L’Afrique des Grands Lacs balkanisée ?

18 janvier 2021

Temps de lecture : 19 minutes
Photo : Les Grands Lacs, une zone aussi belle que complexe et dangereuse. Photo venant d'Uganda. (c) Sipa SIPAUSA30195341_000001
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L’Afrique des Grands Lacs balkanisée ?

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La région des Grands lacs africains connait des évolutions qui menacent son intégrité politique et sa stabilité. Les tensions demeurent entre les groupes humains et les guerres du passé ne sont pas complètement effacées. Les conflictualités de la région mettent à mal l’ensemble de l’est africain.

 

Quelques données géographiques et historiques

 

Pour les géographes, les Grands Lacs sont tous ceux de la vallée du Rift[1], une zone regroupant une dizaine de pays, de l’Afrique australe jusqu’au sud de la Corne, soit un ensemble bien trop vaste pour prétendre l’analyser géopolitiquement comme s’il était d’un seul tenant. L’expression « Grands Lacs » servira ici à ne qualifier que la zone de part et d’autre des frontières qui courent du lac Albert au lac Tanganyika : en Ituri et aux deux Kivus, au Burundi, au Rwanda et en Ouganda, les problématiques sont proches, les enjeux liés, les conséquences conflictuelles.*

 

La sous-région est complexe, car il s’agit d’un carrefour, entre l’Afrique Centrale et l’Afrique de l’Est, carrefour de plus enclavé et dépendant des deux corridors concurrents[2] du Nord (Kampala – Nairobi – port de Mombasa[3]) et du Sud (Kigali – Dodoma – port de Dar es-Salaam[4]).

Il convient aussi de tenir compte de l’éloignement de Kinshasa, coupé géographiquement de la partie orientale de son territoire : à l’est du fleuve Congo, la RDC regarde vers l’océan Indien dont elle est l’hinterland et vers où la dirigent ses flux humains et commerciaux. La langue vernaculaire n’y est pas le lingala, mais le kiswahili[5] et Goma et Bukavu sont dans les faits bien plus connectées et dépendantes de Kampala et de Kigali que de leur capitale politique officielle[6].

S’il est vrai qu’à la suite de la colonisation la zone des Grands Lacs s’est trouvée à la jointure des zones francophones et anglophones, où la concurrence entre les ex-puissances coloniales était exacerbée, ceci ne constitue plus pour autant une grille explicative pertinente des tensions dans la zone. Le fameux syndrome de Fachoda (qui a pu au siècle dernier expliquer le comportement de la France) n’est plus d’actualité, sauf pour certains pans de l’armée française. Encore moins depuis l’arrivée du jeune Macron, qui avait 16 ans en 94, et qui est occupé à tenter de déminer tous les dossiers post-coloniaux (y compris en ouvrant les archives rwandaises).

De plus, à l’inverse de la plupart des autres régions d’Afrique, les anciennes frontières de certains royaumes ont été largement conservées, permettant une meilleure cohérence population/pouvoir politique[7]. Si cela n’empêche pas des intérêts divergents, des jeux de pouvoir, ni des problèmes de frontière, les dynamiques conflictuelles dans la sous-région méritent d’être analysées au prisme de facteurs structurels contemporains qui lui sont propres.

 

Les Grands Lacs dans son acception strictement géographique

Facteurs structurels des conflits

 

Les Grands Lacs, c’est un faisceau de crises intimement liées, qui se renforcent mutuellement, une conséquence devenant une cause, et vice-versa. La conflictualité qui en résulte est plus ou moins ouverte, plus ou moins déclarée, mais quand l’une des zones de la sous-région chancelle les autres sont immédiatement affectées, notamment parce que les réfugiés passant les poreuses frontières pèsent encore davantage sur des situations déjà précaires, jusqu’à les faire basculer.

Le facteur démographique y est en effet fondamental dans un contexte de très forte pression sur les ressources foncières et agricoles, qui se traduit en tensions identitaires. Le Rwanda est particulièrement à l’étroit avec une densité de 459hab/km2[8], de même que le Burundi (422hab/km2). En Ouganda la croissance démographique est très forte, mais le territoire plus vaste (164hab/km2). Enfin la densité aux Kivus tourne autour de 100hab/km2, et elle est moindre encore en Ituri (70)[9] : on comprend la théorie des vases communicants que craignent les populations congolaises (cf. infra).

