Le coronavirus, une pandémie géopolitique – Entretien avec Christian Makarian

18 décembre 2020

Temps de lecture : 9 minutes
Photo : Femme portant un masque en Australie (c) Unsplash
Abonnement Conflits
Abonnement Conflits

Le coronavirus, une pandémie géopolitique – Entretien avec Christian Makarian

par

Le journaliste et essayiste Christian Makarian publie un essai salutaire sur ce que la pandémie nous révèle des failles de notre société et de nos modes de vie. Prenant acte du malaise civilisationnel et de la passivité qui ronge l’Occident, il nous invite à revisiter notre intériorité et à relire les grands philosophes du XVIIe siècle.

 

Entretien avec Chistian Makarian. Propos recueillis par Tigrane Yégavian.

 

En cette période anxiogène, votre livre propose des outils nécessaires à une relecture de nos modes de vie, de production et de consommation. Faut-il s’en remettre à notre propre intériorité ?

 

L’idée de mon livre est partie de la fameuse phrase de Pascal « tout le malheur de l’homme vient d’une chose qui est de ne pas savoir demeurer au repos dans une chambre ». Cette phrase a été citée constamment lors du premier confinement dans les médias. Je me suis demandé ce qu’elle pouvait signifier clairement. Est-ce que cela veut dire qu’il faille se cloîtrer ? Ne plus avoir d’échanges avec quiconque ? Il faut avant tout se méfier et réfléchir sur le poids du divertissement, c’est-à-dire ce qui nous détourne de l’essentiel. Avant d’arriver à la phase d’intériorité, il faut comprendre ce qui est essentiel et ce qui ne l’est pas. Nous consacrons beaucoup de temps dans nos existences à des activités qui ne sont pas indispensables. L’arrêt brutal imposé par la pandémie nous a obligés à réfléchir, à faire la part des choses entre l’essentiel et l’accessoire. Portés au niveau collectif, cela permet de nous apercevoir que l’agitation qui occupait nos civilisations post-industrielles et très prospères n’était pas nécessairement de l’ordre de l’utile. Le paradoxe du virus est qu’il a emprunté les voies de notre divertissement au sens pascalien (les voyages, les sorties, les spectacles…) tout ce qui définit notre liberté. Le coronavirus atteint davantage l’homme occidental dans son mode de vie, dans les canaux de sa réussite que les sociétés asiatique, africaine ou arabo-musulmane, en général moins contaminées que nous. Cela s’explique notamment par le fait que l’exercice de la liberté individuelle se fait de façon différente. Ce virus semble nous sanctionner dans la société que nous avons construite.

 

Ce qui caractérise cette pandémie est qu’elle amplifie tous les maux de la société. Naguère ces épidémies étaient une « punition divine ». Alors que la transcendance a été évacuée en Occident, pourquoi devrions-nous suivre l’exemple de Pascal, à savoir méditer sur nos propres attitudes ?

 

Nous sommes arrivés à un état d’absurdité : les plus angoissés et apocalyptiques d’entre nous sont les plus détachés de la métaphysique. Les financiers, les experts, parfois les médecins épidémiologistes, tous ceux qui planifiaient notre société sont les plus ébranlés. Leur angoisse est transmise à la population générale non experte dont nous faisons partie. Elle nous annonce une sorte de fin du monde qui est en train de s’accomplir. Cette peur qui autrefois était attribuée à Dieu est devenue aujourd’hui une sorte de catastrophisme éclairé, athéisé. J’essaie de démontrer dans mon livre que c’est là une chose absurde. Le virus n’a pas d’âme ni d’esprit, il n’a ni plan ni projet. Autrement dit, ceux qui avaient un contrôle sur notre société ont perdu un pouvoir sur nous à cause du coronavirus. D’où leur angoisse qui ne doit pas nous atteindre.

 

Nous sommes intoxiqués par la résurgence de grandes peurs millénaristes. Pour faire face à ce malaise civilisationnel, vous proposez une relecture salutaire des grands philosophes du XVIIe siècle qui ont réfléchi sur le rapport de l’homme à la nature, qui nous ont donné des leçons magistrales, mais dont nous avons détourné le sens ? Mais lorsque Descartes dit que l’homme doit être maître et possesseur de la nature. N’est-ce pas là une lecture anachronique ?

