Le Franc CFA dans la guerre économique

1 novembre 2025

Temps de lecture : 6 minutes

Photo : Illustration de billets de 2000, 1000 et 500 Francs CFA. (C) SIPA

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Le Franc CFA dans la guerre économique

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Le Franc CFA mérite une attention particulière car il ne suit pas les mêmes logiques que les autres systèmes monétaires. Contrairement aux grandes devises internationales, il est largement contrôlé depuis l’extérieur, se retrouvant à l’écart des logiques de guerres économiques. Privés à la fois des mots pour penser leur autonomie et des outils pour la conquérir, ces pays sont disqualifiés de la course à la souveraineté.

Cet article s’inscrit dans la continuité de l’article précédent

L’impossibilité structurelle de faire la guerre des monnaies

Cette configuration monétaire est structurellement incapable de participer à une « guerre des monnaies » stricto sensu, car cette guerre désigne une situation où les pays s’engagent dans des politiques de dévaluations compétitives pour doper leurs exportations et pénaliser leurs importations.

Le mécanisme du franc CFA, reposant sur une parité fixe avec l’euro et dont la priorité absolue est la stabilité du taux de change, empêche les États africains de dévaluer leur monnaie afin de stimuler leurs exportations ou d’adapter leur économie aux réalités locales. Contrairement au Nigeria qui a régulièrement ajusté le naira pour protéger son économie pétrolière, ou à l’Égypte qui dévalue la livre égyptienne pour stimuler le tourisme et les exportations, les pays de la zone franc demeurent spectateurs.

Conséquemment, la politique monétaire de cette union francophone est calquée sur celle de la zone euro, ignorant des objectifs vitaux comme l’accélération de la croissance et la création d’emplois. L’arrimage à une devise aussi puissante que l’euro pénalise la compétitivité-prix des exportateurs et incite à importer plutôt qu’à produire localement, agissant de fait comme une taxe sur les exportations et une subvention sur les importations.

Pour comprendre l’ampleur de cette contrainte monétaire, il convient de s’attarder sur les preuves empiriques qui suivent :

Si les pays de la zone euro font face à une contrainte similaire, leur niveau de développement économique et leur influence sur la politique de la BCE atténuent les effets du renoncement à la dévaluation.

Pour les pays africains de la zone franc, cette privation est d’autant plus préjudiciable que chaque pays subit des chocs économiques différents : une chute du prix du cacao en Côte d’Ivoire, une mauvaise récolte au Sénégal, une crise pétrolière au Nigeria. Des études macroéconomiques montrent que ces chocs domestiques (propres à chaque État) expliquent la majeure partie des variations du PIB : de 68 % au Ghana à 96 % au Sénégal sur un horizon de douze ans[1]. Cette prédominance des perturbations locales milite en faveur de politiques monétaires indépendantes, adaptées à chaque situation nationale. Une politique monétaire commune uniforme s’avère donc coûteuse et inefficace.

Des économies contrariées

Au lieu de la dévaluation, outil classique de la guerre des monnaies, ces économies se trouvent contraintes de recourir à des mesures destructrices : austérité salariale féroce (gel ou baisse des salaires des fonctionnaires, comme au Gabon après la chute des prix du pétrole) et rigueur budgétaire (coupes drastiques dans les dépenses publiques de santé et d’éducation) pour tenter de regagner en compétitivité.

Cette confiscation de la souveraineté monétaire – le droit de battre sa propre monnaie, fonction régalienne – et le blocage des deux leviers principaux de la politique économique (budget et change) placent les pays membres de cette zone franc en position d’infériorité stratégique[2] dans la compétition économique mondiale, transformant le FCFA en un instrument de maintien de la dépendance économique.

Le déficit terminologique : une forme de capture cognitive

Le concept de capture, développé par Paulo Casaca dans l’ouvrage de Christian Harbulot[3], désigne un niveau supérieur d’influence où le sujet sous influence agit fondamentalement selon la volonté du sujet influent, avec une prise de contrôle effective des décisions.

Contrairement à la simple influence, la capture se caractérise par une dissimulation profonde et par la reproduction du discours de l’influenceur. Dans le cas du franc CFA, cette capture s’opère non pas principalement par des mécanismes financiers cachés, mais par une domination cognitive qui passe par le contrôle du vocabulaire stratégique lui-même.

Dans certaines sociétés africaines, il n’existe pas toujours de terme précis pour désigner des pratiques comme la corruption ou des concepts stratégiques tels que la souveraineté ou la prospective. Comme évoqué dans le précédent article le Franc CFA en filigrane : ce n’est pas parce qu’un mot n’existe pas que le phénomène disparaît. Eh bien… c’est peut-être le cas dans un sens : l’absence d’un terme peut rendre le phénomène moins visible, moins discuté, et donc plus difficile à intégrer dans une pensée collective ou dans une action politique structurée.