Facteur aggravant, le fossé générationnel entre une population en sa grande majorité très jeune[10] et des dirigeants âgés[11] qui accaparent les postes de pouvoir et les ressources afférentes, dans des « mangercraties[12] » où règne la « politique du ventre[13] », à l’exception notable du Rwanda. Cette jeunesse et sa frustration face à un avenir fermé sont un ferment d’agitation important, non canalisé par des organisations issues de sociétés civiles certes existantes, mais embryonnaires[14].

Il faut aussi prendre en compte, mais ne pas exagérer l’importance du facteur industries extractives[15] : il y a en Afrique sub-saharienne des zones sans ressources minières, mais avec des conflits violents, et à l’inverse des zones minières sans conflit. Ainsi les enjeux dans la sous-région ne s’entendent pas dans un sens traditionnellement géopolitique, c’est-à-dire ayant pour but principal l’accès à des ressources et territoires stratégiques. Ils résident plutôt dans les solutions à mettre en place de manière concomitante pour sortir d’un état de conflictualité semi-permanent qui affecte durement des dizaines de millions de personnes : la question des conflictualités est l’enjeu en soi, pas une conséquence d’enjeux externes.

L’impact des acteurs extérieurs à la zone sur les dynamiques géopolitiques locales est assez faible, pour deux raisons au moins :

D’abord, car l’agency reste chez les premiers concernés, peuples et États, d’autant que les causes sont endogènes et que toute solution potentielle viendra nécessairement d’eux.

Ensuite, car, si les acteurs extérieurs ont pu être agissants dans le passé (souvent pour le pire), ils sont maintenant surtout pourvoyeurs de financement, sans que cela ne leur octroie pour autant la capacité d’agir sur des situations locales éminemment complexes.

L’ONU[16], l’UA[17], l’EAC[18], la CEPGL[19], la BM[20], le FMI[21] : ni les gouvernements ni les récipiendaires ne s’illusionnent plus sur le rôle de ces institutions, conférences, sommets, ‘objectifs 2030’, etc., qui n’ont pas prise sur les événements. Ces organes ne semblent continuer à exister que par inertie, et parce qu’arrêter serait un aveu d’échec. Ils font même partie du problème en ce que non seulement ils cooptent et phagocytent précisément les talents et compétences qui sans cela pourraient être des forces motrices, mais encore elles laissent à penser que la solution ne peut venir que d’ailleurs, de Washington, Addis-Abeba, New York ou Bruxelles.

Des civils congolais, face à l’inaction onusienne pour éviter les violences récurrentes à leur encontre, s’en sont physiquement pris à plusieurs reprises aux ‘forces’ de la Monusco ; on comprend leur colère à la vision de Casques bleus pakistanais ne parlant aucune des trois langues en usage dans la région et ne sortant que rarement de leur camp retranché, ou de Casques bleus chinois s’adonnant aux trafics, ou encore des 4X4 siglés UN garés devant les discothèques-bordels… le problème de l’inefficacité criante de la Monusco n’est donc pas juste une question de financement ou de troupes disponibles ni même de nature du mandat, il est plus profond.

Quant aux acteurs bilatéraux Chine, UE, Russie, États-Unis, Inde, Turquie, Qatar[22], etc., ils n’ont pas de leverage, confrontés eux aussi au chaos et aux empilages de situations inextricables.

Sans même parler du niveau de l’administration Trump, dont l’isolationnisme s’exacerbait quand il s’agissait des « shit hole countries »[23], il est assez illusoire de penser que les EU de Biden – certes présents militairement en Ouganda – auront un plan à appliquer pour la sous-région.

La Chine enfin n’est pas interventionniste politiquement, et se garde de s’ingérer, car sa doctrine d’efficacité va dans le sens d’un strict réalisme économique, notamment via la signature de contrats d’infrastructures, et de l’octroi de prêts[24]. Récemment cependant elle se dirige aussi vers une stratégie d’influence diplomatique à travers l’obtention de différents postes stratégiques aux Nations Unies, et s’essaye au soft power à l’occasion de la lutte contre la Covid-19.

La France est un cas un peu à part : pas tant à cause des fantasmes entourant l’ex-puissance coloniale (qui n’était pas présente dans la sous-région[25]) qu’à cause de son rôle éminemment condamnable avant, pendant et après le génocide des Tutsis en 1994. Elle marche sur des œufs et se fait discrète, en tout cas depuis l’opération Artémis[26].

Ainsi les intérêts français sont dorénavant plus économiques que stratégiques. Bien occupée au Sahel, la diplomatie française dans les Grands Lacs est avant tout économique, dans les secteurs des NTIC (Orange) et de l’énergie (Total[27]).

