Du 16 au 22 juin dernier s’est tenue la 55e édition du Salon International de l’Aéronautique et de l’Espace au Parc des Expositions Le Bourget. Cette édition marque une évolution décisive de ce rendez-vous aéronautique et spatial adapté aux enjeux stratégiques actuels, dont la guerre des drones. L’occasion de faire un bilan sur l’armée de l’Air et de l’Espace et les leçons à tirer de la guerre d’Ukraine, comme celle des 12 jours. Entretien avec le général Bruno Clermont
Propos recueillis par Gabriel de Solages.
Le général (2S) Bruno Clermont est expert en stratégie militaire et consultant chez Faire Face Défense et Aéro Conseil.
Le Salon du Bourget 2025 est-il pour vous une réussite, mettant en valeur nos industries comme l’Armée de l’air et de l’espace ?
Oui, absolument. Le Salon du Bourget n’est plus seulement aéronautique et spatial : c’est désormais un salon de l’aéronautique, des drones et de l’espace. À ce jour, aucun salon n’est dédié aux drones, et Le Bourget prend cette place. Il accueille un grand nombre d’exposants, principalement militaires, ce qui en fait un salon plus militaire que civil. Le contexte stratégique, notamment nos opérations actuelles et la situation internationale, justifie cette orientation. Le salon est très beau et reflète les enjeux actuels.
Dassault présentait deux Rafale grandeur nature : le standard F4 et le futur F5. Quelles sont leurs différences, surtout dans un combat marqué par l’omniprésence des drones, comme en Ukraine ?
Le standard F4, en développement, marque l’entrée du Rafale dans l’ère de la “connectivité” : échange de fichiers entre appareils, pistes radar, vidéos, partage de données tactiques. C’est le pilier de la coopération. Le standard F5, quant à lui, a pour principal objectif de porter l’ASN4G (Air-Sol Nucléaire de 4e Génération), la nouvelle arme nucléaire aéroportée de MBDA, plus lourde, moins aérodynamique et à longue portée. Pour cela, le Rafale F5 pourrait être équipé de réservoirs conformes pour améliorer son autonomie pour porter cette charge et utilisera un moteur nouveau, appelé T‑Rex, de 9 tonnes de poussée avec la PC contre les 7,5 tonnes du M88. En outre, le F5 sera capable de coopérer avec un drone de combat UCAS, dérivé du démonstrateur Neuron, pour nettoyer l’espace aérien devant lui, le Rafale ouvrira la voie, le drone s’occupera des défenses ennemies, avec une capacité de ravitaillement en vol. L’objectif est une mise en service vers 2035, permettant de conjuguer polyvalence et capacité de pénétration, faisant rentrer par la même occasion l’Armée de l’Air dans l’ère des drones de combat.
On parle souvent de l’état alarmant de l’Armée de terre, qu’en est-il de notre Armée de l’air ? Manquons-nous de Rafale ? Sommes-nous prêts en munitions, armements, pilotes, formation à la guerre de haute intensité ?
L’armée de l’Air est en permanence entraînée pour la haute intensité, notamment au sein de l’OTAN, et possède des avions aptes à ces missions. Mais il existe deux défis majeurs. Le premier est quantitatif : il faut suffisamment de missiles, mais aussi de Rafale, y compris pour en perdre au combat. Le second est la cohérence : avion, armement, guerre électronique, radars à antenne active, pods de désignation doivent fonctionner ensemble. Dans ce domaine, les armées manquent de cohérence, et même l’ensemble des forces françaises en souffre. Il faut restaurer cette cohérence, puis augmenter nos capacités. Selon les leçons tirées du retour d’expérience israélien, nous aurions besoin du double de Rafale. Il manque aussi des capacités de guerre électronique : les Falcon 6 Archange doivent remplacer les Transall Gabriel et nous devons examiner le remplacement des AWACS. Aujourd’hui, la France dispose de quatre AWACS E-3F; on se tourne vers Saab pour deux GlobalEye, alors qu’il en faudrait six à huit. Ces avions sont clefs pour la détection et le C2 (command & control). Par ailleurs, il faut allonger la portée de nos armes : des bombes de 80 km de portée, voire des missiles sol-sol de 500 à 2000 km de portée pour frapper dans la profondeur, loin de nos frontières européennes. Il faut comprendre que l’enjeu se trouve dans nos capacités de projections de nos forces aux frontières de l’Europe, aux frontières du Pacifique, non sur le territoire national. Cela veut dire qu’une fois arrivés sur le théâtre, nous avons besoin de capacités de frappe dans la profondeur. Vous avez évoqué l’artillerie, ce n’est pas seulement des CAESAR dont l’Armée de terre a besoin, ce sont aussi des HIMARS, des capacités de frappe dans la profondeur du dispositif ennemi. La guerre en Ukraine a tourné en guerre de tranchées, mais il faut faire attention, parce que ce n’est pas forcément le modèle de la guerre de demain. Une guerre en particulier contre la Chine serait une guerre de frappe dans la profondeur, lancée par le sol, par la mer, par les airs.
