<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Le cricket sous le Second Empire : un rendez-vous manqué

18 mars 2024

Temps de lecture : 7 minutes
Photo : Le cricket, so british mais pas très français. (c) unsplash
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Le cricket sous le Second Empire : un rendez-vous manqué

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La France aurait pu être une terre de cricket. Mais après une brève diffusion sous le Second Empire, ce sport a disparu au profit d’autres activités d’origine anglaise, comme le football et le rugby. France et cricket, histoire d’une passion manquée.

Article paru dans le numéro 49 de janvier 2024 – Israël. La guerre sans fin.

La récente décision du Comité international olympique d’intégrer le cricket au programme des Jeux de 2028 à Los Angeles est passée tout à fait inaperçue en France. Elle n’en a pas moins réjoui les quelque 2,5 milliards de supporters que compte ce sport dans le monde, et représente une étape importante de l’affirmation de l’Inde en tant que future puissance sportive : le pays est le temple du cricket mondial et considère cette victoire comme un premier jalon menant à la possible organisation des Jeux olympiques de 2036 à Bombay. Difficile pour nous, Français, de nous figurer l’engouement suscité par ce sport dans les pays du Commonwealth tant sa diffusion nous a épargnés. En dehors des anciens pays de l’Empire britannique, rares sont en effet les contrées à avoir été converties au cricket. Forgé outre-Manche entre le XVIIIe siècle et le premier tiers du XIXe, ce jeu fait partie de ces nombreux sports modernes d’origine britannique, à l’instar du football, du tennis, de la boxe ou du rugby. La mondialisation de ces loisirs a débuté dès cette époque, en particulier en France où la plupart ont été adoptés avec enthousiasme. Mais, à l’image du rugby en Inde, le cricket n’est pas parvenu à trouver chez nous un terreau favorable à son enracinement.

Quand le cricket arrive en France

Dès 1789 pourtant, une équipe emmenée par le duc de Dorset avait été invitée à venir effectuer une tournée à Paris pour faire découvrir cette incongruité anglaise aux élites françaises empreintes d’anglomanie. Le déclenchement des premières journées révolutionnaires découragea cependant les sportsmen anglais de franchir la Manche. Il faudra ensuite attendre la fin des guerres napoléoniennes pour que les circulations diplomatiques, économiques et sportives réapparaissent entre les « meilleurs ennemis ». De petites colonies anglaises d’expatriés se constituent en effet dans l’Hexagone à partir de la Restauration : aristocrates épris de la douceur des littoraux ou des montagnes françaises, retraités de l’armée de Sa Majesté venus conserver en France un train de vie aisé à moindres frais, entrepreneurs en tout genre ou encore ouvriers spécialisés forment des communautés à Pau, Dinard, Paris, Calais… Et le cricket fait partie de leurs passe-temps favoris. Il permet à ces colonies de se réunir et de reconstituer une petite Angleterre au-delà des mers, au même titre que la religion anglicane ou les visites de courtoisie à l’heure du thé. Réunis sur une vaste pelouse au milieu de laquelle figurent des batteurs et des lanceurs, les joueurs de cricket incarnent les valeurs traditionnelles britanniques : une nation hiérarchisée, mais unie, virile sans manquer de fair-play, sachant recourir à la force sans pour autant négliger la finesse tactique. Dans une certaine mesure, ce sport constitue dans le discours britannique d’alors une sorte d’anti-France révolutionnaire, le célèbre historien G. Macaulay Trevelyan allant jusqu’à avancer, non sans ironie, que « si la noblesse française avait été capable de jouer au cricket avec ses paysans, ses châteaux n’auraient jamais été brûlés ». On ne s’étonnera donc pas que les premiers clubs de cricket fondés en France soient des institutions communautaires et fermées : créés par des Britanniques, pour des Britanniques, ils ne cherchent pas à attirer de Français sur leurs terrains. Il faut dire que ces derniers observent avec circonspection les parties interminables dont les règles leur échappent largement.