 

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Les quatre fantastiques

 

Dans un contexte de réactions en chaine et de déstabilisations mutuelles, il est malaisé d’étudier chaque pays à part, d’autant que leur situation interne ne nous intéresse pas indépendamment de leurs voisins. Quelques précisions méritent cependant d’être apportées  sur le Burundi et l’Ouganda, par souci de clarté, avant de se concentrer sur le cœur du problème, la question rwandaise et la cristallisation dans l’est congolais.

 

Déréliction burundaise

La situation du pays s’est encore tellement dégradée ces dernières années, en termes de développement et d’un point de vue sécuritaire, que les observateurs ne cessent d’être surpris par sa capacité à s’auto-saborder. Ses ‘élites’ en sont les premières responsables et l’effet de miroir que cela produit avec le Rwanda est cruel.

Même si les récents développements politiques dans le pays ne sont pas nécessairement en lien avec ses voisins des ‘3K[28]’, le mythe de résurrection de la colonie belge du Ruanda-Urundi sous impulsion rwandaise alimente une immense méfiance des populations comme des dirigeants burundais[29]. La situation politique interne très tendue et l’opposition que rencontrait le président Pierre Nkurunziza avaient aussi un impact fort sur le Rwanda, car les deux pays sont très similaires du point de vue des enjeux ethniques et politiques. De nombreux réfugiés rwandais ont trouvé refuge au Burundi et inversement, tandis que d’autres, issus de ces deux pays, se sont retrouvés au Kivu voisin. Ces échanges de populations ayant des ressentiments forts les unes contre les autres sont source de fortes tensions.

Cependant, l’arrivée au pouvoir d’Évariste Ndayishimiye et la mort inattendue de Nkurunziza le 8 juin 2020 pourrait conduire à un apaisement de la relation avec le Rwanda. Ainsi, après des années de tensions alimentées par des accusations réciproques de déstabilisation du pouvoir en place, les ministres des Affaires étrangères des deux pays se sont rencontrés le 20 octobre 2020 pour entamer des discussions visant à la normalisation de leurs relations. En outre, 3000 réfugiés burundais du camp de Mahama (au Rwanda) sont rentrés dans leur pays cette année, plus grande vague de retours depuis la crise de 2015[30].

 

Frustrations et ambitions ougandaises

 

Paul Kagame a aidé Yoweri Museveni à prendre le pouvoir en 1986, puis Museveni a permis aux troupes de Kagame d’utiliser son pays comme base arrière en amont de l’offensive sur Kigali en 1994. Il faut, dans l’étude de leur relation, prendre en compte la psychologie de ces deux chefs de bande, ‘M7’ (surnom de Museveni) d’un côté et l’ex-jeune Kagame de l’autre, qui se doivent tant, et se connaissent si bien : les querelles fratricides sont les plus difficiles à dénouer.

Le Rwanda accuse désormais l’Ouganda de soutenir les rebelles qui lui sont hostiles tandis que l’Ouganda accuse le Rwanda d’entretenir un réseau d’espions au sein de ses institutions et de son armée. Ces accusations respectives ont conduit à la fermeture de leur frontière terrestre au début de l’année 2019. Autrefois alliés, les deux pays entretiennent donc désormais une attitude de défiance exacerbée, et leur rivalité reste en arrière-plan des conflits dans l’Est congolais, malgré un accord signé en août 2019 pour apaiser la situation. Une bonne partie de la production d’or ougandaise étant en fait issue du Kivu, l’une des raisons de cette rivalité est la concurrence pour récupérer le minerai congolais[31].

Le 25 octobre 2019, le commandant des forces terrestres de l’UPDF[32] a refusé de signer un accord visant à développer des opérations militaires conjointes avec le Rwanda et le Burundi contre les groupes rebelles opérant en RDC. Refus motivé par le fait que cela aurait autorisé l’armée rwandaise à se déployer en territoire congolais à proximité de la frontière ougandaise.

Or, le 9 novembre 2019, les FARDC[33] ont démantelé cinq bases opérationnelles du groupe rebelle ADF[34], d’origine ougandaise… quelques jours après que Museveni a rencontré le président Félix Tshisekedi pour le convaincre d’accepter le report d’une action devant la CIJ[35] en échange d’une coopération de l’UPDF pour neutraliser ces mêmes ADF : ce n’est pas sans raison que le Rwanda, la Monusco et la RDC sont convaincus que l’Ouganda offre refuge à des membres des ADF.