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Le 22 juin, les États-Unis ont frappé l’Iran avec des B‑2. Que pensez-vous de ce bombardier, est-ce l’avenir de la puissance aéronautique ?
Le B‑2 Spirit, conçu pour la guerre froide, est capable de traverser des très grandes distances grâce à son autonomie (jusqu’à 45 h avec ravitaillements), de frapper et de revenir. Il a volé dans les opérations en Irak, Libye, Afghanistan, et dans cette frappe contre l’Iran. Mais son successeur, le B‑21 Raider, est aujourd’hui le programme prioritaire de l’US Air Force. Il a commencé à voler en 2023, et devrait rentrer en service en 2026 ou 2027. Il sera encore plus furtif, « invisible sur les radars », pas plus détectable qu’un oiseau, et une centaine sont prévues, contre vingt pour le B‑2. Il est conçu pour pénétrer les défenses aériennes avancées, notamment chinoises. Le B‑21 représente l’avenir stratégique, et ni la Russie ni la Chine ne disposent d’alternatives comparables.
Les bombes GBU‑57 ont-elles été efficaces ?
Elles ont fait ce pour quoi elles ont été conçues : pénétrer jusqu’à une cinquantaine de mètres dans le granit, atteindre les structures souterraines via les conduits d’aération et les tunnels. Ils ont visé deux cibles précises : si les centres enterrés ne sont pas totalement détruits, ils deviennent inaccessibles depuis la surface. Le duo B‑2 – GBU‑57 a donc maximisé son efficacité. Cela dit, seul un retour des observateurs au sol pourra confirmer l’impact durable sur les capacités iraniennes, notamment nucléaires. Si l’Iran décide d’accélérer son programme, il le fera, quelle que soit l’ampleur des dégâts à Fordo.
L’histoire démontre que changer un régime en place dans cette région est difficile, cette intervention américaine aurait-elle pu tourner en renversement du régime ?
Officiellement, non. Si l’objectif avait été de renverser le régime iranien, d’autres cibles auraient été visées, et les moyens militaires différeraient. On a vu un emballement, supposant que Benyamin Netanyahu ou les Occidentaux visaient ce but ; ce n’était pas le cas, notamment pour Donald Trump, premièrement parce qu’il a été élu pour qu’il n’y ait plus de guerre, deuxièmement, car il ne voulait pas jouer avec un chaos potentiel. L’opération avait un objectif militaire limité, pas un dessein politique de changement de régime.
La Pologne a tout nouvellement commencé à former ses pilotes à exploiter les combattants furtifs que sont les F-35, pareil pour le Portugal, idem pour l’Allemagne, pourquoi continuer à acheter le F-35 alors que le Rafale est fiable, ultra opérationnel ?
Le F‑35 n’est pas un mauvais avion, mais il n’est pas aussi polyvalent que le Rafale. Les pays comme le Portugal, la Pologne, l’Allemagne, et le Royaume-Uni l’ont choisi principalement pour des raisons politiques : rester alignés sur Washington, notamment pour la mission nucléaire de l’OTAN. Depuis les déclarations de Trump en 2018, « 2 % du PIB, achetez américain », c’est devenu un choix stratégique visant à consolider la protection du parapluie américain. Maintenant ce n’est plus 2%, mais 5% et toujours en achetant américain. Pour conserver la protection américaine, au moins la protection nucléaire américaine, aussi fragile soit-elle aujourd’hui avec Donald Trump, ils continueront d’acheter du matériel américain. La Pologne par peur, l’Allemagne par défiance vis-à-vis de la France et parce qu’elle souhaite faire de sa relation privilégiée avec les États-Unis un atout dans sa volonté d’être la première puissance militaire européenne, tandis que la France, pour sa part, souhaite maintenir son indépendance militaire.
