<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> « Le contrôle de l’espace terrestre demeure l’expression concrète de la puissance des États ». Entretien avec le général Givre 

8 mars 2023

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Photo : Carte Militaire de l'Indopacifique Carte Conflits

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« Le contrôle de l’espace terrestre demeure l’expression concrète de la puissance des États ». Entretien avec le général Givre 

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Chasseur alpin, ancien chef d’état-major de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (Minusma), le général Pierre-Joseph Givre dirige le Centre de doctrine et d’enseignement du commandement (CDEC), organisme référent pour la pensée doctrinale et la formation supérieure des officiers de l’armée de terre. Pour Conflits, il analyse l’importance stratégique de la zone indopacifique et l’expression de sa puissance pour l’armée de terre.

Entretien avec le général Pierre-Joseph Givre. Propos recueillis par Jean-Baptiste Noé

L’Indopacifique n’est pas qu’un espace maritime : c’est aussi un espace terrestre où des pays sont en rivalité pour le contrôle des territoires. Dans ce cadre, comment la stratégie française peut-elle s’articuler ?

L’Indopacifique, ce sont l’océan Indien et l’océan Pacifique. Ce sont à la fois des espaces fluides et des espaces physiques, des territoires et des populations. Or la référence toponymique à l’océan pour désigner toute une région tend à grossir la dimension navale des enjeux stratégiques au détriment des dimensions terrestres et aériennes qui sont également primordiales. Si le contrôle des espaces marins est le premier rideau de la défense de nos territoires d’outre-mer et de la préservation des routes maritimes essentielles à notre économie, la défense des territoires relève in fine de capacités de défense aéroterrestres empêchant une invasion terrestre. Pour l’armée de terre, la priorité repose sur l’océan Indien : couvrant 21 % de la surface de notre planète, c’est un carrefour à la jonction entre la Méditerranée (Suez), l’Atlantique Sud (le Cap), l’Antarctique et le Pacifique (l’Indonésie, l’Australie). Il relie directement trois continents (Asie, Afrique, Océanie) et un pôle. Les articulations sont nombreuses et les tensions potentiellement complexes. La France y compte deux partenaires stratégiques majeurs, les Émirats arabes unis, qui font face à l’Iran, et l’Inde, qui fait face à la Chine. Dans les deux cas, la problématique stratégique militaire est d’abord terrestre, ou comment protéger l’intégrité territoriale de ces pays. En outre, le territoire national français y compte de nombreuses îles, La Réunion, Mayotte, les îles Éparses, les îles du nord de l’Antarctique, dont les eaux territoriales et les zones économiques exclusives (ZEE) procèdent. La souveraineté s’affirme d’abord au sol et, pour éviter toute contestation, elle nécessite la présence de forces armées territoriales, incarnées par des unités de l’armée de terre et de la gendarmerie.

Sur la zone pacifique, la France est aussi partie prenante des questions de sécurité parce qu’elle y possède des territoires et qu’elle souhaite affirmer son rang de puissance mondiale dans le nouvel espace de compétition et de contestation des superpuissances. Simplement, il faut se rendre à l’évidence : les États-Unis y sont archi-dominants. C’est leur priorité stratégique. Ils y concentrent l’essentiel de leurs forces navales et une part significative de leurs forces terrestres avec l’US Marine Corps, pendant de l’US Army quant à elle plutôt focalisée sur l’Europe, le Moyen-Orient et l’Afrique. À côté des États-Unis, il y a d’autres puissances majeures en première ligne face à la Chine ; le Japon, la Corée du Sud, les Philippines, l’Indonésie et l’Australie, qui appartiennent à l’ASEAN, ou encore le Vietnam et Taïwan, alliés directs ou indirects des États-Unis face à la Chine. Si les contentieux maritimes sont nombreux, la majorité de ces pays investissent prioritairement dans leurs forces terrestres et aériennes et dans les capacités de déni d’accès depuis la terre vers la mer, pour empêcher des opérations de débarquement amphibie, et vers l’espace aérien, pour neutraliser les attaques d’aéronefs habités, de drones ou de missiles balistiques. Tous ces pays qui ont des frontières terrestres ou maritimes avec la Chine constituent une première ligne de défense qui atténue toute menace directe contre la Nouvelle-Calédonie par exemple.

Compte tenu des distances et des moyens de la France, limités du fait de la multiplicité de ses engagements, la défense du grand large, pour l’armée de terre, commence d’abord dans l’océan Indien.

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Quels sont les types de forces terrestres françaises engagées dans la région ?