Malgré une rencontre en février 2020 à Luanda entre Museveni et Kagame, la situation n’est toujours pas réglée. Cela dit, le risque de combats entre les forces ougandaises et rwandaises restera très faible tant qu’elles ne seront pas toutes deux déployées dans l’est de la RDC : les deux présidents savent les dommages mutuels que pourraient s’infliger leurs armées lors d’une guerre ouverte. De plus, tous leurs efforts financiers visent en ce moment à faire tenir leur pays à flot face aux conséquences économiques et sociales de la Covid-19.

 

La question rwandaise

 

Au pouvoir depuis 26 ans, Kagame peut encore être réélu pour deux mandats de cinq ans (jusqu’en 2034), suite à une modification de la constitution. Il a en outre un contrôle total sur le pouvoir législatif, mais aussi sur le pouvoir judiciaire, et évidemment sur les forces armées rwandaises. Efficaces, bien entraînées, bien équipées[36], elles sont totalement loyales au régime.

Sous perfusion internationale (comme ses voisins), le pays bénéficie du sentiment de culpabilité des donateurs occidentaux et de l’ONU. Il exerce en outre un certain magistère moral en Afrique, à la fois respecté, jalousé et craint. D’un point de vue realpolitik, la démocrature rwandaise donne des résultats probants en termes de développement et de stabilité. Vu la situation dont Kagame a hérité en arrivant au pouvoir, l’expression de « miracle rwandais » ne semble pas surfaite. Face aux critiques sur le sort fait aux opposants, Kagame insiste sur la nécessité de construire un Rwanda stable et solide après le traumatisme génocidaire. Reste deux points d’achoppements : d’abord une véritable réconciliation entre Hutus et Tutsis est encore un horizon lointain, ensuite la population totale du pays est revenue au niveau d’avant le génocide.

Dans le pays le plus densément peuplé d’Afrique centrale, où toutes les collines sont cultivées jusqu’à la dernière parcelle, les quatre cinquièmes de la population vivent de l’agriculture, mais il ne reste pratiquement plus aucune terre en friche[37], et le taux de fertilité demeure élevé. De plus, les réfugiés hutus ayant fui à la fin du génocide sont poussés à retourner au Rwanda par leurs pays d’accueil, qui depuis 2013 n’ont plus l’obligation de leur conférer le statut de réfugié. Ce retour accroit encore la pression démographique et augmente le risque de résurgence des tensions communautaires.

En décembre 2018 et octobre 2019, deux attaques ont eu lieu dans le pays, ayant entraîné la mort de 16 civils et de 19 rebelles (tués par la riposte de l’armée). Les groupes responsables de ces attaques sont les FDLR[38] (notamment composé de Hutus ayant participé au génocide, mais aussi de membres trop jeunes pour l’avoir connu) et le RNC[39] (principalement des Tutsis en désaccord avec la politique de Kagame), qui seraient soutenus par le Burundi[40] et l’Ouganda dans le but de déstabiliser le régime de Kagame, autre raison des tensions très fortes entre le Rwanda et ces deux pays.

Kagame voyait par ailleurs d’un mauvais œil l’entente entre Pierre Nkurunziza et Museveni, qu’il percevait comme une alliance contre son régime. Il accusait Museveni d’avoir volontairement laissé échouer la médiation entre Rwanda et Burundi alors que le président ougandais en était le médiateur. On l’a vu, le décès inopiné de Nkurunziza et l’arrivée au pouvoir de Ndayishimiye pourrait changer la donne entre Kigali et Bujumbura.

Le Rwanda renforce également sa collaboration avec la RDC, surtout depuis l’élection de Tshisekedi. Fortunat Biselele, proche conseiller de ce dernier, œuvre activement au rapprochement avec Kagame[41]. Cette alliance est promue dans le cadre d’une discussion tripartite menée par l’Angola et ayant pour but affiché d’éradiquer les milices présentes au Kivu. Les bénéfices attendus ne sont cependant pas que sécuritaires : en janvier 2020 la RDC et le Rwanda ont conclu un accord pour une ligne de chemin de fer entre les deux pays afin de réacheminer le fret (notamment les minerais) congolais par le corridor sud.

 

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Cristallisation congolaise

 

C’est dans l’Est de la RDC que se rejoignent les impacts des différents acteurs régionaux, donc les crises afférentes. Les trois provinces orientales du Congo semblent servir, lors de certains épisodes guerriers, de vaste terrain pour des affrontements par procuration. Tshisekedi peut promettre ce qu’il veut, les provinces orientales échappent toujours au contrôle de l’État[42] et de son armée réputée pour sa corruption, ses violations de droits de l’homme voire ses liens avec des groupes armés. Les FARDC font clairement partie du problème, et sur le terrain elles sont parfois vues comme un groupe armé comme les autres.

