Le Bangladesh à la croisée des chemins

1 mai 2025

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Le Bangladesh à la croisée des chemins

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Le Bangladesh vit une situation sociale et politique compliquée et tendue. Après le renversement du pouvoir en 2024, il craint pour sa stabilité et son avenir.

Le 5 août 2024, la première ministre bangladaise, Sheikh Hasina, quittait le pouvoir ainsi que le pays dans un hélicoptère à destination de l’Inde. Des manifestations étudiantes de grande ampleur déclenchées en réaction à un taux de chômage des jeunes très élevé et à un gouvernement autoritaire ont eu raison de la fille du fondateur et premier président du Bangladesh, Sheikh Mujibur Rahman. Celle qui fut au pouvoir de 1996 à 2001, puis de 2009 à 2024 laissait derrière elle un pays meurtri par la répression sanglante des manifestations qui avait causé la mort de plus de 500 personnes[1].

Le pays peuplé d’un peu plus de 170 millions d’habitants est pour l’instant dirigé par un gouvernement intérimaire à la tête duquel l’armée a placé Muhammad Yunus, lauréat du Prix Nobel de la Paix en 2006 pour avoir favorisé le développement économique de son pays en créant la Garmeen Bank (littéralement, « banque des villages »), un établissement spécialisé dans le micro-crédit. Le Bangladesh, porté par un nationalisme complexe où s’entremêlent influences hindoues et musulmanes, doit désormais se reconstruire dans un paysage politique instable qui voit l’islamisme ainsi qu’un nouvel acteur politique reprenant le flambeau des manifestations étudiantes tenter de s’imposer dans la lutte traditionnelle que se livrent les deux grandes maisons politiques : la Ligue Awami et le Parti Nationaliste du Bangladesh (BNP).

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Les puissances voisines, comme l’Inde et la Chine gardent un œil attentif sur la destinée de ce pays dont l’économie désormais sous pression pourrait s’avérer être un critère déterminant dans ses choix en matière de politique internationale qui le seront tout autant.

Un nationalisme bicéphale facteur d’instabilité

Comme en atteste Tahmima Anam, romancière d’origine bangladaise, auprès du New York Times[2], la guerre de libération menée contre le Pakistan en 1971 constitue encore un traumatisme profond pour le Bangladesh et a engendré chez ses habitants un nationalisme fort ainsi qu’une tendance « chronique » à effacer une partie de leur héritage. On retrouve cette propension dans l’attachement exclusif et viscéral de la population au bengali, par ailleurs une des langues reconnues par la Constitution de l’Inde, qui est devenue la langue officielle de Dacca au détriment de l’Urdu qui avait été désigné comme langue nationale du Pakistan en 1952. Ce choix des autorités pakistanaises avait été une des causes principales ayant mené à la guerre de libération. Le paradoxe est que ce nationalisme est également défini par une foi commune avec le Pakistan. Le peuple du Bangladesh est en effet à très grande majorité musulmane ; l’islam est la religion de 91% des Bangladais quand la communauté hindoue ne constitue que 8% de la population. En dépit d’un héritage littéraire hindou qui le rapproche du Bengale-Occidental, état indien du nord-est, le Bangladesh partage donc une foi sunnite avec le Pakistan.

La religion musulmane a toujours façonné la vie politique bangladaise, et ce même avant l’indépendance du pays par l’intermédiaire d’un parti politique revenu en grâce sous Muhammad Yunus : le Jamaat-e-Islami[3] qui, alors qu’il avait combattu du côté des forces pakistanaises lors de la guerre de libération, garde malgré tout une cote de popularité importante auprès des Bangladais de confession musulmane. Le Jamaat-e-Islami avait en effet été interdit par Sheikh Hasina quelques jours avant sa disgrâce[4] dans une tentative d’affaiblir le soulèvement populaire et de rassurer la minorité hindoue, mais aussi la communauté ahmadiyya, minorité musulmane, toutes deux ciblées par des attaques matérialisant des revendications islamistes. Des lieux de cultes hindous ainsi que le hall de prière de la communauté Ahmadiyya ont notamment été détruits sans que leur reconstruction ne soit autorisée[5].