Il y a des unités stationnées en Nouvelle-Calédonie (régiment d’infanterie de marine du Pacifique – Nouvelle-Calédonie, RIMAP-NC), à Tahiti (régiment d’infanterie de marine du Pacifique – Polynésie, RIMAP-P), à La Réunion (2e régiment parachutiste d’infanterie de marine, 2e RPIMa), à Mayotte (détachement de la Légion étrangère de Mayotte, DLEM), à Djibouti (5e régiment interarmes d’outre-mer, 5e RIAOM) et aux Émirats arabes unis (5e régiment de cuirassiers, 5e RC). Les forces françaises sont plus nombreuses dans l’océan Indien que dans le Pacifique. Elles ont pour mission première de défendre les territoires et d’assister les pays hôtes contre toute agression extérieure, mais aussi d’intervenir en cas de catastrophe naturelle, y compris au profit des États voisins. Elles y conduisent de nombreuses actions de partenariat militaire opérationnel et des entraînements conjoints avec les pays alliés. Les régiments du service militaire adapté (RSMA), qui complètent ce dispositif dans les DROM-COM, contribuent quant à eux à la cohésion nationale par la formation et l’insertion professionnelle de la jeunesse. La nouvelle loi de programmation militaire prévoit une densification des capacités terrestres outre-mer et à l’étranger.

Compte tenu de l’immensité de l’espace, comment assurer le déploiement de nos troupes et la continuité logistique ?

Il y a bien évidemment, en cas d’urgence, les moyens aériens et navals qui permettent de transporter depuis la métropole des unités terrestres pour renforcer nos bases. Cependant, la force première du dispositif français est de s’articuler autour d’un réseau cohérent et dense de bases permanentes, sur des territoires français partout dans le monde et des territoires étrangers amis. Les unités prépositionnées sont aptes d’emblée à l’engagement opérationnel, car acclimatées, spécifiquement entraînées et connaissant leur zone d’action. Ainsi, dans l’océan Indien, la France compte quatre points d’appui interarmées : Djibouti, les Émirats arabes unis, La Réunion et Mayotte, qui peuvent s’épauler et se renforcer sans délai en cas de crise régionale, sans dépendre des renforts de métropole.

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Vous parliez d’accords avec des pays du Golfe ou avec Djibouti. Est-il possible d’envisager de tels accords avec les États africains bordant le canal du Mozambique ?

Les Forces armées de la zone sud de l’océan Indien (FAZSOI) dont le 2e RPIMa basé à La Réunion et le DLEM de Mayotte coopèrent très régulièrement et depuis longtemps avec les pays d’Afrique australe, en particulier en soutien au volet sécuritaire de l’organisation régionale, la South African Development Community (SADC), dont ses membres insulaires comme Madagascar, Maurice et les Seychelles. Ces actions contribuent à la stabilité et à la sécurité régionale en soutien des initiatives sécuritaires de l’Union africaine (brigades d’intervention zonales), de l’Union européenne (opération Eumam Mozambique face à Daesh), de l’ONU (préparation de contingents africains pour des opérations de maintien de la paix) et de la Commission de l’océan Indien (COI ; formation d’unités terrestres en contre-piraterie et contre-terrorisme).

On voit au Sahel la propagande antifrançaise qui joue contre notre armée et contre la présence française. Est-ce un élément qui est surveillé en Indopacifique afin d’éviter là aussi une communication antifrançaise ?

Oui la France est vigilante et active dans ce domaine, en Indopacifique comme au Sahel. En Afrique de l’Ouest, les Russes sont à l’offensive. Ils sont également actifs ailleurs en Afrique, en Afrique australe, où plusieurs pays sont alignés sur les positions diplomatiques russes, et à Madagascar. Or, encore une fois, c’est la France, parmi les puissances occidentales, qui est en première ligne du fait de son voisinage géographique. 

Dans l’Indopacifique, la menace première est chinoise, à travers la désinformation et les attaques cybernétiques. Notre niveau de vigilance est très élevé et nous disposons de moyens offensifs et défensifs pour contrecarrer ce type d’attaque.

Mayotte est un département français déstabilisé par son voisin des Comores. Est-ce aussi un sujet analysé par l’armée de terre ?

La crise à Mayotte a pour origine l’afflux de migrants qui fuient la pauvreté et l’instabilité politique aux Comores. Face à l’urgence de cette crise majeure, les forces terrestres stationnées sur l’île, le DLEM, appuient les services publics et les forces de sécurité intérieure. Mais avant d’être un sujet militaire, c’est un sujet d’abord diplomatique, d’ordre public et socio-économique. Sur ce dernier point, le RSMA joue un rôle clé d’insertion professionnelle des jeunes Mahorais.