Les première et seconde guerres du Congo, ont été le drame humain que l’on sait[43], et ont laissé le pays encore plus exsangue, dans un cycle non refermé de causes-conséquences difficiles (euphémisme) à arrêter, conduisant à une diffusion de groupes armés ethniquement affiliés. Au nord Kivu, la question foncière entre Nandes, Hundes et Banyamulenges (Tutsis congolais aux lointaines racines rwandaises) est explosive. Minoritaires, ces derniers sont toujours en butte à l’hostilité des autres parties de la population, vues comme des occupants et cibles de groupes maï-maï[44] excités par des discours de haine ethnique portés par des politiciens. Les motivations économiques de spoliation ne sont pas absentes, tant il est clair qu’une jeunesse en déshérence est le vivier des bandes armées. Certes instrumentalisée par des entrepreneurs politico-économique, la méfiance intertribale est prégnante, visible sur le terrain, et désormais très difficile à désamorcer : force est d’en tenir compte.

Hemas contre Lendus, les peuples y adhèrent plus même que leurs élites, qui gagnent à l’instrumentation de la question identitaire, quand pour les peuples il s’agit et de concurrence éco-territoriale et d’actions préventives ou de vengeances, alimentées par la peur, perpétuant un cycle qui enfle. Quand des réfugiés (Hutus ou Tutsis) arrivent au Congo, il y a des violences en réaction ; or ce nouveau cycle de violence engendre lui-même des flux de réfugiés, qui déstabilisent à leur tour une autre zone dans un effet domino.

Rebelles du M23

Les identités sont ainsi à fleur de peau, et l’épisode de Minembwe en dit long sur la profondeur du problème : le 28 septembre, un groupement de villages d’environ 40000 habitants, majoritairement Banyamulenges, a obtenu le statut de commune. Or le ministre de la décentralisation[45], Banyamulenge lui-même, est un ancien cadre du RCD, une des anciennes rébellions pro-rwandaise (entre 1998 et 2002). Scandale national, intense activité sur les réseaux sociaux[46], appel à la mobilisation face aux craintes renouvelées d’un projet de « balkanisation » de la RDC.

Les Banyamulenge ont créé leur propre milice d’auto-défense, les Twigwanehos, également accusés d’exactions, et comptant dans ses rangs des déserteurs de l’armée congolaise, mais aussi des jeunes des pays limitrophes venant prêter main forte à la communauté : le Rwanda n’a finalement même pas besoin d’intervenir directement pour que la population d’origine rwandaise soit accusée. Et le fait que le pays soit intervenu dans le passé autorise tous les fantasmes actuels ; ses actions de l’époque ont des conséquences aujourd’hui. Des jeunes ont été formés et armés, difficile de revenir là-dessus.

Ainsi quand en 2012 le M23[47] a pris Goma, les événements de la première guerre du Congo ont semblé se répéter[48]. Y a-t-il une volonté d’expansionnisme rwandais ? Faut-il valider l’idée de « terre tutsie préparée par une balkanisation rampante », diffusée sur les réseaux sociaux et via certains politiciens ? Vraisemblablement pas, mais le concept reste dévastateur, car il est assez largement intégré par les populations des Kivus et de l’Ituri. Elles n’ont pas oublié les guerres précédentes, et se transmettent cette mémoire de même que la figure des Tutsis comme ennemis héréditaires[49]. Dans les faits la diaspora d’origine rwandaise n’est de toute façon pas assez importante pour imposer une partition[50]. De plus l’exception sud-soudanaise[51] est le contre-exemple parfait qui réhabilite l’intangibilité des frontières dont l’UA n’aurait jamais dû sortir.

En attendant, il y a une accoutumance à la violence par des générations qui n’ont rien connu d’autre, et chaque épisode de violence remet une pièce dans la machine. Chaque communauté parle de paix aux médias, aux ONG, à l’ONU, tout en se préparant à la vengeance : la situation s’est encore détériorée ces deux dernières années, ce qui n’est pas surprenant tant une stabilité dans ce cas de figure ne pourrait être qu’apparente. De plus les programmes de DDR[52] sont extrêmement lacunaires, et le mécanisme de règlement des conflits y ressemble fort à une prime à ceux qui ont un pouvoir de nuisance : on marchande (littéralement) pour déposer les armes, on les reprend un an après sous un autre nom, sans justice post-conflit.