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Comment parler d’Europe de la Défense alors que ces pays européens continuent à se soumettre la puissance américaine ?
C’est un vœu français de 40 ans d’âge, mais déclaré de façon très différente selon les pays. Pour la France, c’est une ambition d’autonomie militaire réelle, sans capacités américaines Pour d’autres, c’est surtout plus d’autonomie au sein de l’OTAN, relation porte avec les Américains. Le concept de « pilier européen dans l’OTAN » reste sous commandement américain. Il faudrait un OTAN européen sans les États-Unis, ou une défense européenne indépendante : personne n’en veut pour l’instant. La dissuasion nucléaire française entre les mains du président de la République est notre garantie ultime de sécurité, ce qui n’est pas le cas d’autres pays, qui craignent la Russie, qui est quand même la première puissance nucléaire, avec 5 500 têtes. Les autres préfèrent s’abriter sous le parapluie américain, plus difficile à remettre en cause, bien qu’Emmanuel Macron leur ait rappelé que notre dissuasion protège aussi les Européens.
Lors du sommet de La Haye le 25 juin, on a évoqué un engagement européen à consacrer 5 % du PIB à la défense que la France est incapable de prendre. Comment interprétez-vous cet appel de l’administration de Trump à s’engager radicalement ainsi ?
Objectivement, c’est nécessaire. Toutefois, il s’agit surtout de 3,5 % pour les dépenses militaires (et 1,5 % civiles). Cet objectif est raisonnable pour développer cette fameuse autonomie stratégique. L’Allemagne et le Royaume‑Uni ont les moyens financiers d’y arriver, mais la France, actuellement à 2 %, doit revoir sa Loi de programmation militaire (LPM) de 2024–2030, puisqu’elle ne vise que 2,5 % en 2030, et ne répond donc pas aux exigences d’une guerre de haute intensité hors frontières. Face à la situation budgétaire, déficitaire comme politique, la question sera probablement de relancer une LPM adaptée à l’issue des élections présidentielles de 2027, mais, pour l’instant il nous faut gérer les deux années qui viennent de la LPM actuelle.
Concernant la guerre d’Ukraine, comment les forces russes et ukrainiennes emploient leurs armées de l’air ? Quels enseignements tirez-vous du conflit en Ukraine concernant la guerre aérienne ?
La Russie, malgré une armée de l’air puissante sur le papier, a subi un échec crucial en ne sachant pas la mobiliser efficacement dès les premières semaines de la guerre, ce qui lui aurait permis une supériorité aérienne pour appuyer les troupes au sol. Les Russes ne savent pas mener de campagne aérienne massive, comme le “Mass raid” de l’OTAN, et ses chefs ne maîtrisent pas ces doctrines. Pour l’Ukraine, c’est l’inverse, avec des avions datant de l’époque soviétique, des vieux MiG, des vieux Sukhoï , elle a pu tenir grâce à l’appui massif de l’OTAN en matière de défense anti-aérienne. Ce n’est qu’en utilisant des bombes planantes que l’aviation russe a pu frapper efficacement les rangs ukrainiens. Cela confirme une vérité : « qui tient le ciel tient la terre comme la mer ». Pour pouvoir avoir la liberté d’action, y compris pour les forces marines et éventuellement les forces terrestres, il faut tenir le ciel, après quoi les avions viennent en appui des forces terrestres et permettent de gagner la bataille. Les exemples ne manquent pas : la coalition dans la guerre du Golfe en 1991, la guerre du Kosovo en 1999, la Libye en 2011, et même la démonstration éclatante des frappes israéliennes en Iran. La supériorité aérienne demeure la condition première de la victoire.
Quel regard portez-vous sur l’état actuel de l’armée de l’Air et de l’Espace ?
Je suis très admiratif des exploits accomplis par nos aviateurs et aviatrices. Ils évoluent dans une Armée de l’air et de l’espace qui ne peut faire mieux avec les capacités qu’on lui donne, qui est dotée d’excellents avions, du Rafale aux avions de transport A400M, des ravitailleurs C-130, des hélicoptères, en passant par des forces spéciales remarquables, en somme, une Armée de l’air prête à faire la guerre. Ce dont elle a besoin maintenant, c’est davantage de ressources, des drones, des missiles, le matériel nécessaire pour la guerre électronique, des AWACS, et bien sûr, un budget à la hauteur des ambitions stratégiques de la France et de l’Europe.