 

Pascal, Descartes, Spinoza ont élaboré un système d’affranchissement de l’homme vertueux afin de l’amener à ne plus craindre la nature. Or la traduction que l’on a en a faite dès le siècle suivant avec la révolution industrielle, est qu’il fallait à la fois domestiquer et asservir la nature. Entre l’exploitation et la surexploitation, la nuance est très mince. Nous en sommes arrivés à travers cette phrase de Descartes à croire que la rationalité nous incitait à rendre la nature esclave du génie de l’homme. Ce n’est pas du tout ce que disait Descartes, car son but était d’affranchir l’homme de ses peurs, et non pas asservir la nature. Or, notre surexploitation de la nature a produit une société dans laquelle nous avons deux piliers de notre civilisation : le progrès infini et la prospérité sans limites. Le coronavirus donne d’un coup l’impression que les hommes de progrès sont nus dans le désert et que la prospérité a subi un freinage total.

 

Assisterait-on à une revanche de Pascal face à Montaigne qui ne se préoccupait de métaphysique, ou encore de Nietzsche qui critiquait la dimension doloriste du christianisme ?

 

Pascal a gagné son pari. Parlant de l’homme comme « un roseau pensant », il le compare à une gouttelette. Cette dernière nous fait songer à un aérosol. Pascal nous dit que notre fragilité doit nous amener à être très fort intérieurement. C’est exactement l’inverse que nous avons fait. Grâce notamment à Nietzsche, nous avons traité avec mépris l’intériorité. Avec sa leçon nihiliste, Nietzsche nous a mis un peu dans le mur dans la mesure où sa détestation des ressources spirituelles chrétiennes, la charité, le dolorisme, tout ce qui consistait à tisser un lien terrestre entre les hommes afin de lutter contre tout ce que l’homme ne comprend pas et n’arrivera jamais à dominer, tout cela a été traité par les successeurs de Nietzsche comme risible, stupide et dérisoire. Aujourd’hui on s’aperçoit que ce sont de bonnes vieilles valeurs familiales, fraternelles, dont on a besoin pour résister à ce coronavirus auquel les scientifiques n’arrivent pas à bout, ni à le définir proprement. Il est frappant de voir à quel point la « vieille morale » revient au-devant de la scène après avoir été vilipendée.

 

A lire aussi : Livre – Généalogie de la catastrophe

 

Vu sous cet angle, ce projet de retour à notre intériorité ne s’applique-t-il pas en définitive aux croyants, ceux qui sont habités par l’espérance chrétienne ? Que doivent retenir les non-croyants ?

 

Quand j’assiste aux effroyables attentats terroristes qui font tant de mal à notre pays, je relis la devise de la République. Le sens de la liberté a été hélas galvaudé, car interprété comme la jouissance sans entrave ; la notion d’égalité a certes donné lieu à une république sociale avec un fort élément de redistribution comme l’illustre le modèle social français. En revanche, le mot fraternité apparaît dénudé. Je ne vois plus la fraternité dans la société française. Au contraire, je vois une forte méchanceté se dégager dans le pur produit du nihilisme : tout est dérisoire, tout est risible. Cette vieille charité dont on s’est tant moqué a détruit l’idée de fraternité alors que cette idée vidée de son sens est le socle du pacte républicain. On se réconcilie à travers les épisodes dramatiques. Il serait préférable de le faire à travers des épisodes heureux.

Il faut qu’il y ait des drames abominables pour que l’on retrouve le sens d’un partage commun. Il ne s’agit pas d’appliquer béatement le message chrétien, mais de redécouvrir à quel point une pandémie est l’occasion idéale de redécouvrir que la société ne peut pas être sous-tendue que par des liens d’intérêts et des institutions sociales. Quand je porte un masque, je me protège, mais j’assure aussi la protection de l’autre. Cette symbolique du masque est très importante et il est à la fois choquant et extrêmement significatif que Donald Trump refuse la fraternité en ne le portant pas.

 

Vous portez un regard critique sur les nouvelles idoles de notre époque, que ce soit celles vénérées par le monde de la finance, ou encore la nature déifiée par les écologistes les plus radicaux qui voient dans la pandémie un châtiment de la nature souillée par l’homme depuis l’ère industrielle. Peut-on revenir à une écologie « plus raisonnable » ?