Tshisekedi a bien essayé d’inviter ses trois homologues pour une rencontre à Goma en septembre 2020, mais il a essuyé un refus à peine diplomatique du Rwanda et du Burundi. Si aucun pays n’a rationnellement intérêt à ce que la situation dégénère en conflit interétatique, aucun non plus ne maitrise vraiment la situation, et il n’y a pas d’arbitres[53]. En outre, quand bien même ils s’engageraient de bonne foi vers une résolution de ces conflits entrecroisés, en réussissant à y intégrer les différents groupes armés, et avec un arbitre extérieur efficace, la stabilisation des Grands Lacs ne sera pas effective tant que les problèmes structurels ne seront pas pris en compte : au risque d’insister, c’est bien en premier lieu la saturation économico-démographique du Burundi, du Rwanda, des deux Kivus et de l’Ituri, surpeuplés et dotés d’économies essentiellement agricoles, qui suscitent les nombreux conflits fonciers exploités par des entrepreneurs identitaires politico-économico-guerriers.

 

Conclusion

 

Il y a dans cette sous-région, comme dans d’autres, des conflits entre éleveurs et agriculteurs sur fond de pression accrue (démographie) sur des ressources qui vont en diminuant (érosion et changement climatique) ; sauf qu’ici les conséquences des déplacements de population due au génocide des Tutsis rwandais suivis par la prise du pays par le FPR accroissent encore les tensions. Par ailleurs une diaspora rwandaise était déjà présente en RDC, et, si la xénophobie qui en découle est tristement classique, elle est là encore exacerbée par la possibilité d’intervention du petit mais puissant voisin.

Tant qu’il y aura de la méfiance, rwandaise envers le chaos congolais servant de refuge à des forces hostiles à ce pays traumatisé, congolaise envers un petit voisin prêt à intervenir quand il le juge nécessaire, le cycle s’auto-entretiendra. Car les griefs de tous les acteurs[54] sont légitimes et l’obligation de cohabiter indépassable. On comprend ainsi et l’agriculteur autochtone qui se sent envahi et le paysan d’origine rwandaise installé en RDC depuis des générations (comme celui plus récemment chassé par la guerre). On comprend et le traumatisme de Kagame arrivé dans un pays en marchant sur les cadavres des siens et la frustration du géant congolais aux pieds d’argile face à la menace de son voisin (le Rwanda a été faiseur de roi, il est compréhensible qu’on lui prête encore des velléités[55]).

Le démontage d’un système de conflits tant interconnectés ne peut être graduel, car il faut en régler toutes les composantes d’un coup sous peine que la résurgence d’un seul des facteurs ne relance le cycle de violence : d’aucuns ont ainsi proposé un quasi-protectorat onusien assorti d’un plan Marshall. L’alternative étant de laisser le processus aller à son terme darwinien, ce qui est évidemment impensable (sinon impensé, quand on voit la lassitude des acteurs qui témoignent à huis clos).

Les populations aspirant à la paix, et étant peu promptes à rejoindre de grands combats, le risque que la sous-région s’embrase, sans être nul, est faible. Le plus à craindre finalement est une continuation de conflits d’intensité variable, et leur corolaire : encore plus de déplacements de population, mais vers des zones plus lointaines et moins peuplées[56]– car moins fertiles -, sous perfusion d’aide alimentaire internationale afin d’éviter leur déstabilisation consécutive.

Il nous semble in fine que le génocide est encore dans toutes les têtes, suggérant à chaque groupe que tout est possible, même le pire. Beaucoup d’allégations non-fondées et de non-dits en découlent, or les rumeurs jouent à plein dans l’économie des conflits à l’œuvre dans la sous-région. Elles suffisent même parfois, dans une prophétie auto-réalisatrice, puisqu’elles « provoquent des replis communautaires, (et) nourrissent des processus identitaires fondés sur la construction et le rejet d’un Autre dont la diabolisation est amplifiée par les médias et leurs discours de haine »[57].

La vérité nue est que la matrice ce sont les peuples, que les chefs d’État n’y peuvent mais (mis à part, en l’occurrence, Kagame en noyautant les problèmes), et qu’on ne peut instrumentaliser les identités : car elles s’échappent et s’autonomisent en conflits ethniques, et ensuite c’est trop tard, il est très difficile de revenir en arrière quand le sang a coulé. On sort alors du Politique pour entrer dans le communautaire. Et plus tout va mal et le monde est dangereux plus les gens ressentent le besoin de se réfugier au sein de leur communauté, comme dans un cocon, aggravant encore le problème initial. Comment alors remettre le mauvais génie tribal dans sa lampe, arrêter le cycle sans compter sur l’émergence miraculeuse d’un Mandela local, qui avait apparemment réussi à réconcilier un peuple contre tout attente, mais pour un temps seulement ?

