Le discernement est une antichambre de la décision. Entretien avec François Bert

2 octobre 2023

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Le discernement est une antichambre de la décision. Entretien avec François Bert

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Nécessité pour bien agir, le discernement est essentiel aux dirigeants et aux responsables. Il est pourtant souvent mal compris et mal mis en place. Expert des questions de discernement et de décision, François Bert revient sur cette notion fondamentale de l’agir humain.

Saint-Cyrien, ancien officier parachutiste à la Légion étrangère, et créateur en 2011 d’Edelweiss RH, François Bert accompagne ou forme des dirigeants à la prise de décision sur les sujets humains et stratégiques. Fort de cette expérience unique et éprouvée, il a fondé en 2019 l’École du Discernement au profit des décideurs publics et privés. Il vient de publier Le discernement. À l’usage de ceux qui croient qu’être intelligent suffit pour décider, (Artège, 2023).

Propos recueillis par Pétronille de Lestrade

Pourriez-vous donner une définition du discernement ? En quoi est-ce une « antichambre de la décision » ?

Je vais même vous en donner deux : celle qui dit à quoi il sert et celle qui dit comment il marche. En termes d’effet produit, le discernement c’est « l’art de donner aux choses la portée qu’elles méritent » et donc la capacité à dire, au contact des circonstances, ce qui est grave et ce qui ne l’est pas, ce qui mérite de l’entêtement ou au contraire du lâcher-prise, ce qui doit être ralenti ou plutôt accéléré, etc. C’est en somme une présence à l’espace et au temps. Par conséquent, en termes de fonctionnement, il est une « écoute accumulée jusqu’à l’évidence ». En cela il « marche », sans abus de langage. Il n’est pas un raisonnement qui enferme (et court) dans la pensée, mais bien une disposition calme et continue d’absorption de l’environnement (antichambre) jusqu’à ce que l’évidence de la décision à prendre s’impose d’elle-même.

Pourquoi écrire aujourd’hui sur le discernement ?

Nous constatons aujourd’hui de manière criante, notamment dans les discours militants et, au sens large, en politique, que ni l’énergie de se battre, ni les idées, ni le savoir, ni les moyens de communication ne manquent. Ce qui manque, c’est la clairvoyance des priorités, la vision des étapes, le tri indispensable des combats perdus d’avance, l’aptitude à prendre en compte les situations nouvelles pour adapter son action, bref, le discernement. Il en va exactement de même dans les entreprises, où l’on oscille entre les savoir-faire et les savoir-être, les plans détaillés et le soin aux salariés, les hard skills et les soft skills, les « managers » et les « leaders », mais où l’on oublie en tout point l’axe central de la mission, sa nécessaire actualisation et le besoin d’un chef capable de la faire vivre par la justesse de ses décisions.

Le discernement ne concerne-t-il que le chef ? Comment les subordonnés peuvent-ils être amenés à discerner ?

Non seulement il est vital de ramener la décision à son niveau juste, d’où une authentique subsidiarité à laquelle je consacre un chapitre du livre, mais nous sommes tous, dans chacun de nos états de vie, amenés à savoir décider. Il y a donc un entrainement spécifique à la prise de décision que ce livre peut amener pour permettre à chacun d’être « capitaine de sa vie ».

Le discernement induit tout un processus. Mais qu’en est-il des cas d’urgence, où le décideur est sous pression du temps ou d’autrui ?

En effet la question du temps est majeure et amène à une distinction fondamentale posée dans le livre, celle existant entre la décision stratégique et la décision courante. Le lent processus d’écoute intérieure concerne la décision stratégique. La décision courante est souvent soumise à l’urgence et procède différemment, même si elle a elle aussi comme base l’écoute continue du terrain. Nous développons à son sujet ce que nous appelons l’intelligence de la trajectoire et du rebond et, associé à cette dernière, l’esprit de victoire.

Si l’on a « l’esprit de victoire », la décision prise après le discernement n’est pas irrémédiable. Comment définir la victoire ? Est-elle immuable ?

