Écrits dans les années 1970, les ouvrages d’Alfred Sauvy conservent une grande pertinence. Les croyances plutôt que la vérité, les mythes plutôt que la réalité, la plainte plutôt que l’appel à la raison et à la responsabilité. Et, finalement, cette recherche permanente du bouc émissaire lorsque nous nous trouvons confrontés à nos échecs. Autant de thèmes analysés par le démographe Alfred Sauvy et qui continuent d’éclairer la société présente.
Alfred Sauvy, Le coq, l’autruche et le bouc… émissaire, Grasset, mars 1979, 194 pages.
Ignorance, aveuglement, conformisme, telles sont les tares qui nous conduisent bien trop souvent à nous réfugier derrière les croyances plutôt que de chercher véritablement à nous informer, à vérifier, à rechercher, pour fonder nos affirmations. Les croyances plutôt que la vérité, les mythes plutôt que la réalité, la plainte (nous, peuple réputé râleur) plutôt que l’appel à la raison et à la responsabilité. Et, finalement, cette recherche permanente du bouc émissaire lorsque nous nous trouvons confrontés à nos échecs.
Le poids de l’ignorance et du conformisme
Alfred Sauvy est l’un des grands esprits marquants du XXe siècle, avec Jean Fourastié, connu notamment pour ses analyses sur les Trente Glorieuses. Il est l’artisan d’analyses non conventionnelles et au ton souvent agréablement ironique mettant en cause les idées reçues et autres rumeurs qui jalonnent trop souvent la littérature scientifique et économique, comme les articles des journalistes.
Il est en effet frappant de constater très régulièrement le manque de connaissance des faits élémentaires non seulement par les Français, mais souvent par les ministres eux-mêmes. Ces derniers, estimait Alfred Sauvy, sont souvent apparus comme trop éloignés des réalités du terrain et comme en ayant une vision tronquée lorsqu’on les met en contact avec des personnes choisies et donc pas nécessairement représentatives (il cite divers exemples en la matière).
De même, il pointe la confusion, déjà à l’époque, au sujet des « efforts » consentis par un ministre ou premier ministre en matière de dépenses, au lieu de mettre en avant le fait qu’il s’agit de l’argent des contribuables, non de l’entité abstraite qu’est « l’État ». Un véritable problème dont on commence seulement à mesurer les effets à l’heure où nous nous trouvons face au mur de la dette et qu’une partie croissante des Français fait enfin le rapprochement entre les chèques émis à hue et à dia et les conséquences différées que cela entraîne inéluctablement.
Mêmes paradoxes qu’aujourd’hui, également, au sujet de la liberté d’enseigner ou celle d’informer. Et, signe que les choses n’ont pas tant changé que cela dans le fond, mêmes dédales du côté des administrations, qu’il décrit avec malice. Si la référence à la mythologie grecque est bienvenue, celle du « Château » de Kafka nous vient parfois aussi en tête tant nos autorités vont loin lorsqu’il s’agit de compliquer inutilement la vie quotidienne des Français.
En matière de bureaucratie, il soulignait l’idée – déjà usée jusqu’à la corde à cette époque-là – de la création d’une commission dès qu’un problème se pose. Sans omettre l’opacité dont faisaient alors preuve ces mêmes administrations, y compris jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale pour les comptes publics et leur mesure à travers les grands agrégats.
Mythes et idées fausses
Alfred Sauvy souligne dans un chapitre – toujours avec l’humour et l’ironie qui le caractérisent – les erreurs de ceux qu’il appelle les prophètes, qu’il s’agisse d’économistes parmi les plus renommés ou de politiques, ainsi que leurs « recettes » les plus classiques. Et, signe que les choses n’ont pas beaucoup changé :
« Quand les sondeurs demandent : « Préférez-vous avoir la retraite à 60 ans ou à 65 ans ? », ils proposent un choix absurde, irréel. Il faudrait dire : « Préférez-vous avoir à 60 ans une retraite de… 4 000 F ou, à 65 ans, une retraire de 6 000 ? » Car telles sont les proportions. »
Mais l’on connaît bien la bonne dose de démagogie que nos aspirants au pouvoir ou à la notoriété sont prêts à déployer lorsqu’il s’agit d’en retirer des acquis personnels…
« Si, dans la multitude des mythes contemporains, il fallait décerner la récompense suprême, la médaille d’or, le maillot jaune, ce sont bien les idées sur l’emploi qu’il faudrait couronner.
Dans tout le monde capitaliste, du Cap Nord à Gibraltar, de Melbourne à Vancouver, les efforts consciencieux, déployés pour réduire le nombre des exclus, ne parviennent qu’à l’augmenter. Une telle persistance dans l’échec, une telle uniformité des résultats donnent à entendre qu’au-dessus des divergences, voire des oppositions de doctrine, une douce mythologie commune règne sur les esprits. »
Faisant fi des leçons de l’Histoire, ne nous ressort-on pas toujours aussi régulièrement et depuis si longtemps cette idée de fin du travail et de remplacement de l’Homme par la machine ?
Beaucoup ignorent encore, remarque l’auteur, le rôle fondamental et positif de la productivité sur l’emploi. Les statistiques qu’il présente à ce sujet sont tout à fait éloquentes.