 

Je critique les arguments écologistes qui consistent à donner une âme et un projet à la nature et à faire de l’homme le prédateur de tout. Je reproche au discours écologiste de culpabiliser l’homme, de nous faire porter une charge beaucoup trop lourde. Si en plus de notre fardeau quotidien, je dois porter la faute de quelqu’un qui a souillé et dégradé la terre, c’est le sens même de ma vie qui est atteint. Au lieu d’être culpabilisant, le discours écologiste devrait être aussi fraternel. Les évangiles racontent très bien le lien de fraternité entre l’homme et la nature. Dans la vie de Jésus, il y a constamment des références à l’animal, mais aussi au végétal. J’aime tout particulièrement cette phrase du Christ lorsqu’il dit : « regardez les lys des champs, lequel d’entre vous sera aussi bien vêtu ? ». En dehors de sa poésie, cette phrase est belle par l’harmonie qu’elle suggère.

Or, la mauvaise interprétation de la rationalité de Descartes nous a conduits à tourner en dérision le principe d’harmonie qu’il nous faut redécouvrir. Vu sous cet angle, l’écologie peut devenir non pas une force politique, une idéologie clivante ou une religion laïque, mais tout simplement le point de vue de tous. Il faut être poli et éduqué vis-à-vis de la nature. L’écologie est à mes yeux beaucoup plus une éducation, qu’une revendication.

 

En quoi la Covid-19 questionne notre rapport à soi et à l’autre ?

 

La Covid-19 m’atteint par les mains et par le visage. Le visage est ce qui identifie chaque être humain et les mains est ce qui porte chaque être humain vers un autre. De sorte que le virus me prive d’une partie de mon expression humaine. Reste le cœur, vu que l’esprit s’adresse à un autre ordre. Il s’agit de retrouver un chemin de tendresse face à cette espèce de froideur, de déshumanisation que nous impose la pandémie. Je peux compenser par le cœur le fait que je ne puis utiliser ni mes lèvres ni mes mains.

 

L’idée que le monde sera de plus en plus dominé par l’affrontement sino-américain est maintenant largement acceptée, or cette confrontation sous-tend que l’axe américano-européen n’est plus le centre du monde. Quelle place pour cette Europe ventre mou de l’Occident et vidé de sa substance ?

 

Dans le contexte de la pandémie, on a constaté que l’Europe n’était rien d’autre qu’une sorte de « grand machin bancaire et financier ». Par définition et selon les traités, elle n’a pas d’attribution en matière de santé publique. Cette pandémie laisse l’Europe découvrir une nouvelle fois à quel point elle est déficitaire ou déficiente. Qu’il n’y ait pas la possibilité d’élaborer depuis le début de la pandémie une réponse collective en matière scientifique ou sanitaire est accablant. En revanche on attend de l’Europe qu’elle colmate les gouffres financiers qui se sont ouverts sous les pieds des 500 millions de citoyens européens.

La pandémie démontre à quel point le projet européen fondé sur la volonté des nations reste entièrement tributaire des nations elles-mêmes. Comme les États nations européens se sont considérablement affaiblis du fait de la mondialisation, l’Europe s’est retrouvée privée d’instruments de puissance. La question fondamentale que pose la pandémie à l’Europe et en particulier à la France est de savoir si chaque pays membre de l’UE est encore un acteur ou un simple figurant. On a laissé se développer dans chaque pays les travers nationaux. La France a de son côté « sur-bureaucratisé » la crise sanitaire, entre confinement, déconfinement, re confinement et couvre-feu.