 

 

[1] Les trois plus grands de la zone sont, du sud au nord, les lacs Malawi, Tanganyika et Victoria  (ce dernier, grand comme l’Irlande, est source du Nil Blanc qui rejoint le Nil Bleu – prenant sa source en Éthiopie – à Khartoum).  Il faut aussi mentionner les lacs Mweru, Rukwa, Kivu, Edward, Albert et Turkana : certes plus modestes, ils font encore chacun cinq à dix fois la superficie du lac Léman.

[2] Ceci a exacerbé la rivalité Kenya-Tanzanie, que ni le caractère, ni les méthodes du Président (récemment réélu) Mafuguli, ni les tensions aux frontières dans le cadre de la lutte contre la Covid-19 ne vont apaiser à moyen terme.

[3] Renforcé par le chemin de fer en construction par la société chinoise Afristar.

[4] A fortiori depuis que le tracé de l’oléoduc pour acheminer le pétrole du lac Albert a été fixé au sud du lac Victoria, moins direct, mais plus sûr que celui finissant à Lamu (Kenya), à la frontière somalienne.

[5] Et un français concurrencé par l’anglais, langue officielle en Ouganda et désormais au Rwanda.

[6] Capitale d’un État que l’on peut en outre qualifier de failli, ou de prédateur, ce qui est peut-être pire.

[7] Ainsi l’Ouganda contemporain qui provient schématiquement du royaume Bouganda, peuplé de Bagandas, parlant Luganda, comme le Rwanda contemporain provient du royaume du Rwanda (qui a même été plus vaste, à certaines époques, que le territoire actuel), peuplé de Banyarwandas, parlant kinyarwanda.

[8] Pour comparaison, 115 en UE et 105 en France.

[9]Chiffres qui dépendent des sources, outre que les données statistiques sont très lacunaires, et en retard.

[10]Dans les quatre pays étudiés, les 0-14 ans comptent pour 41 à 47% de la population totale.

[11]Museveni par exemple est arrivé au pouvoir il y a 34 ans.

[12] https://www.youtube.com/watch?v=2PnNVn11XdQ

[13] D’après Bastien François « l’expression, d’origine camerounaise, renvoie à une conception de l’appareil d’État perçu comme lieu d’accès aux richesses, aux privilèges, au pouvoir et au prestige pour soi et pour les membres de son clan ».

[14] Avec des exceptions, porteuses d’espoir même si minoritaires, comme les mouvements Lucha ou Filimbi.

[15] Coltan, or, etc., et, depuis peu, exploration pétrolière, avec notamment les Britanniques de Soco dans les Virungas ou Total dans le lac Albert.

[16] Organisation des Nations Unies.

[17] Union Africaine.

[18]East African Community.

[19]Communauté Économique des Pays des Grands Lacs.

[20] Banque Mondiale.

[21] Fonds Monétaire International.

[22] La situation du Rwanda, État entouré de pays limitrophes hostiles, lui est familière.

[23]En s’appuyant sur la Monusco, ils reprennent cependant progressivement une coopération bilatérale avec l’armée congolaise (à travers la formation de soldats, la fourniture de renseignements, d’équipements et de casernes), tout en soutenant les efforts diplomatiques de Tshisekedi souhaitant faciliter les échanges avec ses homologues de la sous-région. Car si Museveni et Kagame avaient bénéficié dans les années 1990 de la bienveillance de Washington qui voyait en eux la nouvelle génération de leaders africains, leur longévité et leur style de gouvernance a changé la donne.

[24] Ainsi, les relations diplomatiques et économiques de l’Ouganda avec la Chine continuent à se renforcer, à la fois comme sources d’importations et par le nombre croissant d’entreprises chinoises opérant dans le pays. Les investissements concernent aussi les infrastructures extractives,et le gouvernement ougandais semble déterminé à approfondir ses relations avec Pékin. Le risque de surendettement vis-à-vis de la Chine tend aussi à augmenter d’année en année. Par ailleurs, si 90 % du cobalt et du cuivre congolais est exporté vers la Chine, c’est surtout en provenance du Katanga.

[25] RDC, Rwanda et Burundi étant d’anciennes colonies belges.

[26] Mission militaire menée (en 2003) par l’UE, sous l’autorité du Conseil de sécurité de l’ONU, pour mettre fin aux combats en Ituri, et dans laquelle la France avait un rôle prépondérant.

[27]Total mène en collaboration avec la société chinoise CNOOC un vaste projet (Tilanga) d’exploitation des hydrocarbures dans le lac Albert, côté ougandais.