Comment sont structurés les partenariats avec les pays de la région ?

Les liens se traduisent de différentes manières ; via des accords de défense, comme avec certains pays du Golfe, et des partenariats stratégiques, comme avec les Émirats arabes unis et l’Inde. Nos forces interagissent avec les pays voisins en fournissant des détachements d’instruction opérationnelle, en soutenant les industriels de défense français dans le cadre de leurs prospects à l’exportation ou en participant à des exercices conjoints. Parmi les exercices interarmées emblématiques, Croix du Sud mobilise tous les deux ans les forces armées de Nouvelle-Calédonie au côté des Australiens, des Néo-Zélandais et des pays de la Mélanésie. La présence à l’École de guerre en France d’officiers étrangers originaires de l’Indopacifique témoigne aussi de l’intérêt que l’on porte à ces pays et s’inscrit dans une logique d’influence de long terme.

Quelle est pour vous la principale menace pour la France ?    

En l’état, il n’y a pas de menace directe contre les territoires français d’outre-mer, hors la vigilance concernant la souveraineté des îles françaises du canal du Mozambique. En dehors de ce cas, il peut y avoir des tentatives plus sournoises de déstabilisation, de subversion ou d’exploitation des tensions sociales. En revanche, il existe deux types de crise majeure qui peuvent entraîner des répercussions stratégiques. La première, c’est un embrasement dans le Pacifique, dans le cadre d’un affrontement entre la Chine et les États-Unis qui engendrerait une escalade nucléaire. Dans ce cas la France, étant une puissance dotée, serait de fait impliquée et contrainte de se positionner. La seconde concernerait l’océan Indien, où la situation est plus complexe. Il s’agit d’une autre configuration parce qu’il y a une plus grande proximité avec les territoires français et parce que toute crise dans le Golfe se répercute nécessairement en Méditerranée, donc en Europe. Les acteurs sont multiples et aucun ne domine. Iran, Arabie saoudite, Israël, Turquie… mettent en œuvre des stratégies militaires hybrides et autonomes. Cela constitue un cocktail détonnant et difficilement prévisible. Si l’on ajoute dans l’équation l’Inde, qui a deux problèmes stratégiques, le Pakistan et la Chine, les incertitudes augmentent sensiblement, car ces trois États sont dotés et contestent leurs frontières. L’Inde, la Chine et le Pakistan se défient d’abord entre armées de terre, au Cachemire, au Ladakh et au Sikkim. Le centre de gravité militaire de l’océan Indien n’est pas son centre géographique, mais sa périphérie sur terre, du Golfe persique au golfe du Bengale. Là encore, la France serait possiblement en première ligne, car l’océan Indien, contrairement au Pacifique, n’est pas une mare nostrum américaine.

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La guerre en Ukraine peut-elle apporter des enseignements utiles à l’Indopacifique ? 

L’Ukraine est une immense bataille terrestre dans laquelle les dimensions du combat aérien piloté et des opérations navales sont aujourd’hui relativement marginales. Les effets du déni d’accès aérien et maritime y sont particulièrement visibles dans la durée. La destruction du navire russe Moskva a rendu caduque l’option d’une opération amphibie russe pour s’emparer d’Odessa. Les aéronefs pilotés sont en partie remplacés par des drones, des munitions rôdeuses, des missiles balistiques, des roquettes guidées ou non. Il apparaît ainsi que celui qui dispose depuis la terre de capacités de déni d’accès possède un avantage certain sur l’attaquant venu de la mer et de l’espace aérien. Dans le même temps, celui qui concentre ses forces à terre est immédiatement repéré et détruit à distance. Le combat au sol devra donc être nécessairement décentralisé, déconcentré et les unités dispersées. Le camouflage, la dissimulation, le leurrage et la protection en dur des postes de commandement et de la logistique en particulier seront impératifs pour survivre. J’imagine que les Chinois, comme les Américains, les Taïwanais ou les Coréens en ont déjà tiré les leçons. Sur le plan stratégique, c’est le retour de la centralité de la bataille terrestre, tant qu’elle se déroule en dessous du seuil nucléaire, comme affirmation ultime de la volonté politique.

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À propos de l’auteur
Jean-Baptiste Noé

Jean-Baptiste Noé

Docteur en histoire économique (Sorbonne-Université), professeur de géopolitique et d'économie politique à l'Institut Albert le Grand. Rédacteur en chef de Conflits.
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