sécurité de l’équipage et à la navigation et un niveau de formation minimum des officiers de pont. Ce document comprend aussi des règles visant à limiter les impacts du trafic maritime sur les écosystèmes arctiques vierges et fragiles. Ce recueil a été intégré à la Convention internationale sur la Sauvegarde de la vie humaine en mer et à la Convention internationale pour la prévention de la pollution marine par les navires.[13] Il est du devoir de chaque utilisateur potentiel de cette route et de cette région de respecter strictement ce code.[14]

Perspectives  

L’utilisation de la route maritime du Nord par la Chine aura tendance à devenir plus régulière dans les années à venir.

La coopération sino-russe va devenir plus étroite malgré l’ambivalence de la Russie, aussi bien concernant l’utilisation plus intensive de la route comme solution d’approvisionnement complémentaire, que dans l’exploitation des ressources de cette région.

La rivalité dans l’Arctique ne se limitera pas à une concurrence commerciale, mais constituera également une compétition stratégique. Au fur et à mesure des évolutions des différents dossiers, la Chine prendra plus d’importance sur ce théâtre. Espérons que les puissances en présence trouveront un modus vivendi pacifique pour coexister.

Au-delà des rivalités économico-stratégiques, la protection de l’environnement dans cette région se doit, dès le départ et en luttant contre les atermoiements du « on verra plus tard », d’être un impératif non négociable et un souci commun permanent pour tous les acteurs. L’adoption de ces principes par les gouvernements, compagnies de transport maritime et d’exploitation des ressources naturelles est d’une importance capitale, car nous dépendons tous d’une région arctique en bonne santé.

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[1] Alexander Kovalev, (La cérémonie de lancement du porte-conteneurs Chine-Russie sur la route arctique s’est tenue à Moscou), Sputnik, 2023.

[2] Cf. Wikipedia : route maritime du nord.

[3] Alexander Kovalev, (La cérémonie de lancement du porte-conteneurs Chine-Russie sur la route arctique s’est tenue à Moscou), Sputnik, 2023.

[4] Ankur Kundu, Détroit de Malacca : Le point d’étranglement stratégique de la Chine, FleetMon, le 3 septembre 2020

[5] Alex Wang et Henri de Grossouvre, L’explosion du fret ferroviaire eurasiatique et ses conséquences économiques et géopolitiques, Revue Conflits, le 27 avril 2021

[6] 2022-08-17 (« La valeur stratégique de la route arctique pour la « puissance maritime » de mon pays », Port of China, Liu Xingpeng, Académie des sciences du transport par eau, ministère des Transports)

[7] (« Arctic Geographic Situation Assessment and China’s Strategic Considerations for Promoting the « Polar Silk Road », publié dans « Northeast Asian Economic Research » Numéro 1, 2023, Zhang Xiangguo et Li Xuefeng, chercheurs associés au National Ocean Technology Center)

[8] (Livre blanc « La politique de la Chine dans l’Arctique », www.scio.gov.cn, 2018-01-26

[9] Emmanuel Veron, L’Arctique dans la politique de la Chine : une région convoitée comme les autres, fdbda, le 29 avril 2020

[10] Isabelle Facon, La Russie et la Chine dans l’Arctique : ambivalences et contraintes russes, Observatoire de l’Arctique (http://www.observatoire-arctique.fr/analyses-regionales/russie-chine-larctique-ambivalences-contraintes-russes/)

[11] Guillaume Renouard, Energie : la Chine et la Russie renforcent leur collaboration en Arctique, danger pour les puissances occidentales, La Tribune, 07 Sept 2022

[12] Comprendre le rapprochement russo-chinois en Arctique, Courrier International, le 10 mai 2023

[13] Cf. le code polaire (https://fr.wikipedia.org/wiki/Code_polaire)

[14] Nouvelles routes maritimes Arctiques : la prédation économique menace la région, Mr Mondialisation, le 26 mai 2021

À propos de l’auteur
Alex Wang

Alex Wang

Titulaire de deux doctorats (philosophie et ingénierie) et familier des domaines clés de la NTIC, Alex Wang est ancien cadre dirigeant d’une entreprise high tech du CAC 40. Il est également un observateur attentif des évolutions géopolitiques et écologiques.
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