Idées reçues à tous les étages
Véhiculées par le processus induit par la psychologie collective et amplifiée par les médias, les idées reçues sont nombreuses.
Alfred Sauvy s’attache ainsi à remettre en cause un certain nombre de dogmes, comme celui du keynésianisme ou du rôle de l’État, déjà en retard, selon lui à cette époque !
Des idées reçues nocives lorsqu’on sait à quel point les Français sont fâchés avec l’économie.
Parmi ces idées reçues, celle liée aux destructions, censées créer de l’emploi selon beaucoup de gens. Ce que Frédéric Bastiat avait superbement démenti dans sa parabole de la vitre cassée.
Dans de nombreux cas, on refuse tout simplement de voir les choses. Ce qui fait là aussi penser au même Frédéric Bastiat et son célèbre « Ce qu’on voit, ce qu’on ne voit pas ». L’ignorance des mécanismes de marché donne lieu à des stéréotypes, comme sur l’idée d’argent.
Alfred Sauvy se moque ainsi de la bien-pensance, qui a changé, et est déjà à l’époque centrée sur l’anti-racisme, le féminisme, la dénonciation des inégalités, de la rentabilité (!), le patronat, les stéréotype sur les pays pauvres, sans oublier la confusion entre État et gouvernement, ce dernier pouvant être accusé de ne pas se montrer assez généreux, de même que les formules creuses des politiques du type « c’est un faux problème », afin d’éviter de répondre à une question gênante.
C’est aussi la recherche du confort d’esprit. Pas encore pourtant l’ère des réseaux sociaux, plutôt celle de l’information de masse, mais déjà l’idée des biais nombreux qui mènent à nous auto-conforter dans nos idées par les sources d’information que l’on privilégie à titre personnel. Ce qui est propice également à la diffusion de rumeurs et autres fausses informations et suscite son lot de conformisme.
Manque de rigueur et falsification de l’Histoire
Il évoque aussi la liberté de la presse et l’ignorance de beaucoup de journalistes, davantage mues par la société du spectacle et le format court motivé par la recherche de l’audience que par la rigueur qu’exige la connaissance.
« Plus encore que la presse et avec moins d’excuses, la radio-télévision a pris la devise mémorable : « Quand un peuple a besoin de récits fabuleux, c’est faillir au devoir que d’êtres scrupuleux ! Et c’est laisser au verbe un rôle limité s’il reste humble servant de la réalité. »
Dans un chapitre consacré à l’Histoire, il revient – comme il l’avait fait dans « De la rumeur à l’Histoire » – sur le manque de rigueur étourdissant de nombre de journaux et d’historiens au sujet des faits. Donnant lieu à des rumeurs, erreurs de dates, de chiffres, ou même d’exactitude dans le déroulement des événements, reprenant sans prendre la peine de vérifier les informations sans cesse véhiculées, bien que fausses, les légendes se perpétuent, s’inscrivant dans le marbre.
C’est le cas, par exemple, de la crise de 1929, au sujet de laquelle il rétablit quelques vérités, de même que des effets désastreux du New Deal, encensé à tort pour des raisons tout autres qu’économiques, faisant fi des faits comme de l’objectivité.
Même chose pour la politique menée par le Front populaire en 1936, qui a en réalité cassé la croissance et fait monter en flèche le chômage.
À l’inverse, l’Histoire n’a pas retenu que la reprise, forte, est arrivée grâce à l’impopulaire gouvernement Reynaud, qui a su prendre les décrets nécessaires pour qu’elle advienne.
Alfred Sauvy évoque la place démesurée que prennent l’affectivité, les opinions (notamment politiques), les préjugés et le refus des faits dans le développement des connaissances, des sciences et de la transmission, conduisant de fait à une culture de l’ignorance, hautement préjudiciable au fonctionnement de notre société, ce que le manque de clarté dans l’expression n’arrange pas.
Confusion et nécessité de combattre les illusions
« À qui servent l’ignorance, la confusion, les illusions ? Non seulement elles compromettent l’ensemble, taillant largement dans le gâteau PIB, au détriment de nos désirs ou de nos besoins, mais elles freinent avec vigueur le progrès social ; il ne s’agit pas seulement des classiques pêcheurs en eau trouble ; toute réforme de bonne volonté, bien dans le vent social, échoue durement sur le rocher qui n’avait pas été repéré.
L’ignorance, si répandue dans les milieux avancés, est conservatrice. Bref, plus que jamais, en matière de progrès social, les hommes se divisent en deux catégories, ceux qui ne veulent pas et ceux qui ne savent pas, le cumul restant possible.
Nos rapports officiels, nos articles, nos discours sont pénétrés de l’idée de communication. Mais à quoi peuvent servir les progrès gigantesques de l’électronique, de l’informatique, si nous ne savons pas informer ? À quoi bon les fanfares de la télématique, si nous ne savons pas ce qu’il faut communiquer ou si nous communiquons des fables ? Est-il vraiment nécessaire que nos erreurs se transmettent à la vitesse de la lumière ? »
À lire également : « L’attaque qui a enflammé les réseaux sociaux », de Paul Brémond