Pour qu’il y ait « rebond », il faut « bond ». Comme pour le passage d’obstacles dans les pistes commando, il faut de l’élan pour franchir. La victoire s’offre donc d’abord à qui sait prendre des risques et s’engager. Cela étant, le discernement consiste à précisément sortir de sa seule volonté d’agir pour écouter ce que l’environnement nous donne comme indications pour que l’action soit féconde. La victoire, c’est l’alignement entre les talents particuliers et le débouché collectif : c’est pour cela qu’il faut des chefs et des héros, du talent de haut vol et un discernement qui lui donne sa meilleure utilité par un choix actualisé d’objectifs. La victoire n’est pas toujours au rendez-vous, mais l’esprit de victoire, lui, est inaltérable : il est un esprit d’irréductibilité, la farouche volonté de donner du sens même aux ténèbres et à l’absurde, comme on médite sur l’humilité à défaut de gloire ou qu’on cultive un moment de cohésion à défaut du résultat attendu. Il est l’anti-esprit romantique qui règne dans bien des mouvements, qui cultivent l’action pour elle-même au lieu de la faire converger, au fil des évolutions de contexte, vers sa meilleure finalité.

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Pourquoi le discernement est-il aujourd’hui tant délaissé par nos gouvernants ? Quelle serait la solution pour y remédier ?

Le premier sujet est le casting politique : les élections étant une vente sur la base d’idées originales, elles amènent au pouvoir les meilleurs vendeurs alliés aux meilleurs créatifs, qui, une fois élus, restent dans leurs sensations premières et passent leurs journées à communiquer avec le plus d’originalité possible. Cet état de fait du personnel politique trouve un écho naturel dans un mal contemporain qui est l’immédiateté de la vie de nos sociétés, sur la base d’émotions et d’idées pures. Cela hystérise les débats et les ressentiments sans produire d’action durable et cela surtout éloigne sans cesse l’action politique de ses priorités. La politique, ce n’est pas de réinventer le monde, mais d’avoir la lucidité sans cesse renouvelée de traiter chaque situation avec la meilleure combinaison de moyens et la meilleure priorisation : comme à la guerre, on n’invente pas les fondements de la tactique tous les jours, mais on fait des batailles à chaque fois différente suivant le terrain, les hommes et les moyens dont on dispose. Et l’on construit ensuite des dispositifs durables pour empêcher le renouvellement des difficultés traversées.

Comment remédier à cette situation ? C’est toute la troisième partie du livre : sélectionner les gouvernants sur leur discernement et non leur bagout ou leur savoir ; créer des équipes complémentaires, a minima des binômes, avec des discernants naturels ; équiper chaque décideur d’un « conseiller en discernement », chef naturel, plutôt que des seuls conseillers techniques ou en communication, former, le plus tôt possible, les futurs décideurs aux mécanismes intérieurs du discernement, leur faire pratiquer des cures de solitude et de silence (leur donner le livre…).

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« La meilleure façon de sauver le monde, c’est d’être soi » : que voulez-vous dire ?

On peut vouloir sauver le monde en embrassant toutes les causes justes : c’est généreux, mais c’est dans la durée un vertige et une possible perdition. On peut se disperser indéfiniment ainsi et surtout esquiver, volontairement ou involontairement, le lieu premier où son talent et son énergie sont attendus. Envoyer Pasteur dans un dispensaire pour qu’en tant que médecin il se dévoue directement aux malades aurait été une intention louable, mais un gâchis considérable pour les inventions qu’il a apportées à l’humanité. Ainsi à l’opposé d’une mère Teresa envoyée dans un centre de recherche sur les maladies tropicales. Ainsi enfin, d’analystes politiques devenant candidats au lieu de conseiller les gouvernants. Il est frappant de voir qu’à partir du moment où l’on se concentre sur son talent, la fécondité vient naturellement. Quand je me suis lancé il y a douze ans dans l’aventure de l’orientation professionnelle, je n’aurais jamais pu me douter que d’étape en étape, cette intuition m’amènerait à aujourd’hui accompagner et former des grands décideurs. Quand j’étais officier, la cause était visible, mais je n’étais pourtant pas dans mon meilleur alignement donc dans ma meilleure utilité. Le groupe U2 a fait plus pour l’Irlande du Nord avec sa chanson Bloody Sunday que bien des efforts policiers. En restant eux-mêmes, ils ont contribué à « sauver le monde ».

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