Dans la continuité de ces évènements, le Jamaat-e-Islami et certains acteurs institutionnels, comme la Haute Cour du Bangladesh, profitent du vide politique créé par la chute de Sheikh Hasina pour tenter d’imposer l’islam comme seule religion officielle en réclamant notamment la mise en place d’un gouvernement islamique ainsi que la peine de mort pour quiconque ne respecterait pas l’islam[6]. La Constitution devrait être modifiée à court terme et la mansuétude dont fait preuve Muhammad Yunus concernant le Jamaat-e-Islami pourrait aboutir à la disparition de la laïcité au profit d’un pluralisme moins protecteur des minorités.

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Parallèlement, le Bangladesh voit aussi le nationalisme hindou se renforcer. En réaction aux attaques subies par la minorité hindoue, le Bangladesh Hindu Jagran Manch (BHJM) fut créé dès le 11 août 2024[7]. Le nom est une référence directe au Hindu Jagran Manch, un groupe missionnaire affilié au Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS), mentor idéologique du parti nationaliste hindou Bharatiya Janata Party (littéralement, le Parti du Peuple indien) au pouvoir en Inde, qui promeut l’hindutva, ou hindouité. Cette idéologie considère que l’identité nationale indienne est indissociable de la religion hindoue.

Enfin, le mouvement étudiant ayant poussé Sheikh Hasina à la démission entend bien se pérenniser avec la création en février dernier d’un parti politique : le Jatiya Nagarik Party (ou Parti Citoyen National). Nahid Islam, leader étudiant qui a pris la tête de cette nouvelle formation, entend préserver la liberté d’expression, assurer la protection des minorités religieuses, mais aussi lutter contre une corruption omniprésente qui fait du Bangladesh un des pays les plus touchés par ce fléau[8] et oblitère sérieusement ses perspectives économiques.

Des enjeux régionaux importants

En dépit d’une dernière décennie prometteuse sur le plan économique, le Bangladesh déplore un ralentissement de sa croissance principalement dû à un marché du travail qui s’essouffle. Selon la Banque Mondiale, le taux de chômage parmi les jeunes gravite autour de 11%[9]. De plus, un quart des demandeurs d’emploi sont compris dans la tranche d’âge allant de 15 à 29 ans. Dans un marché du travail morose, la réinstauration d’un système de quota favorisant les enfants des vétérans a été l’élément déclencheur de la colère populaire, les manifestants y voyant une manière de favoriser les partisans de la Ligue Awami, alors au pouvoir[10].

Pourtant, les dix dernières années s’étaient avérées positives pour le Bangladesh avec, outre une augmentation moyenne du PIB de 6,6%[11], un recul du taux d’extrême pauvreté. De 11,8% en 2010, ce taux était ainsi passé à 5% en 2022 et était censé atteindre 2,55% en 2031[12]. Par ailleurs, l’inflation était globalement sous contrôle et ne dépassait pas la barre des 6% avant de connaître un dérapage la portant à 7,70% en 2022, puis à 9,88% en 2023 en raison de la hausse des prix des énergies et des matières premières.

Les révélations relatives à des affaires de corruption et de blanchiment liées au gouvernement déchu se multiplient et viennent assombrir encore davantage le tableau économique. D’après une étude menée par un think tank spécialisé dans l’étude des flux financiers illégaux, le Bangladesh est l’un des pays les plus touchés par le blanchiment de capitaux[13]. Une enquête estime le montant annuel des sommes concernées à environ 3.1 milliards de dollars[14]. Le gouverneur de la banque centrale du Bangladesh, Ahsan Mansur, a de son côté déclaré que 17 milliards de dollars auraient été détournés sur les quinze dernières années, qui correspondent à la durée du gouvernement de Sheikh Hasina[15]. Le système financier est exsangue, la plupart des banques sont dans l’incapacité d’octroyer des crédits et ne peuvent honorer les demandes de retrait que de manière épisodique.