[28] Kigali Kinshasa Kampala.

[29] Bujumbura accusait ainsi officiellement le Rwanda d’avoir fabriqué de toutes pièces le groupe rebelle Red-Tabara, qui a mené une attaque contre le Burundi le 22 octobre 2019.

[30] En Tanzanie aussi les réfugiés burundais sont en grand nombre, dans le nord-ouest du pays, principalement depuis la crise de 2015. Par contre les réfugiés hutus du Rwanda post 94 sont pour la plupart déjà rentrés dans leur pays d’origine, dans une politique commune aux deux États.

[31]Kagame fait désormais en sorte de changer l’image de son pays, longtemps perçu comme une plateforme des trafics illégaux de minerais congolais, pour en faire en un hub de la traçabilité et du respect de l’environnement.

[32]Uganda People’s Defence Force.

[33] Forces armées de la République Démocratique du Congo.

[34] Allied Democratic Forces.

[35]Une plainte introduite par la RDC en 1999 à l’encontre de Kampala pour réparation de ses actions militaires dans le pays.

[36] Depuis 2010, essentiellement avec de l’équipement d’origine russe.

[37] Sans parler de l’érosion des sols et du changement climatique.

[38]Forces démocratiques de libération du Rwanda.

[39]Rwandan National Congress.

[40] L’attaque de décembre 2018 était menée à partir du territoire burundais.

[41] Ce soutien ne fait pas l’unanimité ; ainsi, François BeyaKasonga, conseiller spécial de Tshisekedi pour la sécurité, rappelle régulièrement au président congolais les fréquentes et illégales incursions de l’armée rwandaise.

[42] Dans les faits il n’y a pas de souveraineté administrative, sécuritaire, etc.

[43] Au moins 200 000 morts http://adrass.net/WordPress/wp-content/uploads/2010/12/Surmortalite_en_RDC_1998_2004.pdf

[44] Milices d’agriculteurs congolais.

[45]Azarias Ruberwa.

[46] Qui s’en donnent à cœur joie sur les thèmes toujours rassembleurs de « cinquième colonne » et de « cheval de Troie ».

[47] Soutenu par Kigali.

[48]Les FDLR restent aussi une nuisance constante dans la région depuis leur création en 2000, l’impasse résidant dans le fait que leur retour au Rwanda est la position officielle des autorités congolaises, ce que les intéressés refusent évidemment. Paul Kagame admettait sans détour, dans une interview en 2001, que « depuis le début nous avons un problème au Congo : celui des anciens soldats (ex-FAR) et des miliciens impliqués dans le génocide (les Interhamwes). »

 [49] La jalousie qui était celle, traditionnelle, d’agriculteurs envers ceux possédants des vaches, facteur de mobilité comme de thésaurisation, est dorénavant doublée, nous semble-t-il, par celle du citoyen congolais devant les succès du Rwanda. Devant « la Suisse des Grands Lacs », les ex-Zairois se demandent peut-être à quoi ressembleraient leurs Kivus sous administration Tutsi ?

[50] Mais apparemment assez importante pour alimenter les craintes et la théorie du complot et le ressentiment et la xénophobie, comme en Côte d’Ivoire contre les Sahéliens ou en Afrique du Sud contre les Zimbabwéens, Mozambicains, Nigérians… et Congolais.

[51] Devenu indépendant en 2011, avec les résultats que l’on sait.

[52] Désarmement, Démobilisation, Réinsertion.

[53] Malgré les tentatives angolaises.

[54] Sauf ceux des FDLR et Interhawmes évidemment.

[55] En confère l’arrivée au pouvoir de Laurent-Désiré Kabila en 1997. Les Congolais savent en outre que l’armée rwandaise peut rentrer dans leur pays sans rencontrer trop de résistance : leur sentiment d’humiliation à cet égard est comparable à celui des pays arabes vis-à-vis d’Israël (qui il est vrai bénéficie du soutien états-unien).

[56]Les flux migratoires se dirigent également, quoique dans une moindre mesure, vers les bidonvilles déjà surpeuplés des grandes métropoles régionales, ainsi que vers l’Afrique du sud.

[57]Roland Pourtier, géographe et spécialiste de l’Afrique contemporaine, qui a analysé l’effet de la rumeur dans le cadre des tensions ethniques à l’œuvre dans les Kivus.

 

 

 

À propos de l’auteur
Fabien Blanc

Fabien Blanc

Fabien Blanc est journaliste. Il travaille sur l'Afrique de l'Est et l'Afrique francophone.
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