Le débat sur l’état d’urgence qui n’a pas été prolongé malgré la demande du gouvernement est la preuve que plus le temps passe, moins l’adhésion se fait autour d’une réaction collective face au coronavirus. Ces signes malsains de craquement démocratique révèlent ce qui existait au préalable, le fait que les démocraties sont fondées sur des individualisations forcenées. L’individu ne voit la lutte contre le coronavirus qu’à travers l’expression de ses propres libertés ou de ses propres envies. D’où son désaccord dans le cas où celle-ci se retrouve contrariée. Cette constante est le pur produit de la société de consommation à laquelle nous avons été habitués : mes droits sont beaucoup plus importants que mes devoirs. Or il arrive que mes droits soient conditionnés par mes devoirs. Cet embranchement ne s’est pas fait en France, patrie de l’État-nation. Nous assistons à une crise de l’État-Nation qui conduit le politique à être le porte-parole ou l’interprète de la classe médicale scientifique. Cette dernière n’a aucune envie de prendre le pouvoir ni d’assumer des décisions impopulaires tandis que le pouvoir est incapable de prendre des décisions fondées sur le plan scientifique sans l’aval des scientifiques. L’excès de bureaucratie et le refus d’endosser ses responsabilités conjuguées à une forme d’autoritarisme sèment une incompréhension fondamentale. Ce spectacle est angoissant. Cette désagrégation produit une méchanceté dans la vie politique française qui n’a plus rien à voir avec la liberté d’expression ou la nécessité d’un débat contradictoire, mais avec le rejet de tous.

 

Vous faites allusion à la « guerre de civilisation » qui se déroule en ce moment et proposez une relecture du choc des civilisations de Samuel Huntington et notamment de son regard sur l’imminence d’un affrontement sino-américain.

 

Huntington avait parfaitement raison, car il faisait dépendre l’agitation de la sphère arabo-musulmane, de l’apparition du grand concurrent des États-Unis qu’était la Chine. On a déformé son propos en faisant croire qu’il était question d’une revanche des musulmans contre les croisés de jadis. Rien n’était plus faux. Ce qui est vrai en revanche, c’est que la sphère islamique s’est retrouvée dans une position intermédiaire entre le grand choc opposant les États-Unis à la Chine, et que dans ce cadre-là, le monde arabo-musulman irait naturellement vers la Chine. Celle-ci ne verrait pas d’inconvénient à ce qu’il y ait une ébullition islamique, alors que ceci constitue un véritable danger pour l’Europe.

Je constate que les djihadistes, même ceux de la pire espèce, n’ont jamais ciblé la Chine qui est un pays qui persécute les Ouïghours musulmans, alors qu’ils s’en prennent à l’Europe qui accorde des droits égaux à tous ses citoyens toutes confessions confondues, et où vivent plus de 20 millions de musulmans. C’est comme si une véritable nation musulmane de plus vivait à l’intérieur de la sphère démocratique. Cela devrait inciter les djihadistes à ménager l’Europe où les musulmans jouissent de droits égaux, or on assiste en Europe à une transformation possible de la lecture littéraliste du Coran, tandis que sous la dictature chinoise, on assiste à une reconduction du schéma classique avec un maître et des soumis.

 

Avec la pandémie, l’évaluation des rapports de force entre les nations et les blocs d’alliances et l’avenir du monde occidental sont peut-être à repenser. Tandis que l’Europe sombre dans l’impuissance, des autocrates (Xi Jimping, V. Poutine, R.T. Erdogan) semblent profiter de la situation et étendent leur puissance. Autrement dit la COVID-19 est-elle une pandémie géopolitique ?

 

C’est effectivement une pandémie géopolitique, car à la grande différence de la peste de 1347, époque où il n’y avait pas un pouvoir politique qui aurait imaginé en faire un argument géopolitique pour conforter sa puissance. C’est pourtant bel et bien ce que fait la Chine aujourd’hui en exploitant la crise du coronavirus, qu’elle a transmise au reste du monde, pour apparaître comme le « médecin du monde ». En redistribuant des matériels médicaux, elle renforce sa position de puissance technologique dotée de laboratoires ultra performants. Si le coronavirus a fait des torts considérables à la population chinoise, l’économie et le régime de Pékin ont retourné la situation à leur profit. Alors que nous sommes toujours en situation de passivité. Nous n’avons pas trouvé le point de retournement.

 

 

Mots-clefs : ,

À propos de l’auteur
Christian Makarian

Christian Makarian

Christian Makarian est un journaliste français. Il a travaillé pour différentes rédactions, dont RTL et Le Point. Il travaille sur les sujets diplomatiques et les relations internationales.
La Lettre Conflits
3 fois par semaine

La newsletter de Conflits

Voir aussi

Pin It on Pinterest