La barrière linguistique ralentit ainsi la production et la diffusion scientifique. Les savoirs stratégiques circulent surtout en anglais, alors que les chercheurs africains francophones et plus encore ceux travaillant en langues locales disposent d’un accès limité à ces ressources. Le vocabulaire stratégique n’est donc pas internalisé dans ces sociétés, il reste étranger, réservé à une élite formée dans une langue étrangère. Mais si les mots pour désigner la souveraineté monétaire ou l’indépendance économique restent marginaux dans les langues locales, cela rend plus complexe la formulation d’un projet autonome de long terme. Autrement dit, sans vocabulaire partagé, la réflexion stratégique reste cantonnée à une minorité, ce qui limite la capacité des pays africains à construire collectivement une vision pérenne.

La capture cognitive

Cette situation illustre une forme particulière de capture au sens de Casaca : la capture cognitive. Les élites africaines, formées « à l’école de la France », ne disposent que du vocabulaire conceptuel de l’ancien colonisateur pour penser les questions de souveraineté monétaire. Elles ne peuvent formuler une critique ou une alternative qu’avec les outils intellectuels fournis par le système qu’elles sont censées contester.

La dissimulation, critère central de la capture, opère ici de manière subtile : ce n’est pas un financement caché ou une corruption qui contrôle les décisions, mais l’absence même de mots alternatifs qui rend invisible la possibilité de penser autrement. Le sujet sous influence (les pays africains) reproduit fondamentalement le cadre conceptuel du sujet influent (l’ancienne métropole), non par conviction, mais par impossibilité linguistique et cognitive de formuler une alternative. Cette asymétrie linguistique constitue un handicap majeur dans la guerre économique contemporaine, où la capacité à nommer, à conceptualiser et à diffuser une vision stratégique détermine la possibilité même d’une action collective autonome. La capture par le vocabulaire crée un cercle vicieux : sans concepts pour penser la souveraineté monétaire, il devient difficile de mobiliser les populations autour d’un projet de transformation du système ; sans mobilisation, le vocabulaire stratégique reste importé, perpétuant la dépendance cognitive.

In fine, ces deux dimensions se renforcent mutuellement : l’impossibilité d’utiliser l’arme monétaire ne peut être politiquement contestée si les concepts pour la penser restent inaccessibles à la majorité de la population. Le franc CFA apparaît ainsi non seulement comme un système monétaire stable, mais comme un dispositif de guerre économique qui désarme doublement les pays concernés.

Paradoxalement, cette subordination n’est pas juridiquement perpétuelle, les accords de coopération monétaire prévoient explicitement la possibilité de retrait unilatéral[4], comme en témoignent les précédents historiques. Mais cette issue juridique demeure largement théorique tant que persiste le déficit cognitif qui empêche de formuler et de porter collectivement un projet alternatif de souveraineté monétaire, tel que l’ECO, qui peine à se concrétiser malgré des échéances successivement repoussées[5].

Sources

Rollinat, R. (2011). La « guerre des monnaies » : une nouvelle étape de la crise capitaliste ? (1ère Partie). La Commune.

Amano, T. (2017). Les langues, un obstacle à la diffusion du savoir scientifique. SciDev.net.

Ndao, F. (2016). Au nom du savoir et de la démocratie, enseignons dans les langues africaines ! Le Monde Afrique.

Azilan, I. (2024). En Afrique, le paradoxe de la science invisible. ComSci.

[1] Ahmed Racine Yago et Cheikh Tidiane Ndiaye, « L’union monétaire en Afrique de l’Ouest : contraintes et perspectives », Revue française d’économie, 2025, Vol. XXXIX. Les modèles vectoriels autorégressifs (VAR) utilisés par les auteurs sont des techniques statistiques qui permettent de décomposer les variations du PIB selon leur origine : chocs propres au pays (sécheresse, crise politique locale) ou chocs communs à la région (variation du prix du pétrole, crise financière mondiale).

[2] La combinaison de ces trois leviers (monétaire, budgétaire et de change) constitue ce qu’on appelle un policy mix. La capacité à conduire un policy mix offensif est l’un des fondements de la souveraineté économique : elle permet de coordonner les politiques publiques afin d’atteindre la croissance non inflationniste la plus forte possible.

[3] Le concept de capture vient de la capture réglementaire de George Stigler (École de Chicago), appliquée plus tard au domaine géopolitique par Christian Harbulot (La guerre économique au XXIᵉ siècle). Dans le cas du franc CFA, il ne s’agit pas d’une volonté insidieuse de la France, mais plutôt d’une dépendance cognitive héritée.

[4] La France a réaffirmé en février 2024 que toute décision de modifier le nom ou la structure du franc CFA relève de la souveraineté des États concernés, et qu’elle se tiendrait prête à accompagner ces changements.

[5] Le projet de la monnaie ECO, visant à remplacer le franc CFA dans les pays membres de la CEDEAO, a connu plusieurs reports depuis son annonce initiale. En juin 2021, les chefs d’État de la CEDEAO ont adopté une feuille de route pour le lancement de la monnaie commune en 2027.

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Tess Alard Bothorel

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