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Alors que Sheikh Hasina et la Ligue Awami avait bâti un partenariat avec l’Inde de Modi, le positionnement régional du Bangladesh pourrait changer en fonction du parti qui prendra la tête du pays. Jusque-là, l’Inde, qui dispose de la cinquième frontière terrestre mondiale en termes de longueur avec le Bangladesh, avait apporté son soutien à Dacca pour des raisons à la fois stratégiques et sécuritaires. Mais la proximité de New Dehli avec la Ligue Awami a fait naître chez les Bangladais un sentiment de rejet vis-à-vis de l’Inde, accusée de dénigrer le gouvernement intérimaire de Muhammad Yunus, qui pourrait bénéficier à d’autres puissances régionales. Les tensions entre l’Inde et le Bangladesh ont par ailleurs gagné en intensité depuis l’assassinat d’un dirigeant hindou au nord-ouest du Bangladesh, Bhabesh Chandra Roy, le 17 avril dernier[16].

Déjà premier partenaire financier du Bangladesh, la Chine détient une créance globale de 17,5 milliards de dollars sur le pays[17]. Alors que Dacca tente de négocier à la baisse les taux d’intérêt des principaux prêts consentis par la Chine et de repousser les échéances de remboursement, les deux pays ont récemment annoncé la poursuite d’un « partenariat stratégique » formalisé avec Sheikh Hasina quelques semaines seulement avant son départ[18]. Ce partenariat avait notamment débouché sur la signature de 21 contrats portant, par exemple sur des contrats de concession, des prêts à taux zéro, la coopération digitale ou encore l’exportation de mangues[19].

Les États-Unis et l’Union européenne, s’ils entretiennent de bonnes relations avec le gouvernement intérimaire de Muhammad Yunus, tardent à se positionner. Compte tenu des relations désormais fragilisées entre l’Inde et le Bangladesh, Washington pourrait envisager de se rapprocher de Dacca afin de sécuriser ses intérêts économiques et sécuritaires dans la zone indopacifique.

[1] https://www.wsj.com/world/asia/protester-who-faced-off-against-police-becomes-bangladeshs-tank-man-a854a4f2?mod=article_inline

[2] https://www.nytimes.com/2024/08/24/opinion/bangladesh-revolution-memory.html?searchResultPosition=10

[3] https://ciaotest.cc.columbia.edu/olj/sa/sa_98pas02.html

[4] https://apnews.com/article/bangladesh-hasina-jamaat-party-banned-violence-campus-28d00e1af317e0325e8b09f010728ccd

[5] https://www.nytimes.com/2025/04/01/world/asia/bangladesh-islam.html?searchResultPosition=4

[6] https://www.opindia.com/2024/11/bangladesh-high-court-death-penalty-blasphemy-laws-hindu-minorities-targeted-consequences-explained/

[7] https://thediplomat.com/2024/12/the-rise-of-the-bjps-hindutva-ideology-in-bangladesh/

[8] https://www.ti-bangladesh.org/articles/story/6909

[9] https://fred.stlouisfed.org/series/SLUEM1524ZSBGD

[10] https://www.amnesty.org/en/latest/news/2024/07/what-is-happening-at-the-quota-reform-protests-in-bangladesh/

[11] https://www.atlanticcouncil.org/blogs/new-atlanticist/is-the-bangladesh-success-story-unraveling/

[12] https://www.tresor.economie.gouv.fr/Pays/BD/indicateurs-et-conjectures

[13] https://www.thedailystar.net/opinion/views/news/why-remitters-still-prefer-hundi-3475241

[14] https://www.tbsnews.net/thoughts/why-anti-money-laundering-laws-are-failing-59452

[15] https://www.nytimes.com/2024/12/04/business/bangladesh-banks.html?searchResultPosition=3

[16] https://www.indiatoday.in/world/story/hindu-community-leader-bhabesh-chandra-roy-kidnapped-from-home-beaten-to-death-in-bangladesh-2711334-2025-04-19

[17] https://asia.nikkei.com/Economy/Bangladesh-s-looming-debt-bills-to-China-Russia-fuel-forex-fears

[18] https://thediplomat.com/2025/02/china-promises-support-to-bangladeshs-interim-government/

[19] https://www.anrpc.org/news/bangladesh%2C-china-boost-ties%2C-sign-21-agreements—pm-hasina-meets-xi

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Edouard Chaplault-Maestracci

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