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La situation semble néanmoins évoluer sous le Second Empire. De nouveaux clubs de cricket sont en effet fondés à Paris (1863), Lyon et Grenoble (1864). Ces cercles se distinguent de leurs prédécesseurs par une ouverture explicite aux pratiquants français. Leurs statuts stipulent clairement la possibilité d’intégrer des autochtones, et les dirigeants déclarent vouloir « populariser en France le jeu national anglais » : ils organisent des conférences de presse et publient des ouvrages pour présenter les règles du cricket et ses grands principes. Côté français, l’indifférence des débuts semble laisser place à un intérêt certain. De nombreuses personnalités locales adhèrent aux cricket clubs nouvellement créés ; les autorités préfectorales accordent des concessions exceptionnelles aux joueurs de Paris et de Lyon dans le bois de Boulogne et le parc de la Tête d’Or ; l’empereur assiste en personne à l’une des parties jouées en 1865 et les lycées de la capitale sont invités à faciliter la pratique du cricket par leurs pensionnaires. Plusieurs articles de presse vont jusqu’à déclarer que « les Anglais ne nous donnent pas le cricket, ils nous le restituent », ce sport n’étant qu’une reprise de l’ancien jeu français de mail. Il ne faut pas voir dans cette formule une sorte de réaction anglophobe à une anglobalisation[1] jugée insupportable. Au contraire, en cherchant à donner au cricket des origines françaises, les journalistes dépouillent ce sport d’une grande partie de son identité britannique et, partant, rendent sa diffusion en France plus acceptable. Une stratégie similaire de double parenté avait d’ailleurs été adoptée par Jules Barbey d’Aurevilly quelques années auparavant au sujet du dandysme. Dans un essai de 1845, l’écrivain considérait en effet que cette mode venue d’Angleterre était en germe dès le règne de Charles II, lequel avait emprunté aux Français la grâce et l’élégance qui manquaient jusque-là aux puritains anglais.

Rapprocher les deux pays

La tentative de diffusion du cricket en France doit être interprétée comme l’une des conséquences du rapprochement entre les deux pays. Les clubs de Paris, Lyon et Grenoble sont en effet fondés par des diplomates, banquiers, industriels et négociants des deux rives de la Manche : dans la capitale, où l’insertion économique des Anglais est alors remarquable, nombreux sont les hommes d’affaires impliqués dans le développement du chemin de fer à lancer le club ; à Lyon, c’est le milieu des soyeux qui trouve dans le cricket un espace de sociabilité franco-britannique ; quant à Grenoble, son cercle de cricketers réunit des industriels de la ganterie. Ces trois secteurs économiques sont marqués par d’intenses échanges entre les deux pays. Ils profitent alors de liaisons maritimes transmanche de plus en plus denses et rapides, mais aussi de la signature du traité commercial de janvier 1860 entre la France et le Royaume-Uni. Ce dernier donne un poids considérable aux îles britanniques dans les exportations françaises de textiles finis (soieries, gants), de vins et spiritueux et d’articles de luxe parisiens. Les cricket clubs sont ainsi le reflet social et culturel de ces interdépendances économiques croissantes.

Plutôt rugby et football que cricket.

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Ils témoignent également d’un contexte diplomatique pacifié. Les rivalités de la seconde guerre de Cent Ans (1689-1815) s’éloignent, et l’idée d’une Entente cordiale[2] entre les deux nations est ardemment défendue par l’empereur Napoléon III, qui a passé près de cinq années de sa vie outre-Manche et tient à son allié britannique. Avec la défense du principe des nationalités, l’alliance franco-anglaise est ainsi l’un des rares points intangibles de la diplomatie française entre 1852 et 1870. Et si certaines bouffées d’anglophobie en France – notamment à la suite de l’attentat d’Orsini en 1858 – ou de francophobie en Angleterre – où la mise à flot des premiers cuirassiers français en 1863 produit une invasion scare – demeurent présentes, les relations amicales tissées entre l’empereur et la reine Victoria permettent de les surmonter. D’autant que dans l’Hexagone, une atmosphère d’anglomanie anime une grande partie des élites. L’impératrice Eugénie se montre ainsi très favorable à l’établissement d’un cricket club dans la capitale : elle pousse le ministre des Affaires étrangères Drouyn de Lhuys à en devenir le président et envisage très sérieusement d’initier le prince impérial à ce sport. Il en va de même pour les soyeux lyonnais qui sont nombreux à voir dans la Grande-Bretagne un modèle de développement : le libéralisme et l’organisation industrielle d’Albion sont attentivement scrutés au cours de nombreux voyages outre-Manche, mais les us et coutumes anglais intéressent aussi les grandes familles du Rhône.

Las ! En dépit des efforts des uns et des autres pour diffuser le cricket, son acclimatation en France est un échec. En effet, si les clubs britanniques les plus ouverts parviennent à enrôler un assez grand nombre de membres français, ces derniers ne s’intéressent pas au jeu. Ils acceptent d’aider leurs cercles dans leurs démarches administratives, ne dédaignent pas assister à quelques parties et profitent de ces espaces de sociabilité pour étoffer leurs réseaux de connaissances, mais ils ne pratiquent pas le cricket. Face à ce blocage, les clubs parisien et grenoblois finissent par disparaître, tandis que le cercle lyonnais ne doit sa survie qu’à l’introduction du tennis qui suscite cette fois-ci l’engouement des jeunes Français.

Pourquoi l’échec ?

Comment interpréter l’échec de ce transfert culturel ? Certains auteurs du xixe siècle ont voulu y voir la preuve d’une incompatibilité française avec le cricket : sport trop austère et trop violent, il ne pouvait convenir à un peuple considéré comme dilettante pour les critiques anglais et davantage épris de grâce selon leurs homologues français. On se contentera de citer les succès rencontrés par le rugby ou la boxe dans l’Hexagone pour infirmer de telles opinions. La question d’éventuelles résistances culturelles n’en demeure pas moins intéressante à poser. Sans tomber dans une essentialisation simplificatrice des cultures nationales, elle peut avoir son intérêt. L’anthropologue Sébastien Darbon a par exemple démontré avec pertinence les origines culturelles de l’échec du rugby en Inde : la forte promiscuité corporelle induite par les plaquages, mêlées, touches et autres groupés pénétrant entre effectivement en contradiction avec le rapport au corps traditionnel des Indiens. Influencé par le régime de castes, il encourage au contraire une séparation physique des individus et dévalorise le développement musculaire ou l’effort physique chez les brahmanes, autant d’éléments qui rendaient la diffusion du rugby peu évidente, au contraire du cricket. Seulement, dans le cas français, on peine à trouver des arguments relevant d’une incompatibilité insurmontable entre les valeurs ou représentations des élites françaises du xixe siècle et les propriétés formelles du cricket.

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Ces dernières possèdent néanmoins un certain nombre de particularités qu’il convient de prendre en compte. À commencer par une dimension temporelle allant à l’encontre d’une utilisation productive et intensive du temps : les matchs de cricket ont une durée particulièrement longue (pouvant aller jusqu’à cinq jours), et le jeu en lui-même se déroule avec beaucoup de lenteur. Par ailleurs, ses règles sont relativement complexes et guère aisées à intégrer rapidement. Ces quelques caractéristiques ne permettent donc pas au cricket d’être un sport suscitant une adhésion spontanée (contrairement au football par exemple). Il s’apparente davantage à un plaisir difficile[3] que l’on n’éprouve qu’à la suite d’une longue éducation. Or, au-delà des intentions évoquées de part et d’autre, ni les Britanniques installés en France, ni les Français appartenant aux clubs de cricket n’ont eu de volonté suffisamment puissante pour enraciner ce sport au sud de la Manche. Côté anglais, l’ouverture dont font preuve les cricketers de Paris, Lyon ou Grenoble demeure éloignée d’un impérialisme culturel faisant du cricket un outil explicite de diffusion de la civilisation britannique comme ce fut le cas aux Indes ou en Afrique du Sud. Quant aux Français, leurs efforts restent limités. Aussi anglophiles soient-ils, les soyeux lyonnais ne sont pas les parsis. Cette communauté, composée d’entrepreneurs de la ville de Bombay, avait embrassé avec enthousiasme la pratique du cricket dans la seconde partie du xixe siècle. Mais là où les hommes d’affaires bombayens concevaient ce sport comme la quintessence de la civilisation britannique et faisaient de sa pratique un projet de promotion sociale à l’intérieur de l’ordre colonial, leurs homologues lyonnais n’étaient pas aussi déterminés. Aimer l’Angleterre est une chose, l’admirer au point de se forcer à en épouser les loisirs en est une autre : là réside la différence entre influence et hégémonie culturelles.

[1] Selon l’expression de l’historien Niall Ferguson.

[2] L’expression remonte à la monarchie de Juillet.

[3] Selon l’expression du philosophe Alain.

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À propos de l’auteur
François Bourmaud

François Bourmaud

Professeur agrégé, docteur en histoire contemporaine
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